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« Comme en 1968 et 1985, Columbia est à l’avant-garde du mouvement de protestation »

Entretien avec Cathy Schneider, professeur à l’American University de Washington DC. (Article publié dans l’Humanité du 01er mai 2024.)

Washington, Envoyé spécial.

Les mobilisations auxquelles on assiste sur les campus américains s’inscrivent-elles dans une tradition qui remonte aux années 60 ?

Leurs tactiques – rassemblements, enseignements, marches, villes de tentes (utilisées pour la première fois par le mouvement de désinvestissement sud-africain) et enchaînements à l’intérieur des bâtiments universitaires – s’inspirent en effet d’un répertoire établi par les étudiants en 1968 (contre la guerre du Vietnam) et en 1985 (contre l’apartheid sud-africain). Dans les deux cas, les étudiants étaient motivés par l’indignation morale face, respectivement, à la guerre et à l’apartheid et à la complicité de leur gouvernement. Ils ont demandé aux universités de se désinvestir des entreprises qui soutenaient la guerre ou l’apartheid sud-africain. Dans les deux cas, l’université de Columbia a été à l’avant-garde du mouvement de protestation, en grande partie à cause des mesures extrêmes qu’elle a prises à l’encontre de ses étudiants. Une fois de plus, les administrateurs de l’université de Columbia (ainsi que les administrateurs de plusieurs autres universités qui suivent leur exemple) semblent déterminés à utiliser le type de mesures répressives qui ont échoué de manière si spectaculaire contre les mouvements d’étudiants des universités précédentes.

En 1968, les administrateurs de l’université Columbia ont demandé à la police de New York (NYPD) d’arrêter leurs étudiants. La police en a arrêté 700 et blessé 100. Ces arrestations ont polarisé le campus et entraîné une forte augmentation du nombre de manifestants à Columbia, puis dans d’autres universités du pays.  En 1970, Nixon a fait appel à la garde nationale pour mettre fin aux manifestations étudiantes à Kent State. Elle a tué quatre étudiants. En 1972, les États-Unis se retirent du Vietnam.

En 1985, des étudiants de Columbia construisent des villes de tentes qui ressemblent à des bidonvilles sud-africains. L’administration réprime durement, expulsant un grand nombre d’étudiants peu avant la remise des diplômes, dont plusieurs étudiants sud-africains qui risquent l’expulsion, la torture et même la mort dans leur pays d’origine. Les mesures administratives se sont retournées contre eux de manière spectaculaire. Les étudiants qui ne s’intéressaient guère à la politique étrangère étaient désormais furieux et mobilisés par les mesures injustes prises à l’encontre de leurs camarades de classe. Ils étaient également motivés par le respect et la compassion envers les courageux étudiants sud-africains. Le mouvement a été imité dans les universités du pays. Les jeunes quittent leurs dortoirs pour s’installer dans des bidonvilles et des villages de tentes improvisés sur le campus. Finalement, Columbia a cédé. D’autres universités ont fait de même sur le campus, et finalement le gouvernement américain. En 1989, l’apartheid sud-africain a pris fin.

Vous avez évoqué les continuités. Voyez-vous des différences ?

Tout d’abord, bien qu’ils demandent à l’université de Columbia de se désinvestir des entreprises qui soutiennent un État d’apartheid, celui-ci représente une minorité qui a été victime du pire génocide de l’histoire de l’Europe. En outre, les manifestations ont commencé peu après l’assassinat de 1 000 civils israéliens, dont des enfants, et la prise en otage de 250 autres. De ce fait, nombre de leurs opposants sur les campus se considèrent comme des victimes.

Une déclaration publiée le 7 octobre par l’association nationale Students for Justice in Palestine (SJP), appelant à célébré ce qui s’était passé, est venue compliquer encore la situation. L’appel et la poignée de personnes célébrant ont choqué les campus qui connaissent le SJP, actif sur tous les campus universitaires depuis des décennies. Il travaille en étroite collaboration avec Jewish Voice for Peace (JVP), un groupe juif antisioniste. Les deux groupes ont longtemps affirmé clairement que s’ils condamnaient l’État israélien et le déni des droits des Palestiniens, ils n’étaient pas antisémites. En effet, contrairement à l’appel lancé par le SJP le 7 octobre, la plupart des Palestiniens ont été horrifiés par les attaques contre des civils et par les célébrations de ces attaques.

De nombreux donateurs et parents juifs ont toutefois pris la menace au sérieux. Et ils l’ont fait savoir aux universités. Columbia a été la première à interdire à la fois le SJP et le JVP.  D’autres campus n’ont interdit que le SJP. Sur ces campus, JVP a créé un parapluie pour protéger les militants interdits d’action. Sur d’autres campus encore, les administrateurs ont attendu de voir ce que les groupes allaient faire.

Deuxièmement, les républicains du Congrès ont vu dans les manifestations une occasion de gagner du terrain parmi les riches donateurs juifs et les électeurs démocrates juifs en pleine année électorale. Bien que 1968 ait également été une année électorale, les membres républicains du Congrès étaient alors moins cyniques. Et les opposants aux manifestations sans doute moins bruyants.

Le 12 décembre 2023, le Congrès républicain a convoqué les présidents de Harvard, de l’université de Pennsylvanie (Penn), du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Columbia pour qu’ils témoignent.  La députée républicaine Elise Stefanik (qui a défendu la théorie antisémite du Grand Remplacement selon laquelle les Juifs introduisaient des immigrants non blancs dans le pays pour détruire la pureté raciale des Américains) a interrogé les présidents de ces trois établissements sur ce qu’elle prétendait être leur incapacité à protéger les étudiants juifs. Le président de l’université de Columbia était à l’étranger à ce moment-là et a pu reporter sa comparution. Une question hypothétique a été posée aux présidentes de Penn et de Harvard (qui était une femme noire). « L’appel au génocide juif était-il contraire à la politique de l’université ? »

Personne n’avait appelé au génocide des Juifs. La députée Stefanik a exigé une réponse par oui ou par non. Les présidents de Harvard et de Penn, sachant que certains étudiants juifs avaient entendu un appel au génocide dans le chant « From the River to the Sea » (de la rivière à la mer), ont répondu que cela dépendait du contexte. Peu après l’audience, les conseils d’administration des deux universités ont demandé aux présidents de démissionner. Lorsque Nemat Shafik, présidente de Columbia, a été appelée à témoigner le 17 avril, elle était préparée. Lorsque la commission lui a demandé pourquoi certains professeurs continuaient à enseigner à Columbia, elle a répondu qu’ils faisaient l’objet d’une enquête et les a nommés, ainsi que dix autres professeurs qui faisaient l’objet d’une enquête et dont elle aimerait s’assurer qu’ils n’enseigneront plus jamais à Columbia. Aucun des membres de la faculté n’avait été informé qu’il faisait l’objet d’une enquête ou qu’il était sur le point d’être licencié.

Le lendemain, Shafik a demandé à la police de New York d’arrêter les étudiants. Plus d’une centaine ont été arrêtés, suspendus de leurs cours et expulsés de leurs dortoirs, se retrouvant de fait sans abri à New York.  La répression des manifestants pacifiques a alimenté le mouvement. Même le chef de patrouille de la police de New York, John Chell, a déclaré que les étudiants « étaient pacifiques, qu’ils n’opposaient aucune résistance et qu’ils disaient ce qu’ils voulaient dire de manière pacifique »

L’attitude de la présidente n’est pourtant pas passé au sein même de l’Université.

La communauté de Columbia était défaite. Quelques jours plus tard, elle a voté pour condamner les actions de la présidente Shafik. Mais le président républicain de la Chambre des représentants s’est rendu à l’université de Columbia et a menacé de faire appel à la Garde nationale, qui n’avait pas été utilisée contre des étudiants depuis les meurtres de Kent State.

Entre-temps, la publicité faite autour de l’arrestation a attiré de nouveaux manifestants sur le campus de Columbia. Ils étaient souvent moins disciplinés, plus en colère et déconnectés de l’université. Un rabbin orthodoxe d’un séminaire voisin a envoyé un mémo disant aux étudiants juifs que « même la police de New York ne pouvait pas garantir leur sécurité sur le campus » et qu’ils devaient rentrer chez eux.

Mais de nombreux manifestants à Columbia (et ailleurs) sont juifs. Les juifs représentent 18 % des habitants de la ville de New York et 22 % des étudiants de l’université de Columbia, ainsi que 15 % des personnes arrêtées, suspendues et expulsées le 18 avril. De nombreux étudiants juifs sont particulièrement angoissés par les actions d’Israël, qu’ils considèrent comme les rendant complices d’un génocide. Les divisions sur les campus reflètent les divisions au sein de la communauté juive et de nombreuses familles juives.

