Le retrait de Joe Biden redistribue les cartes d’une élection présidentielle dont l’issue était annoncée comme catastrophique pour les démocrates. Le candidat républicain va devoir, lui aussi, réviser sa stratégie. (Article publié dans l’Humanité du 23 juillet 2024.)
Ses jours comme candidat démocrate étaient comptés. En bon catholique, Joe a préféré ne pas boire le calice jusqu’à la lie. Par un communiqué publié dimanche, en début d’après-midi, le président sortant a annoncé qu’il se retirait de la course à l’élection présidentielle et qu’il ne briguera donc pas un second mandat. « Cela a été le plus grand honneur de ma vie de servir en tant que votre président, a-t-il déclaré dans une lettre publiée sur les réseaux sociaux. Et bien que j’aie eu l’intention de me représenter, je pense qu’il est dans l’intérêt de mon parti et du pays que je me retire et que je me concentre uniquement sur l’exercice de mes fonctions de président jusqu’à la fin de mon mandat. » Joe Biden s’est donc rendu à l’évidence à laquelle l’appelaient des élus en nombre grandissant. Il est même allé plus loin en adoubant la vice-présidente Kamala Harris, désormais grande favorite pour reprendre le flambeau démocrate.
Pourquoi Kamala Harris est-elle la favorite ?
Dans les heures qui ont suivi l’annonce de Joe Biden, la vice-présidente en exercice a reçu une salve de soutiens qui la positionnent clairement comme la favorite de cette nouvelle course à la nomination. Bill et Hillary Clinton ont annoncé leur soutien à l’ancienne sénatrice de Californie, tout comme de nombreux élus. L’American Federation of Teachers, le plus grand syndicat d’enseignants du pays, a pris position dès dimanche soir : ce sera Kamala Harris. Celle-ci a aussi hérité du staff de campagne de Joe Biden – dont la manager, Julie Chavez Rodriguez, petite-fille du leader syndicaliste Cesar Chavez – et surtout de la cagnotte. Aux dizaines de millions de dollars déjà en caisse s’est ajouté un tas de dollars inattendus. Dans l’heure qui a suivi l’annonce du retrait de Joe Biden, les démocrates ont récolté 5 millions de dollars, record absolu.
En revanche, Barack Obama s’est abstenu de lui apporter son onction, pourtant recherchée comme le Graal. Selon une source proche de l’ancien président, citée par le New York Times, il adopterait la même politique de neutralité que lors des primaires en 2020, dans le souci « d’aider à unir le parti une fois que nous aurons un candidat ». L’explication relève de la blague : après la victoire de Bernie Sanders dans le Nevada, qui le plaçait alors comme le favori évident, Barack Obama a appelé Pete Buttigieg et Amy Klobuchar afin qu’ils retirent leur candidature et appuient celle de Joe Biden. Quelques jours plus tard, lors du Super Tuesday, la manœuvre se révélait payante et le candidat de l’establishment dominait le sénateur socialiste. Barack Obama a sans doute une autre idée en tête, que révélera le déroulement des événements dans les semaines à venir.
Du côté de l’aile gauche démocrate, les différences stratégie d’approche sont évidentes. « Kamala Harris sera la prochaine présidente des États-Unis. Je m’engage à la soutenir pleinement pour assurer sa victoire en novembre », a posté sur X (ex-Twitter) Alexandria Ocasio-Cortez. Bernie Sanders, lui, s’est contenté de souligner le bon bilan de Joe Biden. Commentaire de David Axelrod, ancien conseiller de Barack Obama : « De nombreux dominos sont tombés, y compris la quasi-totalité des principaux candidats potentiels qui auraient pu la défier. Il est difficile d’envisager une autre issue que sa nomination. »
Comment la désignation va-t-elle se dérouler ?
Jaime Harrison, plutôt inconnu du grand public, détient l’une des clés de l’avenir de la campagne démocrate. En tant que président du Comité national démocrate, l’instance dirigeante du parti, il devra trancher entre deux scénarios.
Le premier : la candidature de Kamala Harris ne rencontre pas de concurrence et, dès début août, un vote est effectué pour valider cette proposition. Le second : le vote est renvoyé à la convention organisée par les démocrates du 19 au 22 août à Chicago. La porte serait ainsi ouverte à des candidatures alternatives. C’est sans doute le plus démocratique mais également le plus dangereux pour le parti au pouvoir. L’histoire peut se terminer en déchirements dont les démocrates auraient dû mal à se remettre, alors que les Américains commenceront à voter de manière anticipée à peine quelques jours plus tard, soit début septembre.
Qui votera ? 4 672 personnes, en tout et pour tout. Il y aura les 3 933 délégués élus pendant les primaires démocrates remportées haut la main par Joe Biden, qui ne faisait face à aucune concurrence. Ils sont donc fidèles politiquement au président en exercice, mais le retrait de ce dernier les délie juridiquement de leur engagement. Ils pourront ainsi voter pour le candidat de leur choix. Enfin, 739 « super-délégués » auront aussi voix au chapitre : non élus, ils sont désignés en raison de leur position dans l’appareil démocrate (députés, sénateurs, gouverneurs, stratèges, etc.)
Pour l’instant, personne n’est sorti du bois. Joe Manchin, le sénateur anciennement démocrate centriste, devenu indépendant, envisagerait de redevenir démocrate afin de postuler. Robert Kennedy Jr, candidat indépendant, a affirmé qu’il serait réceptif à un éventuel appel des « aînés du parti » qui l’inviteraient à défier Kamala Harris. Deux hypothèses peu crédibles.