La répression à Columbia ne semble pas avoir freiné la nationalisation du mouvement…

De nouveaux villages de tentes ont vu le jour dans des universités telles que Brown (Rhode Island), Emory (Atlanta), l’université du Texas (Austin), l’université de Californie du Sud (Los Angeles) et Berkeley (San Francisco). Dans de nombreux campus, les étudiants ont été confrontés à une répression brutale. À Austin, des policiers à cheval en tenue anti-émeutes ont frappé les étudiants et utilisé du gaz lacrymogène. À l’université d’Emory, la police a utilisé des balles au poivre et des tasers. À Yale, des policiers à cheval ont attaqué et arrêté des étudiants. À l’université de Californie du Sud, la police a arrêté plus d’une centaine d’étudiants.

Mais nous n’avons pas vu les mêmes niveaux de répression partout. À Washington DC, la police a refusé l’appel du président de l’université George Washington d’arrêter ses étudiants. A Brown, les administrateurs de l’université ont accepté d’organiser un vote sur le désinvestissement des entreprises qui alimentent la guerre à Gaza et la répression contre la Cisjordanie à l’automne prochain. Et à Barnard, la faculté a voté la défiance à l’égard de son président, pour la première fois dans l’histoire de l’établissement.

Quelle suite voyez-vous à ce mouvement ?

Il n’est pas certain que le mouvement de protestation perdure pendant les mois d’été, lorsque de nombreux campus sont fermés. Malheureusement pour les démocrates, c’est un président démocrate qui a envoyé de l’aide militaire et des armes à Israël, après avoir promis à Benjamin Netanyahou, le 7 octobre, que les États-Unis resteraient toujours à ses côtés. Alors que Joe Biden se montre de plus en plus critique à l’égard du gouvernement Netanyahou et de ses actions à Gaza et en Cisjordanie, il n’a pas encore suspendu l’aide militaire et l’équipement.

Pour une génération plus âgée, la menace de revivre 1968, lorsque les jeunes électeurs sont restés chez eux et que Nixon a accédé à la présidence, est terrifiante. Pour ajouter aux parallèles, le parti démocrate tiendra sa convention à Chicago en août (comme en 1968, où la convention s’était terminée dans l’affrontement de la police et des manifestants opposés à la guerre du Vietnam, NDLR)A, une ville qui compte en outre la plus grande population palestinienne du pays. Mais la seule alternative à Biden est Trump. Et Trump n’est pas un ami de la Palestine.

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« La grève chez les Big Three a donné un élan à l’ensemble du secteur automobile »

La victoire des salariés de Volkswagen à Chattanooga participe d’une dynamique que le mouvement syndical doit continuer à mettre à profit, estime Brandon Mancilla, président de l’UAW pour la région du nord-est, autour de New York.

Chicago (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

A 29 ans, Brandon Mancilla, l’ancien leader du syndicalisme étudiant à Harvard est le benjamin de la nouvelle équipe dirigeante du syndicat de l’automobile autour de Shawn Fain qui remporte succès sur succès.

Les ouvriers de l’usine Volkswagen de Chattanooga, dans le Tennessee, ont voté à une écrasant majorité (73%) en faveur de la création d’un syndicat. Qu’est-ce qui a donc changé depuis les tentatives infructueuses de 2014 et 2019 ?

Comme vous venez de le dire, les travailleurs tentent de s’organiser depuis dix ans. Donc, nous savions qu’il y avait un intérêt et un potentiel pour l’emporter. La principale différence, c’est que l’UAW a mené une réforme profonde et a changé. Cela a permis la grève de l’an dernier parmi les Big Three (Ford, General Motors et Stellantis, qui détient Chrysler, NDLR) qui a débouché sur une nouvelle convention collective record avec des salaires records. Cela a prouvé aux travailleurs de Volkswagen et à ceux dans l’ensemble du pays que l’UAW était un syndicat de combat capable de remporter des choses.

Les premières tentatives chez Volkswagen ont eu lieu pendant la pire période de l’histoire du syndicat, avec les effets post-krach et les scandales de corruption (l’ancienne direction a été décimée suite à une enquête du département de la justice, NDLR). La direction était tellement rétrograde que rien ne pouvait laisser penser aux travailleurs que le syndicat allait représenter au mieux leurs intérêts. La grève chez les Big Three a donné un élan à l’ensemble du secteur automobile. Les travailleurs ont vu que l’on pouvait gagner en s’organisant.

Dans ce contexte, nous avons fait confiance aux travailleurs eux-mêmes pour mener leur lutte. Cela a représenté le principal changement dans la façon de faire de l’UAW : nous avons mis à disposition une équipe de nouvelles personnes afin de les aider mais c’est une campagne que les travailleurs ont mené eux-mêmes. Ils sont les mieux placés pour savoir comment gagner.

C’est un peu le même principe que l’on a retrouvé dans la campagne de syndicalisation de Starbucks : un mouvement qui part du bas ?

Oui. C’est une campagne menée par les salariés eux-mêmes. A Starbucks, ce ne sont pas les syndicats Workers United ou SEIU qui sont allés faire signer les baristas. Ce sont les salariés eux-mêmes, rencontre après rencontre, lors de discussions personnelles, puis en formant un comité d’organisation. Et on se rend compte que c’est cela qui fonctionne.

Je viens du secteur de l’enseignement supérieur. Nous nous sommes organisés de la même manière, avec des comités d’organisation sur le site qui sont allés parler aux salariés, à leurs collègues, à leurs amis. Ils connaissent leur réseau, qui était qui. Ce type d’organisation relationnelle est vraiment la clé du succès que ce soit dans un petit magasin Starbucks ou une usine avec 4 ou 5000 salariés.

Mais je pense que la chose importante à souligner ici c’est la période de momentum dans laquelle nous nous trouvons. Les salariés s’organisent d’une façon que l’on a pas vu depuis des décennies. Nous devons tirer avantage de ce moment, de cet élan. Et ce n’est pas en embauchant plus de personnes que les syndicats vont y arriver mais en faisant confiance aux travailleurs.

Encore une question sur la syndicalisation dans le Sud. Estimez-vous qu’il s’agit également d’une question de droits civiques, pas seulement de droit syndical ?

Absolument. Le mouvement syndical parle d’organiser le Sud depuis 100 ans et jusqu’ici nous n’y arrivions pas. Des organisations existent mais avec un taux de syndicalisation très faible : elles doivent faire face aux pires lois contre le mouvement ouvrier, dénommées « droit au travail », à des entreprises œuvrant main dans la main avec les élus locaux (républicains, NDLR) pour réprimer les militants syndicaux et pour la justice sociale. Ainsi, le droit du travail et la montée en puissance du mouvement syndical dans le Sud ne peuvent pas être séparés des questions de droits civiques, de justice raciale et de justice sociale. Car pour l’emporter dans le Sud, vous n’avez pas d’autre chemin que de construire un mouvement fort, solidaire et multiracial de la classe ouvrière.

Les niveaux d’injustice et d’inégalité sont si élevés que l’on ne peut s’y attaquer sans donner aux travailleurs les moyens de se battre. La seule voie est de s’en prendre non seulement aux entreprises et à ses patrons, mais aussi aux élus locaux. De fait, vous allez être en première ligne pour lutter contre le virage à droite de ce pays à l’échelle nationale.

Le mouvement syndical remporte des victoires spectaculaires mais le taux de syndicalisation continue de chuter. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Nous menons certes de grandes campagnes d’organisation mais elles ne se trouvent pas encore au niveau qu’il faudrait. Je pense que chaque syndicat doit s’engager pleinement et investir dans cette nouvelle façon de faire, car c’est la seule chose qui fonctionne. On ne l’a jamais fait avant, ni au niveau local, ni national.

Quelques campagnes ne vont pas avoir un impact significatif sur le taux de syndicalisation, même si nous avons remis de l’énergie dans le mouvement syndical. Ensuite, aux Etats-Unis, la loi met tellement d’obstacles sur le chemin des travailleurs qui veulent s’organiser. Nous avons besoin d’une réforme fondamentale du droit du travail pour pouvoir revenir à la situation qui prévalait il y a 60 ou 70 ans, mais dans le même temps nous ne pouvons pas attendre une nouvelle loi. Nous devons être capables de nous prendre en charge nous-mêmes.

Sur un plan plus personnel, qu’est-ce qui vous a amené à vous engager dans le mouvement syndical ?

J’étais étudiant à Harvard et nous avons eu une élection pour créer un syndicat en 2016. Nous avons perdu mais le NLRB (National Labor Relations Board, agence indépendante du gouvernement fédéral qui est chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, NDLR) a estimé que l’administration de l’université avait exclu un grand nombre d’électeurs éligibles.

Il a donc ordonné une deuxième élection, que nous avons remportée en 2017. En 2018, nous avons commencé à négocier un contrat et nous l’avons conclu en 2020. En quelques années, nous avons mené deux grèves, dont une en 2019 qui a duré 29 jours. L’enseignement supérieur se trouve au point où nous voulons que l’industrie automobile soit dans un ou deux ans. La dynamique est telle que chaque entité qui réussit à créer son syndicat et/ou à faire grève ou menacer de faire grève obtient une excellente convention collective.

J’étais président du syndicat des travailleurs diplômés à Harvard (Harvard Graduate Worker Union) qui était affilié à l’UAW, puisque ce syndicat nous avait proposé de nous aider (aujourd’hui 100.000 des 383.000 membres actifs du syndicat sont dans l’enseignement supérieur, NDLR). J’ai ensuite continuer mon investissement qui m’a conduit à être élu président de la région nord-est (50.000 membres) de l’UAW lors des premières élections directes de l’histoire du syndicat (auparavant, les dirigeants étaient désignés lors de Congrès, NDLR). On avait gagné cette réforme et j’ai décidé de me présenter à ce poste sur la liste de Shawn Fain.

Avez-vous été élevé dans une famille orientée vers le syndicalisme ?

Oui, mon père est syndiqué (sa famille a fui la guerre civile au Guatemala dans les années 80). Je ne dirais pas que ma famille était très active dans le mouvement syndical mais j’ai toujours baigné dans un climat de justice sociale, de solidarité internationale, de solidarité, et du mouvement pour les droits au travail. Ce n’était donc pas vraiment un hasard si j’ai décidé de me syndiquer lorsque nous avons commencé la lutte.

Un dirigeant syndical ne doit-il parler que des problèmes syndicaux ou doit-il prendre des positions sur d’autres sujets ?

L’UAW a toujours été un syndicat progressiste, qui a été investi dans le mouvement des droits civiques dans les années 60, puis dans le mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud, avant même que cela ne devienne dominant. Nous sommes fiers de cette histoire. Et nous sommes également fiers d’avoir été l’un des premiers syndicats à appeler au cessez-le-feu à Gaza.

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« Joe Biden doit éviter un référendum sur sa présidence »

Le président sortant, distancé dans les sondages, va tenter de remobiliser son électorat de 2020. Mais il porte désormais un bilan, notamment son appui inconditionnel à Benjamin Netanyahu qui provoque des failles dans sa coalition. Entretien avec Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’Université de l’État de New York à Buffalo. (Article publié dans l’Humanité du 3 avril 2024).

Fait rarissime dans l’histoire des Etats-Unis, à cinq mois du scrutin présidentiel, tous les candidats sont connus. Le processus des primaires escamoté, la campagne a déjà commencé dont l’issue demeure incertaine.

Le remake du duel entre Joe Biden et Donald Trump sature l’espace médiatique. Mais est-ce qu’une troisième candidature – en l’occurrence , plutôt celle de Robert Kennedy Jr – peut potentiellement déjouer ce scénario ?

Elle pourrait brouiller les cartes. L’élection apparaît tellement serrée que quelques points de pourcentage dans tel ou tel Etat, en Géorgie ou dans le Michigan, peuvent faire la différence. Mais de quel côté ? A priori, sa candidature prendrait plus de voix à Biden qu’à Trump. Il faut mettre un bémol car il s’agit d’un candidat un peu hétérodoxe. Il a développé des positions sceptiques sur la vaccination bien avant la pandémie de Covid. Historiquement, ce n’était pas un enjeu très politisé, mais ça l’est devenu. Donc peut-il aller chercher des voix parmi une frange de l’électorat trumpiste? Il semblerait que ce soit du côté de la candidature de Biden que les craintes sont les plus grandes. Kennedy est un nom qui historiquement résonne beaucoup plus chez les démocrates. Et sa candidature s’ajoute à celle de Cornel West (philosophe africain-américain et ami de Bernie Sanders, NDLR) ou de Jill Stein (Green Party, NDLR) beaucoup moins connus mais clairement à gauche donc qui recueilleront des parmi voix les jeunes, les progressistes ou les minorités, etc.

La colistière, Nicole Shanahan, une ancienne démocrate, impliquée dans les causes environnementales, étant très riche, cela va permettre à Robert Kennedy Jr d’avoir accès aux médias et peut-être d’être présent dans de nombreux Etats. Les sondages le donnent très haut mais il faut faire attention : nous sommes encore loin du jour du vote et ses anciens discours vont ressurgir. Certains, notamment sur la génétique et le Covid, sortent quand même du champ gauche. Le candidat va apparaître comme moins sympathique. Mais, encore une fois, il suffit de quelques milliers de voix pour faire basculer une élection. Souvenons-nous de 2000 : il y avait 537 voix d’avance pour George Bush sur Al Gore avec Ralph Nader (Green Party) ayant recueilli 97.000 voix.

Quelles sont les forces et faiblesses des deux principaux candidats ?

La base de Trump semble être beaucoup plus solide mais son plafond apparaît plus bas. Sa base est très blanche et plutôt âgée. La question porte sur sa capacité à élargir celle-ci en gagnant des voix parmi les minorités. En 2020, il avait recueilli à peu près 10% des voix dans l’électorat afro-américain et un peu plus de 30% parmi les Latinos. Certains sondages le créditent de plus de 40% parmi les Latinos. Je serai étonné qu’au final ce soit cette proportion-là. Ou alors il s’agirait d’un réalignement racial historique aux Etats-Unis où les minorités votent depuis des décennies majoritairement pour les démocrates. Je pense qu’en ce moment, les sondages nous montrent non pas des intentions fermes mais des insatisfactions liées peut-être à l’inflation ou à d’autres sujets politiques et qui s’expriment de manière symbolique avec un refus affiché de ne pas voter pour Biden. Mais, encore une fois, cela peut se jouer à quelques points et le vote des Latinos dans le Nevada ou des Afro-Américains en Géorgie peuvent faire basculer l’élection. Mais, globalement, je pense que l’électorat de Trump ressemblera à celui de 2020.

Le principal enjeu réside donc dans la mobilisation de l’électorat de Biden ?

En 2020, Biden avait rassemblé une coalition beaucoup plus large que celle de Trump (81 millions d’électeurs contre 74 millions) dans une certaine mesure proche de celle de Barack Obama. Sera-t-il en mesure de reconstruire cette coalition? C’est LA grande question. A commencer par les jeunes électeurs qui votent massivement pour les démocrates mais dont la tendance à s’abstenir est plus forte. C’est le cas aussi des minorités qui traditionnellement participent moins que les électeurs plus âgés et blancs du parti républicain.

Dans la reconstruction de la coalition, les femmes jouent un rôle extrêmement important. Depuis les années Reagan, on constate un « gender gap » (fossé lié au genre) : les hommes votent plus républicain et les femmes plus démocrate. Cette élection sera la première depuis la décision de la cour suprême invalidant l’arrêt Roe v. Wade accordant une protection constitutionnelle au droit à l’avortement. Depuis juin 2022, on a vu lors des scrutins que les femmes étaient très mobilisées. Dans son discours sur l’état de l’Union, Joe Biden s’est fortement appuyé sur le mécontentement des femmes évoquant même leur « pouvoir politique ». Parmi l’électorat féminin, Trump agit comme un repoussoir et la campagne de Joe Biden va jouer là-dessus.

Comment voyez-vous le « facteur Gaza » dans la tentative de remobilisation de cette coalition ?

Il est clair qu’actuellement il existe un grand mécontentement notamment parmi les électeurs arabes-américains et/ou musulmans. Peu nombreux au niveau national, ils sont concentrés dans quelques Etats, notamment le Michigan qui est un « swing state » (Etat clé). On a vu lors de la primaire, un niveau important de vote « uncommitted » (non engagé »), à la fois à Dearborn, près de Detroit, où la population est majoritairement arabe et musulmane, mais aussi à Ann Arbor, la ville libérale où se trouve un important campus universitaire. Voilà des indices sur le rôle que cela peut jouer en novembre et aussi donc sur le défi de Joe Biden : d’ici novembre, il devra faire en sorte que l’élection ne soit pas un référendum sur sa présidence, ce qui est régulièrement le cas lorsqu’un sortant se représente. De ce point de vue, nous sommes face à une situation assez inusitée où s’affrontent un président sortant et un ex-président qui est presque sortant et qui a d’ailleurs mené sa campagne des primaires comme un sortant. Biden doit transformer cette élection en un choix.

Pour en revenir au « facteur Gaza », je remarque que la députée Ilhan Omar (membre du DSA, l’organisation des socialistes démocratiques, NDLR) a annoncé qu’elle voterait pour Biden malgré sa critique de la politique de la Maison Blanche de soutien à Netanyahou et un haut niveau de votes « uncommitted » (19%) dans son Etat du Minnesota. Je ne sais pas si cela jouera un rôle en novembre mais ces votes de protestation agissent clairement comme le canari dans la mine : ils indiquent une alerte pour Joe Biden.

Cette élection oppose deux hommes blancs très âgés et très impopulaires. Qu’est-ce que cela dit du système politique ?