Petite tranche d’histoire : la dernière convention « ouverte » remonte à 1968 et se déroulait déjà à Chicago. Lyndon Johnson avait dû renoncer à se présenter en raison de son impopularité grandissante liée à la guerre du Vietnam. C’est finalement son vice-président, Hubert Humphrey, qui sortit vainqueur d’une convention demeurée dans les mémoires : tandis que les tractations se déroulaient à l’intérieur de l’International Amphitheatre, la police de Chicago de triste réputation frappait dehors les militants pacifistes. Quelques semaines plus tard, Richard Nixon remportait l’élection présidentielle sur une double promesse : du respect de la loi et de l’ordre ; de mettre fin à l’escalade au Vietnam (on sait ce qu’il en advint).
Si les éléments d’analogie semblent frappants, la convention de cette année ne se présente pas forcément sous les mêmes auspices. Contrairement à celle du Vietnam, la guerre à Gaza, dont Joe Biden est rendu responsable par une partie de sa base électorale, n’est pas menée directement par Washington. Et le mouvement anti-guerre, bien que présent dans les campus, n’a pas atteint le point d’ignition de 1968, l’année rebelle par excellence. Le candidat républicain Richard Nixon n’avait pas encore fait la démonstration de son cynisme, ce que Donald Trump a parfaitement prouvé lors de son premier mandat.
Les démocrates peuvent-ils battre Trump ?
En une semaine, le « narratif », comme disent les communicants, a changé de côté. On est passé d’une élection supposément imperdable pour un Trump survivant à une tentative d’assassinat, opposé à un président quasiment grabataire, à « Harris peut-elle l’emporter ? ». Signe que la mission n’est pas impossible. C’est également ce que montrent les sondages. Depuis quelques jours, les machines des instituts tournent à plein. Si Kamala Harris apparaît distancée par Donald Trump à la fois au plan national et dans les « swing states » (États pivots) qui feront la différence le 5 novembre, l’ampleur de l’écart est moindre que celui accusé par Joe Biden.
La vice-présidente devra d’abord tenter de remobiliser plusieurs franges de l’électorat démocrate qui refusaient de porter leur suffrage sur Biden. Le plus simple est de rallier ceux qui avaient comme unique problème les capacités physiques et cognitives du chef de l’État. Mais il faudra également convaincre les électeurs « naturels » du Parti démocrate, peu satisfaits du bilan social ou ulcérés par le soutien inconditionnel de Joe Biden à Benyamin Netanyahou. La visite de ce dernier à Washington, à partir de mardi, constituera le premier vrai test pour la candidate putative qu’est Kamala Harris. La campagne « uncommitted » (non engagée) qui avait encouragé avec un certain succès les électeurs démocrates à ne pas voter Biden lors des primaires, afin de protester contre le soutien de la Maison-Blanche à la guerre d’Israël à Gaza, a exhorté Kamala Harris à « prendre clairement position contre les armes qui soutiennent la guerre et l’occupation d’Israël contre les Palestiniens ».
Si elle était confirmée comme la candidate officielle du Parti démocrate, Kamala Harris disposerait d’une carte à abattre que Joe Biden, par définition, n’avait pas en main : celle de son colistier. Un « ticket » présidentiel est toujours affaire de complémentarité à visée stratégique. En 2020, Joe Biden avait choisi un profil féminin, plus jeune et Noir (les Africains-Américains représentent un tiers de l’électorat démocrate) : Kamala Harris. Quel profil choisirait-elle, une fois intronisée ? Un homme blanc, avec sans doute un ancrage dans le Midwest où trois États clés (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) font figure de sésame pour une candidature démocrate ? Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, semble figurer en tête de la shortlist. Ce choix répondrait à celui du colistier de Trump : J. D. Vance, sénateur de l’Ohio, lui aussi élu de la Rust Belt, cette « ceinture de rouille » des terres jadis industrialisées.
C’est ici que le retrait de Joe Biden semble secouer autant la campagne des républicains que celle des démocrates. La convention des premiers a eu lieu et ils ne peuvent revenir en arrière. Or, avec J. D. Vance, un idéologue plus trumpiste que Trump en colistier, c’est une stratégie de campagne ultradroitière qui se dessine. Elle pouvait s’avérer payante face à un candidat faible. Avec un nouveau ticket démocrate, elle apparaît décalée dans un pays certes polarisé, mais au sein duquel la coalition démocrate domine en nombre de voix sans discontinuité depuis 2008. Les faiblesses de Joe Biden avaient fini par masquer celles de Trump, lui aussi âgé (78 ans), reconnu responsable au civil d’une agression sexuelle, condamné au pénal pour falsification de documents comptables, inculpé dans d’autres affaires, à la tête d’une base Maga (Make America Great Again, le slogan de Trump en 2016) chauffée à blanc… mais minoritaire dans le pays.
Son plus grand dénominateur commun – le refus, voire la haine de l’immigration et des migrants – servira à faire tonner l’artillerie lourde contre Kamala Harris, décrite comme « la tsarine de l’ouverture des frontières de Biden ». L’hôte de la Maison-Blanche lui avait en effet confié ce dossier chaud de la politique américaine. Malgré une solide expérience – successivement procureure de San Francisco, puis de l’État de Californie et sénatrice entre 2016 et 2020 –, Kamala Harris, 59 ans, n’avait jamais réussi à convaincre, ni à vaincre les réticences, rendant au fil du mandat l’hypothèse de la passation de relais de plus en plus improbable et amenant de facto Biden à rempiler… le temps de démontrer son incapacité politique à prétendre à un second mandat. Dès lors, à qui tendre le relais si ce n’est à Kamala Harris, sauf à ajouter à la crise politique que traversent les démocrates ?