Il faut faire attention aux extrapolations. Il y a à peine 16 ans, nous étions dans un discours post-racial après l’élection d’un candidat afro-américain de la nouvelle génération. On voit que cela peut fonctionner par cycle. Ce que cela dit surtout c’est qu’il est difficile pour un parti de déloger un président sortant surtout si l’establishment le soutient. En l’occurrence, cela fait plusieurs mois que Gavin Newson (gouverneur de Californie) ou Gretchen Whitmer (gouverneure du Michigan) ont dit qu’ils ne se présenteraient pas. Bernie Sanders, lui-même, a affirmé très tôt qu’il voterait pour Joe Biden. Ce dernier a pris soin de ne pas laisser trop de failles apparaître dans sa coalition. Il a pris des positions fortes en faveur des syndicats, particulièrement de l’UAW lors de la grève dans l’automobile. Il dispose du soutien de beaucoup de femmes, notamment sur la question de l’avortement. Pour l’establishment démocrate, Biden reste le meilleur véhicule pour bloquer le retour de Trump.

Depuis la fin de la guerre froide, le parti démocrate a remporté le vote populaire à sept reprises lors des huit élections présidentielles. Cela n’est jamais arrivé dans l’histoire du pays qu’un parti domine autant sur une telle période. Pour autant, nous constatons que les marges de victoires lors des élections pour le Congrès sont de plus en plus étroites. Et dans un pays polarisé, le collège électoral peut se jouer à une poignée de voix. Chacun des candidats va donc tenter de mobiliser ses propres électeurs sans pour autant délaisser les « swing voters », moins nombreux qu’avant mais dont le rôle peut s’avérer crucial si les scores sont serrés.

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« Shawn Fain et l’UAW politisent la grève »

Pour l’historien et professeur à l’Université de Californie-Santa Barbara, Nelson Lichtenstein, spécialiste du mouvement ouvrier, la stratégie de la nouvelle direction syndicale cherche à inscrire les débrayages dans le cadre d’un mouvement national plus large. (Article publié dans l’Humanité du 19 septembre 2023.)

Peut-on déjà parler d’une grève historique ?

Oui. Pour la première fois en 85 ans, les « Big Three » sont frappés en même temps, même s’il ne s’agit que d’une usine pour chacune des compagnies automobiles. La grève pourrait s’amplifier au fil des négociations. Dans le passé, l’UAW ciblait une compagnie et ensuite l’accord servait de modèle dans les négociations avec les deux autres. Mais, aujourd’hui, pour l’UAW qui ne représente que 40% des salariés du secteur automobile, cette sorte de négociation-type ne fonctionnerait pas forcément. Certains éléments indiquent que Stellantis, en particulier, pourrait hésiter à accepter accord passé avec Ford ou General Motors.

Lorsque le syndicat ciblait une seule entreprise, de nombreux travailleurs n’étaient que spectateurs. En déclenchant un mouvement dans les trois compagnies, un plus grand nombre de travailleurs sont amenés à participer à la lutte ou sont invités à se préparer à la lutte. Et les directions sont déstabilisées lorsqu’il s’agit de savoir quelles usines seront fermées ensuite. En outre, en faisant grève dans les trois entreprises, Fain (le président de l’UAW, N.D.L.R.) et l’UAW « politisent » la grève afin d’obtenir un plus grand soutien de l’opinion publique et en particulier de l’administration Biden.

Les grèves sur le tas – des occupations d’usine largement pratiquées dans les années 30 – sont désormais illégales. Cette grève « debout » (« stand up », en anglais, est le nom donné par le syndicat à sa stratégie, N.D.L.R.) retrouve néanmoins une partie de l’esprit et de l’engagement de l’époque de la Grande Dépression, lorsque le syndicat a été créé.

Les relations semblent tendues entre l’UAW, et Shawn Fain en particulier, et Joe Biden. Comment l’expliquez-vous?

Fain et l’UAW souhaitent que l’administration Biden exerce une sorte de pression sur les entreprises, en s’appuyant sur les prêts et subventions de plusieurs milliards de dollars qui leur sont offerts pour construire des usines de batteries électriques et opérer une transition écologique. C’est stratégique de la part de l’UAW, à l’instar des décennies passées où les syndicats souhaitaient une aide concrète pour gagner des grèves et créer des syndicats en échange de dons et d’un soutien lors des élections présidentielles. John L. Lewis s’est illustré en demandant à l’administration Roosevelt d’aider le syndicat de l’acier dans les moments difficiles, à la suite de l’échec de la petite grève de l’acier de 1937. De même, en 1945-46, pendant la guerre de Corée, lors de la récession de 1957-58, en 1970 lorsque le syndicat a frappé General Motors pour la première fois depuis 1946, et lors des négociations complexes autour du sauvetage de Chrysler en 1979-80 : dans tous ces cas, l’UAW a demandé à l’administration – généralement démocrate – d’aider le syndicat en échange d’une mobilisation des membres et d’un soutien électoral. Entre 1948 et 1964, toutes les campagnes présidentielles des démocrates ont débuté au Cadillac Square de Detroit, le jour de la fête du travail, par un grand rassemblement.

Fain et son équipe – certains nouveaux comme Branden Mancilla, 28 ans, qui a syndiqué les étudiants à Harvard – ont remporté l’élection interne à l’UAW en présentant une liste « dissidente », battant pour la première fois en soixante-dix ans la liste officielle de la direction. Cette victoire insurrectionnelle rappelle d’autres moments de l’histoire syndicale où de nouveaux dirigeants ont inauguré une nouvelle ère de militantisme. Dans l’automobile aujourd’hui, il ne s’agit pas précisément d’une nouvelle génération, mais plutôt d’un « front populaire » entre un ensemble de militants plus anciens et de nombreux radicaux inspirés par Bernie Sanders et d’autres mouvements contemporains.

Cette grève participe à un retour de la conflictualité sociale. Comment expliquer cela alors que le taux de syndicalisation est au plus bas ?

Aux États-Unis, le droit du travail est faible et peu respecté. Si les syndicats existants peuvent obtenir des augmentations de salaire et autres avancées, les capitalistes en profitent pour freiner le syndicalisme en attendant la prochaine récession pour sévir à nouveau. L’UAW cherche à inscrire sa grève dans le cadre d’un mouvement national plus large en faveur d’une transition écologique. Toutes les grandes avancées en matière de droits du travail et de droits civiques se produisent lorsque les intérêts d’un ensemble particulier d’acteurs du mouvement social coïncident avec ceux de l’ensemble de la société, voire même avec une partie de l’élite et des capitalistes. C’était vrai entre les années 1930 et 1960 et l’UAW saisit cette opportunité aujourd’hui.

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Une année cruciale pour le syndicalisme américain

La renégociation cette année des conventions collectives dans le secteur automobile et chez UPS constituera un nouveau test pour un mouvement syndical affaibli, malgré les victoires chez Starbucks. (Article publié dans l’Humanité du 4 avril 2023.)

C’est le premier événement de l’année syndicale : la défaite du président sortant du syndicat de l’automobile UAW (United Auto Workers), Ray Curry, jugé trop apathique par la base. Son challengeur et successeur, Shawn Fain, annonce une ligne plus combative. C’est donc lui qui mènera les négociations avec les constructeurs automobiles pour la révision de la convention collective, moment crucial d’une année qui ne le sera pas moins pour le syndicalisme.

Le Bureau des statistiques sur le travail (Bureau of labor statistics) a publié en janvier les chiffres les plus récents montrant que le taux de syndicalisation a encore baissé en 2022, à 10,1 %, atteignant son plus-bas historique, alors que l’année a été marquée par la recrudescence des luttes sociales, notamment à travers la campagne de syndicalisation à Starbucks. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Les États-Unis sont un vaste pays avec des courants contradictoires. La campagne de syndicalisation a eu lieu dans des entreprises de commerce, comme Starbucks, Apple Store, REI (chaîne spécialisée dans les sports de plein air), des fabricants d’ordinateurs, etc. Les syndicats se sont organisés dans 280 magasins, avec 10 000 salariés désormais couverts par les conventions collectives qui seront négociées par les organisations. Il y a aussi eu une recrudescence des grèves, menées majoritairement par des salariés déjà syndiqués. Le nombre de syndiqués a augmenté de 270 000 entre 2021 et 2022, mais la population active a augmenté de 5 millions, particulièrement dans les déserts syndicaux, amenant à une nouvelle baisse du taux de syndicalisation.

Pour assister à une hausse de ce taux, il aurait fallu enregistrer des progrès significatifs dans des secteurs massivement non syndiqués comme le million de travailleurs d’Amazon, ou les 2 millions de Walmart (plus grande chaîne de supermarchés du pays), ou les 4 millions de chauffeurs, ou les 10 millions de travailleurs dans le BTP, voire parmi les centaines de milliers de salariés de l’automobile, principalement dans le Sud, souvent dans des compagnies étrangères (Toyota, Honda) qui emploient 25 % des salariés du secteur. Or, ces percées n’ont pas encore eu lieu…

Les directions syndicales portent-elles une responsabilité dans le déclin de la syndicalisation ?

Oui. On peut faire remonter l’offensive antisyndicale des capitalistes au moins au début des années 1950, avec le licenciement illégal des militants pendant les campagnes visant à organiser les travailleurs ou des offensives pour désyndicaliser des industries majeures : construction, automobile, transport routier. À mon sens, la férocité de ces attaques n’a pas été contrée par des tactiques plus agressives des syndicats et de leurs dirigeants.

Cette année 2023 sera marquée par la renégociation des conventions collectives chez UPS, la plus grande entreprise postale privée du pays, et parmi les Big Three de l’automobile (General Motors, Ford et Stellantis). À quoi peut-on s’attendre ?

Trois grands secteurs syndiqués vont en effet voir leurs contrats renouvelés. Les teamsters (chauffeurs routiers – NDLR) ont une nouvelle direction qui s’est engagée à se battre de manière plus agressive pour obtenir une meilleure convention pour les 350 000 salariés d’UPS. La frange rebelle du syndicat de l’automobile (UAW), qui a gagné l’élection, a également pris l’engagement de s’opposer à un certain nombre de points néfastes du contrat actuel, comme le système du salaire à deux vitesses (1). Il y a également la renégociation sur les ports avec le syndicat des dockers, West Coast International Longshoremen and Warehous Union (Ilwu), qui est vraiment orienté à gauche. Des grèves dans l’un de ces secteurs pourraient avoir des impacts économiques majeurs, contrairement à l’impact limité d’un mouvement chez Starbucks.

Joe Biden a fait des déclarations très fortes sur le rôle important des syndicats, mais peu a été fait sur le plan législatif. Comment l’expliquez-vous ?

Le droit du travail aux États-Unis est faible. Les personnes que Biden a nommées à l’agence fédérale du NLRB (2) ont peu d’outils, même si elles ont plutôt bien agi. Les démocrates, comme les républicains, sont redevables à un certain nombre de groupes capitalistes. Au bout du compte, ils ont toujours cédé aux intérêts commerciaux, comme ce fut le cas lors du récent conflit ferroviaire (3).

Fait cocasse, Las Vegas est l’une des villes les plus syndiquées du pays…

C’est une longue et très instructive histoire. Comme vous le savez, Las Vegas est une destination pour touristes et joueurs. Jusque dans les années 1950-1960, les salariés, particulièrement les femmes de chambre, étaient des immigrés mal payés, certains sans statut légal. Puis les salariés des hôtels et restaurants se sont organisés et ont marqué des points. Ils ont organisé des piquets de grève, parfois avec des milliers de personnes. Ils bénéficiaient de ce que j’appelle un grand pouvoir structurel. Les casinos et hôtels sont très profitables. Les hôtels, particulièrement, sont immenses et ne sont pas concurrencés par des structures plus petites. Ajoutez à cela le fait que les touristes n’ont pas forcément envie de tomber sur un piquet de grève en sortant de leur hôtel. À partir du moment où les salariés ont réussi à arrêter totalement l’activité, les propriétaires ont dû capituler. Les salaires ont été augmentés à plusieurs reprises et les conditions du contrat ont été améliorées. Beaucoup de travailleurs ont pu s’acheter une maison et envoyer leurs enfants à l’université.

(1) Dans les conventions collectives négociées après la crise de 2008, les nouveaux embauchés disposaient d’un salaire inférieur à la rémunération de base des salariés déjà en place.

(2) Le National Labor Relations Board est une agence indépendante du gouvernement fédéral américain, chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail.

(3) Fin 2022, la Maison-Blanche a forcé à un accord entre syndicats et patronat afin d’éviter l’impact économique d’une grève. S’ils ont obtenu des avancées (augmentations de salaires et un jour de congé maladie), une frange des salariés du secteur ont eu le sentiment d’avoir été dépossédés de leur mobilisation.

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« Comment les institutions favorisent les républicains »

Entretien avec Ludivine Gilli, Docteure en histoire, directrice de l’Observatoire de l’Amérique de Nord de la Fondation Jean-Jaurès et autrice (« La révolution conservatrice aux États-Unis »). La chercheuse y décrypte la stratégie des républicains qui s’appuient sur le système politico-institutionnel pour renforcer leur emprise sur la société. (Entretien publié dans l’Humanité du 8 novembre)

Si les républicains sont régulièrement minoritaires dans les urnes (W. Bush est le seul candidat républicain à avoir remporté le « vote populaire » depuis la fin de la guerre froide), ils réussissent néanmoins à engranger des victoires politiques. Tentatives d’explications de ce paradoxe.

En quoi le système politico-judiciaire favorise-t-il les républicains et permet à un « vent réactionnaire », comme vous le nommez, de souffler sur les États-Unis ?

C’est au Sénat qu’il faut s’intéresser en priorité pour comprendre l’avantage dont bénéficient aujourd’hui les républicains et comment il permet à certaines idées minoritaires de s’imposer à une majorité plus modérée. Chacun des 50 États – quelle que soit sa population – est doté de deux sénateurs. Les États les moins peuplés sont donc surreprésentés par rapport à leur poids démographique. Or, aujourd’hui, les États les moins peuplés sont principalement conservateurs. Les républicains sont donc surreprésentés au Sénat par rapport à leur poids au sein du pays. Ils parviennent ainsi à voter des lois conservatrices en décalage avec la volonté populaire ou à bloquer des lois progressistes. De plus, c’est au Sénat que se joue le lien avec le pouvoir judiciaire : ce sont les sénateurs qui confirment les juges fédéraux, au premier rang desquels les juges à la Cour suprême. Par ce biais, l’avantage républicain au Sénat se répercute au sein de l’appareil judiciaire, qui s’est politisé au cours des dernières décennies et dont le pouvoir sur la société est considérable. C’est ainsi que les décisions réactionnaires rendues en juin 2022 par la Cour suprême sur l’avortement, les armes à feu ou le changement climatique deviennent possibles, à rebours de l’opinion publique. Rappelons en effet qu’une très large majorité de la population est favorable au droit à l’avortement dans tous ou la plupart des cas, comme elle est favorable à certaines restrictions d’accès aux armes ou au mariage pour tous.

Les républicains ne se contentent pas d’utiliser les institutions, ils portent atteinte à la démocratie. Le 6 janvier ne constituait donc pas un accident ou une parenthèse ?

L’avenir fera peut-être du 6 janvier 2021 une parenthèse si le climat s’assainit. En revanche, il ne s’agit en effet pas d’un accident. L’attaque portée contre le Capitole ce jour-là est l’aboutissement des méthodes de plus en plus contestables mises en œuvre au fil des ans par les républicains les plus conservateurs. Ils ne se sont pas contentés de l’avantage structurel dont ils disposent. Ils l’ont exploité pour se maintenir au pouvoir. Par exemple en dessinant des contours avantageux aux circonscriptions électorales sur lesquelles ils avaient la main. C’est le « gerrymandering », que démocrates comme républicains ont pratiqué et pratiquent toujours dans plusieurs États. Certains États républicains sont cependant allés plus loin encore en limitant l’accès au vote de leurs opposants par une multitude de mesures comme la suppression de bureaux de vote dans les quartiers votant davantage démocrate, ou le renforcement des contraintes pour s’inscrire sur les listes électorales. Et aujourd’hui, des centaines de candidats républicains aux élections de mi-mandat continuent de nier la victoire de Joe Biden aux élections de 2020 et refusent de promettre qu’ils accepteront les résultats des élections de 2022, arguant de fraudes dont l’occurrence est pourtant rarissime.

Quelles options s’offrent aux démocrates pour contrer cette « révolution conservatrice » minoritaire ?

Dans l’immédiat, les démocrates disposent de peu d’options pour inverser la tendance. À court terme, leur seule option est de parvenir à mobiliser davantage d’électeurs qui leur sont favorables mais boudent les urnes. Sans cela, ils resteront structurellement handicapés au sein des trois pouvoirs fédéraux : le législatif, l’exécutif (du fait du suffrage présidentiel indirect) et le judiciaire, car les juges fédéraux sont nommés par le président et confirmés par le Sénat. La Cour suprême compte actuellement 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Tous sont nommés à vie. Étant donné leurs âges respectifs, la majorité conservatrice a de bonnes chances de rester en place jusqu’aux années 2050, sauf réforme d’ampleur. De plus, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur le plan local. C’est d’ailleurs en partie la mainmise des conservateurs sur le pouvoir local qui leur permet de préserver leur pouvoir fédéral car les circonscriptions électorales avantageuses sont dessinées par les États. Dans ces circonstances, les démocrates peuvent mettre en place leurs politiques dans les États qu’ils tiennent, mais pour obtenir un effet rapide au niveau fédéral, il faudrait une réforme structurelle… qui nécessiterait une majorité qualifiée au Congrès, et donc des voix républicaines qui ne viendront pas.

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« Comment la gauche peut continuer à peser »

Pour l’universitaire Bradley Smith, l’aile progressiste des démocrates états-uniens doit continuer à présenter des candidats face aux centristes sortants, tout en essayant de faire adopter la grande loi sociale et climatique. (Entretien publié dans l’Humanité du 20 janvier 2022.)

Quelle est votre appréciation générale de la première année de la présidence Biden ?

Bradley Smith Elle est assez mitigée. D’un côté, il est vrai que plusieurs mesures de l’administration Biden méritent d’être reconnues. Par exemple, le président démocrate a commencé son mandat en inversant par décrets toute une série de politiques de l’ère Trump en matière d’écologie, d’immigration et de droits des minorités. L’American Rescue Plan Act a protégé des millions de ménages contre les effets économiques les plus néfastes de la crise du Covid. L’Infrastructure Investment and Jobs Act permettra de moderniser les infrastructures énergétiques, routières et ferroviaires des États-Unis. L’administration Biden a également soutenu le Build Back Better Act, qui aurait établi des congés maladie, un congé maternité indemnisé, des écoles maternelles publiques et gratuites dès l’âge de 3 ans, la gratuité d’une partie des études supérieures, le tout financé par des hausses d’impôt sur les grandes entreprises et les hauts revenus. Même s’il semble que le passage de ce dernier projet de loi soit au point mort, le simple fait qu’un ensemble de réformes sociales si ambitieuses ait obtenu le soutien d’un président réputé plutôt modéré démontre le poids que l’aile progressiste du Parti démocrate exerce sur cette présidence. Néanmoins, celles et ceux qui voyaient en Biden un Franklin D. Roosevelt du XXIe siècle s’exposent à une déception prévisible, car, en presque cinquante années de carrière politique, Biden a plutôt accompagné le virage centriste qui a éloigné le Parti démocrate de l’héritage rooseveltien. Rien d’étonnant, donc, à ce que les promesses les plus progressistes de sa campagne soient diluées ou retardées en pratique.

Comment expliquer l’incapacité de Biden à transformer en lois ces promesses de campagne ?

Bradley Smith Une raison relève des rapports de forces au Congrès. Les démocrates ne bénéficient que de très courtes majorités à la Chambre des représentants (+ 5) comme au Sénat (+ 1). La moindre défection démocrate peut donc remettre en cause tout projet de loi porté par la Maison­-Blanche. Les démocrates ne formant pas un groupe homogène, il est parfois très difficile de réconcilier les différentes sensibilités du parti. Si le caucus progressiste du Congrès est le premier groupe démocrate à la Chambre, avec près d’une centaine d’élus issus de l’aile gauche, seul Bernie Sanders en est membre au Sénat. Cette situation permet aux élus démocrates les plus à droite d’exiger des concessions en échange de leur voix, surtout au Sénat. C’est ainsi que les ambitions de l’American Rescue Plan et de l’Infrastructure Investment and Jobs Act ont été revues à la baisse avant d’obtenir les voix nécessaires. C’est également ainsi que le sénateur Joe Manchin a enterré à lui seul le projet de loi Build Back Better en refusant d’y apporter son soutien. Mais la stratégie législative de Biden explique aussi certains de ses échecs. Après le vote de son plan de relance, en mars, sans une seule voix républicaine, Biden s’est donné pour priorité de mettre le consensus bipartisan au cœur de sa stratégie législative. Il s’agissait de démontrer qu’il était possible de s’unir après les profondes divisions des années Trump. Afin de rallier une partie des républicains, Biden a accepté de séparer le projet de loi sur les infrastructures de celui sur les mesures sociales. Résultat : le premier a bien été voté, bien que dans une forme diminuée, mais le second n’a toujours pas obtenu les voix nécessaires pour passer au Sénat.

Quel est le positionnement de la gauche et quel rôle peut-elle jouer ?

Bradley Smith L’aile gauche du parti, qui fait pression en interne sur l’administration Biden, est frustrée par la lenteur des réformes et par l’obsession du président pour le consensus bipartisan. Il est significatif qu’Alexandria Ocasio-Cortez et cinq autres élus de gauche ont décidé de ne pas participer au vote sur l’Infrastructure Investment and Jobs Act pour contester le fait que le contenu écologique du projet ait été largement vidé de sa substance, et que ce projet ait été dissocié des réformes sociales du Build Back Better Act. Compte tenu du bilan mitigé que l’on peut dresser de la première année de la présidence Biden, les démocrates ont raison de craindre une démobilisation qui pourrait leur coûter leurs majorités au Congrès lors des élections de mi-mandat en novembre. L’enjeu pour la gauche est donc double. D’une part, il est essentiel d’obtenir une victoire législative sur un projet de réforme progressiste le plus tôt possible en 2022, afin de susciter l’enthousiasme pour les élections de mi-­mandat. D’autre part, la gauche doit poursuivre sa stratégie de présenter des candidats progressistes face à des candidats centristes sortants aux primaires, afin de continuer de renforcer le caucus progressiste du Congrès (+ 17 élus depuis 2016). Autrement, si les républicains devaient regagner la majorité de la Chambre, du Sénat ou des deux, les éléments progressistes du programme de Biden seraient d’autant plus compromis que le poids de la gauche du Parti démocrate serait réduit et les marges de manœuvre de la formation dans son ensemble amputées.

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« Les réactions de l’administration Bush ont affaibli la position américaine qu’elle prétendait restaurer »

Entretien avec Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine, la crise de légitimité des États-Unis prend sa source dans une politique impériale qui a finalement fait perdre au pays son leadership. (Entretien publié dans le hors-série de l’Humanité « Le monde 20 ans après. Que reste-t-il du 11 septembre? »)

Avec le recul de l’histoire ou tout au moins de vingt ans d’histoire, que peut-on dire de l’impact du 11 Septembre sur la politique de la puissance américaine ou de ce que vous appelez le « système impérial » ?

Philip Golub. Il y a eu des effets immédiats et des effets à moyen terme. L’événement a d’abord souligné une certaine forme de vulnérabilité du pays à des attaques de type asymétrique et a donc poussé l’État américain à reconcevoir la nature des conflits dans le monde contemporain. Dans ce cadre, il y a eu une réévaluation, en partie, de ce que voulait dire l’action internationale de sécurité qui s’est focalisée de plus en plus, à partir de ce moment-là, dans des opérations ouvertes et clandestines soit contre des acteurs terroristes transnationaux privés, soit des États dont les États-Unis pensaient qu’ils faisaient partie du problème souligné par le 11 Septembre.

Au-delà de ce constat, il y a eu effet externe. Les néoconservateurs et ultranationalistes qui composaient l’administration W. Bush ont tenté de saisir l’événement pour consolider la position des États-Unis dans un monde qu’ils pensaient être, à l’époque, unipolaire. Nous sommes dix ans après la fin de la guerre froide. Selon l’expression de Condoleezza Rice, conseillère à la sécurité nationale de W. Bush, le 11 Septembre ouvrait la possibilité de changer la donne mondiale puisque les « plaques tectoniques » – c’était son expression – bougeaient. L’idée dominante au sein de cette administration était donc de saisir cette opportunité pour imposer une vision unipolaire et impériale. D’où, en 2003, la guerre en Irak, pays qui n’était pas directement lié au 11 Septembre, mais faisait partie des réponses apportées par l’administration Bush au mouvement des plaques tectoniques. On sait très bien ce qui s’est passé. Rétrospectivement, on peut dire que cet effort relevait d’un mélange d’hubris et d’une erreur intellectuelle profonde. Car les réalités du monde allaient dans un sens différent. Les réactions de l’administration Bush ont, en fait, affaibli la position américaine qu’elle prétendait restaurer. La crise de légitimité ouverte par l’invasion de l’Irak a duré assez longtemps et elle n’est même pas tout à fait résorbée aujourd’hui, malgré les tentatives de Barack Obama de restaurer la crédibilité.

Le 11 Septembre, en tant que tel, ne représente pas un moment d’inflexion décisive de la politique étrangère des États-Unis. Il est décisif du fait de la réaction de cette administration. Objectivement, l’attaque terroriste n’a pas fait basculer les rapports de forces internationaux. Je ne sais même pas si elle est révélatrice d’une vulnérabilité. Les États-Unis étaient déjà vulnérables avant sur le plan nucléaire, comme tous les pays du monde, d’ailleurs.

En annonçant le retrait des troupes américaines vingt ans jour pour jour après le 11 septembre 2001, Joe Biden tente-t-il de solder cette crise de légitimité déclenchée par les guerres de Bush que vous décrivez comme toujours pas résorbée aujourd’hui ?

Philip Golub. C’est une guerre longue. Pas de grande intensité, mais longue. Le constat a été dressé depuis Obama de l’incapacité de la présence américaine à modifier les rapports de forces dans le pays. Mais des questions se posaient dans les deux cas : rester pour quoi faire ? Partir pour quoi faire ? Il n’y avait pas de bonne solution pour finir cette guerre. La situation est différente en Irak, plus sensible au plan stratégique en raison du voisinage avec l’Iran et de l’influence de ce pays en Irak même, ce qui explique la présence maintenue de conseillers américains ainsi que la volonté de maintenir une influence auprès du gouvernement irakien.

Les États-Unis, comme d’autres pays, utiliseront sans doute la force pour régler certaines crises. Mais l’impossibilité de reconfigurer politiquement le monde par la force est actée après ces vingt ans de guerre en Afghanistan. La décision de Joe Biden s’avère donc rationnelle. D’autant que l’opinion américaine ne veut plus de ces trop longues guerres qui ne produisent pas d’effets probants ni pour la société américaine ni pour les pays en question.

Concernant la crise de légitimité, j’ajoute un élément. Les États-Unis avaient la possibilité en 1991 de réinstitutionnaliser le monde, de faire ce qui avait été fait en 1945 : la grande scission du monde bipolaire terminée, il était temps de renforcer les institutions internationales, leur légitimité et d’en approfondir les pouvoirs au travers du droit international. En quelque sorte de créer un nouvel ordre institutionnel mondial. Et j’insiste sur le mot « institutionnel. »

Au moment de la chute de l’URSS, il y a eu, à ce moment-là, un vide de la pensée des élites américaines qui s’est traduit ensuite par ces aventures militaires tentant d’imposer l’hégémonie plutôt que de construire un monde plus juste. La faute majeure se trouve là. Les élites américaines se sont contentées de la perspective de la célébration de ce qu’ils considéraient comme une victoire. C’était la fin de l’Histoire et les États-Unis avaient triomphé. Il y a eu une profonde méprise sur la nature du monde d’après 1991, qui s’est traduite notamment par l’absence d’effort nécessaire pour intégrer la Russie dans une nouvelle construction institutionnelle mondiale. In fine, la crise de légitimité vient de là. De l’échec d’une politique impériale qui a finalement fait perdre aux États-Unis leur leadership.

L’échec des guerres de Bush a-t-il précipité l’idée parmi les élites américaines qu’il fallait pivoter vers l’Asie, et notamment la Chine, ce que Barack Obama décide de faire à partir de 2011 ?

Philip Golub. Au moment même où la montée en puissance (économique, politique, militaire) de la Chine devient de plus en plus évidente, il y a une prise de conscience croissante au sein de l’appareil d’État américain que le Moyen-Orient et le Golfe absorbaient toutes les énergies américaines, à la fois économiques, mais aussi en termes de prestige. Le pivot de 2011 fait suite à une série de reconsidérations des objectifs américains dans le monde. La Chine de 2010 n’est pas celle de 1992. La compréhension se fait alors jour que les politiques industrielles, dirigées par un État développeur, qui n’est pas sans rappeler ce qu’a fait le Japon après-guerre, sont couronnées de succès et permettent une montée en puissance de la Chine sur la scène internationale. Cette situation pousse les États-Unis à vouloir sortir du Moyen-Orient, même si celui-ci ne disparaît évidemment pas des radars.

Comme l’ont prouvé les événements qui se sont déroulés en Israël et Palestine en mai et juin derniers. On a l’impression que Biden ne voulait pas s’en mêler et renoncer à une forme de leadership.

Philip Golub. Le Moyen-Orient a cette très fâcheuse habitude de s’inviter constamment dans la politique américaine. Les États-Unis ne peuvent pas se retirer, se désimbriquer unilatéralement de cette région. Ils aimeraient que cette dernière n’absorbe pas le temps et l’énergie qui devraient être portés ailleurs. Le problème pour Washington, c’est qu’il doit compter sur des alliés dociles, des ennemis déclarés (comme l’Iran), et des alliés indociles, à la façon du gouvernement Netanyahou à l’égard des administrations américaines disons raisonnables. De ce point de vue, Trump s’est inscrit en porte-à-faux avec la tradition des États-Unis qui a été de toujours soutenir Israël sans jamais totalement donner carte blanche. Avec Biden, on se retrouve dans une situation plus classique où les États-Unis ne veulent pas qu’Israël déclenche des feux dans la région par une colonisation accrue et une répression renforcée des Palestiniens. Les États-Unis se retrouvent là en position de médiateur discret afin d’essayer au moins de stabiliser la situation et ne se trouvent pas dans la possibilité de pouvoir imposer une paix.

En 2011, après la sortie de votre livre, vous qualifiez les États-Unis de « géant impuissant ». Le constat vaut toujours ?

Philip Golub. Au Moyen-Orient, les États-Unis sont toujours un « géant impuissant », mais pas sans capacité d’intervention. Dans le reste du monde, c’est un géant qui est un peu moins géant aujourd’hui du fait de l’évolution du rapport de forces. La suprématie militaire américaine, absolument incontestable, ne se traduit pas facilement au niveau politique et diplomatique. La puissance militaire ne résout pas tout. Elle ne donne pas les outils politiques qui permettent de choisir le déroulement des choses. Encore faudrait-il qu’il y ait une politique générale qui dise ce qu’il faut faire de la puissance. On en revient au vide de la pensée de l’après-guerre froide. Que faire de la puissance ? La question est toujours d’actualité.

Vous évoquiez le refus de l’opinion publique américaine des aventures militaires. Vingt ans après le 11 Septembre, quel regard portez-vous sur l’évolution de votre pays ?

Philip Golub. Je ne suis pas sûr que je partirais du 11 Septembre pour répondre à ces questions. Pour ce qui me concerne, les évolutions de ces dernières années tiennent à trois séries de luttes et de transformations sociales.

La première a trait aux inégalités sociales. Les États-Unis sont devenus au cours des quarante dernières années le pays dit développé, le pays le plus inégalitaire. L’administration Obama n’a pas fait ce qu’il fallait faire pour établir un minimum d’équité. Avec Trump, on était sous une forme de ploutocratie. Avec la nouvelle administration, on assiste à un effort qui unit les démocrates traditionnels et l’aile progressiste dont une partie du programme est reprise par Biden. C’est un effort réel de restauration d’équité sociale. Biden lie lui-même cette question-là aux enjeux internationaux, en affirmant que c’est en trouvant des solutions internes que l’on restaurera la puissance américaine dans le monde.

Deuxième problème, historique, plus long, plus ancré, qui vient en intersection du premier problème : la « question raciale ». Il y a eu quelques progrès, certes, mais on reste en deçà de ce que l’on aurait pu attendre après le mouvement des droits civiques. Une grande partie des Noirs souffrent encore d’une très grande vulnérabilité économique et sociale, de répression continue de la part des forces de sécurité. Cette question touche à la fois à la « classe » et à la « race », puisque les Afro-Américains sont surreprésentés parmi les couches sociales vulnérables du pays. Troisième question : le genre. Ce n’est pas une question nouvelle, mais cela devient un enjeu de plus en plus central dans la société américaine. Ces trois enjeux sont fondamentaux pour que les États-Unis avancent dans une voie progressiste. Il y a une résistance à cette avancée progressiste. Le phénomène Trump peut être interprété comme un symptôme : celui d’une réaction (dans le sens originel du terme) d’une arrière-garde toujours puissante, d’une minorité importante, mais non dominante, de la société américaine blanche concentrée dans le sud et l’ouest du pays contre la transformation démographique multinationale qui transforme le pays en profondeur et qui le transformera encore plus dans les dix à quinze ans à venir. La résistance virulente face à ces changements reflète la crainte de la perte de couches importantes de la population de leur hégémonie historique, culturelle et raciale qui explique en partie la violence autour du débat racial.

J’ai été positivement surpris par les orientations plus progressistes que je ne l’aurais pensé de la part de l’administration Biden. La question est : est-ce que c’est durable ? La position des États-Unis dans le monde dépend, en partie, de la résolution de ces grands enjeux à l’intérieur du pays.

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« Le parti auquel nous faisons face est à droite du front national »

Entretien avec Cathy Schneider, Professeure à l’American University de Washington DC. Biden apparaît comme progressiste sur les questions écologiques, économiques et syndicales, et plus conservateur sur la politique étrangère. Mais, pour elle, dresser un bilan de ses six mois de présidence reste un exercice difficile tant l’opposition républicaine est brutale. (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 22 juillet 2021.)

Quelle est votre appréciation des six premiers mois de Biden ?

Franchement, c’est difficile à évaluer puisque les principales lois (qui sont très progressistes) sont toutes bloquées au Sénat. Il est très favorable aux syndicats, mais la Cour suprême vient encore de prendre parti pour les employeurs. Elle a porté atteinte aux protections collectives, en estimant que les délégués syndicaux ne pouvaient pas mener leurs actions d’organisation sur les sites des entreprises car cela constitue une violation de la propriété privée. Les républicains sont à la droite du Front national (aujourd’hui Rassemblement national – NDLR) et font tout pour faire obstruction et empêcher toute victoire de Biden. Nous faisons face à un parti autoritaire, raciste et antisyndical. Il a voté une série de lois dans les États qui rend l’exercice du droit de vote plus difficile et cible les Noirs et les Latinos. Ces lois donnent aux assemblées dirigées par les républicains le pouvoir d’inverser le résultat d’une élection si elles estiment qu’il y a eu des fraudes dans certains bureaux, sans avoir besoin de montrer des œuvres.

Pour contrer ces mesures antidémocratiques dans les États, les démocrates ont élaboré une loi au Congrès favorisant l’exercice du droit de vote. Mais le « filibuster » permet aux ­républicains de bloquer une loi. La création d’une commission d’enquête sur l’attaque contre le Capitole le 6 janvier a ainsi été refusée. Au Sénat, les États ruraux, qui votent républicain, sont surreprésentés : chaque État envoie deux sénateurs, qu’il ait 40 millions d’habitants comme la Californie ou 700 000 comme le Wyoming. Concernant l’immigration, Trump a quasiment démantelé le système, conduisant à la séparation des enfants de leurs parents et laissant des milliers de demandeurs d’asile sur des parkings, où ils sont parfois violés et tués. Biden affirme que la situation est pire que ce qu’ils avaient prévu et il n’y a pas assez de personnel et de juges pour remédier à cela rapidement. En contraste, une de mes amies qui travaille pour l’EPA, l’agence de l’environnement, dit qu’elle n’a pas connu une administration aussi progressiste en quarante ans de fonction.

Il semble que les choses bougent moins sur la politique étrangère…

Dans ce domaine, l’administration a été bien moins progressiste. Elle n’a toujours pas sanctionné l’Arabie saoudite pour le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, alors que nous venons d’apprendre que les tueurs avaient été entraînés aux États-Unis. Et elle refuse de sanctionner Israël malgré la colonisation et les crimes de guerre à Jérusalem-Est et à Gaza. Biden est malgré tout plus critique sur Israël que jadis. Tout comme le Congrès.

Le magazine « Jacobin » a écrit un article en janvier dernier dont le titre était « Si Joe Biden vire à gauche, vous pouvez remercier la gauche ». Qu’en pensez-vous ?

Sans doute, mais il y a d’autres facteurs. Il y a aussi les victoires de Trump en 2016 dans des États traditionnellement démocrates, l’échec évident du néolibéralisme, le nombre croissant de vidéos de meurtres policiers, la pandémie. À la fin des années 1970 et particulièrement dans les années 1980 et 1990, les démocrates pensaient que leur politique « taxer et dépenser » était responsable de la récession tandis que les républicains gagnaient du terrain parmi les cols bleus. Les démocrates ont alors estimé que, pour le regagner, il fallait mener la danse sur le commerce, le déficit budgétaire, les attaques contre les syndicats et le système social, les guerres contre la drogue et la criminalité. En 2016, il est devenu évident que rien de cela n’avait fonctionné. Trump représente les riches, mais a fait campagne comme un populiste tandis que le centre de gravité du Parti démocrate évoluait déjà vers la gauche. La crise économique de 2008, l’incarcération de masse, les violences policières, les inégalités, la concentration massive de la richesse et l’accroissement de la pauvreté ont provoqué cette crise politique. La défaite d’Hillary et la popularité de Bernie ainsi que de Black Lives Matter ont accéléré le mouvement. Je pense que le parti revenait à gauche de toute façon. Il avait mené trop de ­politiques de droite qui lui avaient explosé à la figure.

On voit émerger une nouvelle génération de militants et d’élus. Peut-elle changer la politique ?

Au niveau local, on constate de nombreux efforts d’organisation et cela a aidé les démocrates à remporter la Géorgie et l’Arizona, des États traditionnellement républicains. Les militants latinos ont permis à la Californie de devenir l’un des États les plus progressistes. Ils ont clairement une influence, surtout lorsque après avoir concocté un programme radical, ils travaillent avec les leaders du Parti démocrate et cherchent des compromis afin de faire passer des lois qui reflètent la volonté d’une majorité d’Américains. Mais, parfois, les jeunes radicaux vont plus vite que leurs électeurs avec des positions que les étudiants ­aiment mais que les ouvriers et défavorisés n’apprécient pas. C’est vrai en termes de contenu – « définancer la police », par exemple – et de tactiques, comme les manifestations contre les dîners de l’establishment. Alexandria Ocasio-­Cortez (AOC) est très efficace dans sa capacité à organiser et à travailler avec l’administration Biden. Mais, parfois, elle soutient des challengers, lors de primaires, qui ne sont pas en capacité de gagner l’élection. C’est important de connaître l’électorat, de partir de là où il se trouve, et de les aider à développer une façon systémique de penser leurs doléances et de leur donner confiance dans leur propre action collective. Cela veut dire que le travail d’organisation ne s’arrête pas avec des manifestations épisodiques décrétées sur les médias sociaux. Les manifestations seules ne changent pas la donne. Nous assistons, dans le monde entier, à un déclin prononcé du succès des manifestations, largement car les jeunes militants ont sauté la case essentielle dans la construction d’un mouvement social : l’organisation, construire des réseaux et des organisations à la base, ce que Gramsci appelait la construction d’un programme cohérent à partir de compréhensions fragmentées dans une option de changement social à long terme.

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« Joe Biden devra cibler les inégalités et les discriminations »

Pour Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Iris (*), le nouveau ­président aura intérêt à s’appuyer sur les mouvements sociaux anti­racistes et féministes. (Entretien publié dans l’Humanité du 20 janvier 2021.)

Joe Biden, avant même sa prise de fonction, a annoncé un certain nombre de propositions, parmi lesquelles une loi sur le salaire minimum à 15 dollars. Une présidence progressiste est-elle envisageable ?

Marie-Cécile Naves D’une part, l’aile progressiste du Parti démocrate a joué un rôle majeur dans la victoire de Biden, aux côtés des militants associatifs, et en taisant les divisions au sein du parti. Et donc, d’autre part, elle va demander des comptes au nouvel exécutif sur différents sujets (qui sont d’ailleurs des promesses de campagne) : environnement, inégalités de santé, réforme fiscale en faveur de la petite classe moyenne, etc. De plus, Biden dispose d’une majorité à la Chambre et, ce qui est aussi inespéré, au Sénat, ce qui lui ouvre de grandes perspectives sur le plan législatif. Pour autant, il va vouloir des lois bipartisanes, non seulement parce que c’est sa manière de faire de la politique, mais aussi dans le but de diviser un peu plus les républicains en se ralliant quelques modérés et en marginalisant les trumpistes.

Pour autant, le nouveau président a ­décidé d’ignorer l’aile gauche au sein de son administration. Comment l’expliquez-vous ?

Marie-Cécile Naves C’est en effet ce que montrent, pour l’heure, les nominations de ministres. Cela rejoint son idée de ne pas crisper les républicains modérés et ajoutons que, jusqu’au 5 janvier, la victoire des deux sénateurs démocrates en Géorgie était plus qu’incertaine : un Sénat républicain faisait courir le risque d’une non-validation de ministres ­socialistes. Un bémol : il a récemment dit qu’il avait envisagé de prendre Bernie Sanders dans son gouvernement, avant de renoncer parce que sa présence au Sénat est précieuse. Nous verrons s’il met plus la barre à gauche dans les nominations à venir avec le « spoil system » (remplacement des hauts responsables d’administration et des ambassadeurs).

Son mot d’ordre de « retour à la normale » est-il le bon remède pour une société extrêmement polarisée, sachant que la « normale » des deux mandats de Barack Obama a conduit à l’élection de Trump ?

Marie-Cécile Naves Biden a intérêt à entretenir le récit de l’Amérique unie, solidaire, apaisée. Dans les actes, sa politique devra cibler les inégalités et discriminations dans l’accès aux droits et aux ressources. Mais Biden n’est, pas plus qu’Obama, un homme providentiel. Toutefois, si Trump a été en partie élu par les anti­-Obama, ce n’est pas pour autant qu’il faut donner raison à cette Amérique raciste qui, on le voit, est encore plus galvanisée après quatre années de Trump ! L’« homme blanc en colère » n’est pas la victime qu’il prétend être.

Faut-il s’attendre à ce que les mouvements sociaux (Black Lives Matter pour ce qui concerne la question du racisme ou Sunrise pour celle du changement climatique) mettent la « pression » sur l’administration Biden ?

Marie-Cécile Naves Oui, il faut s’y attendre et ce sera logique. C’est grâce à l’immense mobilisation des mouvements antiracistes, et du militantisme des femmes noires en particulier, que Biden gagne les grandes villes de la Rust Belt et arrache la Géorgie. En outre, l’opposition à Trump, dès 2017, s’est faite d’abord dans la rue (Women’s Marches, défenseurs du climat…) et ces mouvements ont su non seulement construire un projet commun, mais aussi capitaliser sur un savoir-faire qu’ils comptent mettre en pratique à Washington et dont Biden aurait tort de se passer. 

(*) Autrice de la Démocratie féministe. Calmann-Lévy, 2020.

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