Devant l’apathie du Parti démocrate face à la seconde présidence Trump, Bernie Sanders a lancé une série de meetings à travers tout le pays. Le mot d’ordre : « Combattre l’oligarchie ». La tournée se poursuit avec en point d’orgue un meeting à Denver, Colorado, qui a attiré une affluence record : 34 000 personnes. (Article publié dans l’Humanité du 24 mars 2025.)
Denver (Colorado, États-Unis), envoyé spécial.
En l’espace d’un après-midi, Dan a rajeuni de dix ans. Le 20 juin 2015, ce consultant dans le domaine de l’environnement avait participé, avec 10 000 autres personnes, au meeting de Bernie Sanders à Denver, considéré comme charnière dans la campagne du sénateur du Vermont. Il en avait d’ailleurs gardé une pancarte avec l’un des slogans de l’époque, « Feel the Bern », qu’il a ressortie d’un placard pour se rendre, vendredi 21 mars 2025, à un nouveau rassemblement organisé par « Bernie ».
Dan n’avait pas lu les consignes en bas de l’invitation : pas de sacs, pas de pancartes, pas d’arme à feu. Il a donc troqué sa pancarte presque vintage pour un pin’s autorisé, lui, et au mot d’ordre un peu plus actualisé en forme de détournement du slogan trumpiste : « Make America Bern Again ». Cette fois-ci, dans le Civic Center Park, en plein centre de Denver, face au Capitole du Colorado, il se trouvait au milieu de… 34 000 personnes.
C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté »
L’affluence a tellement surpris Steve, venu seul, qu’il a renoncé à s’engager dans la très longue file d’attente. « C’est juste que je ne suis pas habitué ou c’est vraiment énorme ? » demande-t-il, incrédule. C’était jour de premier meeting pour cet ingénieur trentenaire. Sur les listes électorales, il est enregistré comme « indépendant », comme Bernie Sanders.
Il affiche d’ailleurs une fidélité à toute épreuve pour le sénateur octogénaire : « J’ai voté pour lui lors des deux primaires (2016 et 2020 – NDLR). C’est le seul pour qui j’ai voté. Je ne vote pas pour les démocrates, je ne les aime pas. Ils sont responsables de là où nous en sommes. Et maintenant il faut encore compter sur Bernie pour s’en sortir. Le moment est tellement grave que je me suis dit qu’il fallait peut-être que je me bouge. »
Avec des centaines d’autres personnes, Steve a pris place sur les marches du palais de justice qui borne la partie ouest du parc. Une heure après son installation, il a entendu Bernie Sanders dire : « C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté. » Steve a eu sa confirmation : « Donc, c’est énorme. »
Le même constat s’est rapidement imposé à Liz et John, professeurs syndiqués et retraités, habitués de longue date de ce type d’événement. Ils sont restés, à l’instar de milliers de participants, derrière les grillages placés en lisière du parc. Deux volontaires leur ont fait passer des chaises afin de soulager leurs jambes de septuagénaires.
La vue étant dégagée et le son portant loin, ils étaient comme aux premières loges et auraient pu ne pas y être. « On a vraiment envisagé de quitter ce pays, explique Liz. L’idée de croiser tous les jours des gens qui avaient voté pour ce type (Trump) était insupportable. » « Et puis, la force des choses nous a maintenus ici, poursuit John : la famille, le fait de devoir s’habituer à un autre pays, peut-être aussi le sentiment de déserter. »« Finalement, on se dit qu’on a bien fait de rester », reprend Liz en embrassant d’un regard panoramique la foule qui a inondé le parc. A-t-elle remarqué ce groupe placé juste dans son axe de vue particulièrement enjoué et démonstratif ? Ce sont les jeunes militants de Climatique, la section de Sunrise, la grande organisation qui prône la révolution climatique via un New Deal vert, sur le campus de la très réputée université de Boulder.
« Nous n’allons pas simplement voir Bernie comme un sauveur ; nous allons analyser comment les responsables politiques peuvent être utilisés comme un outil pour créer le changement que nous voulons voir, et discuter de l’importance d’organiser la mobilisation à la base, en dehors et à côté de l’organisation politique », indique la jeune femme qui semble être l’une des responsables, mais qui décline l’invitation à se présenter, la défiance des médias devenant commune parmi la nouvelle génération de militants.
Bernie et AOC, un tandem complémentaire
À l’image de la diversité et de la densité de la foule de Denver, la tournée entamée par Bernie Sanders il y a quelques semaines a pris vendredi une tout autre dimension. L’idée de départ n’était pas de créer un mouvement mais de remplir le vide créé par l’apathie de la direction du Parti démocrate face à l’assaut généralisé de l’administration Trump, qui reprend la stratégie militaire du « choc et de l’effroi » et plonge une partie de la population dans la sidération.
La « résistance » qui avait marqué le début du premier mandat du milliardaire est aux abonnés absents depuis le 20 janvier. Élu sénateur pour la quatrième (et a priori dernière) fois, Bernie Sanders lançait, début mars, une série de réunions publiques dans quelques circonscriptions du Midwest choisies avec précision : elles avaient élu d’extrême justesse un républicain. Objectif : faire pression sur ces élus conservateurs afin qu’ils refusent de voter les lois antisociales à venir. Nom de code : « Combattre l’oligarchie ».
Résultat : au-delà des espérances de l’équipe Sanders. 4 000 personnes à Kenosha, 2 600 à Altoona, ville de 10 000 habitants, puis 9 000 dans une banlieue de Detroit. Devant ces premiers succès, décision est prise de poursuivre, direction l’ouest du pays : Nevada, Arizona et Colorado. Cette fois-ci, « Bernie » n’est pas seul. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) le rejoint.Les deux figures majeures de la gauche américaine constituent un tandem complémentaire. Lui, à 83 ans, formé politiquement dans les années 1960, structure ses discours à la façon d’un cours pédagogique et tient férocement à son statut d’indépendant qui n’a jamais été membre du Parti démocrate.
Elle, née en 1989, instille toujours du personnel, si ce n’est de l’intime, dans son propos politique, et a fait le choix de changer la coalition démocrate de l’intérieur. Au New York Times qui lui demandait cette semaine si cela constituait un passage de relais, Bernie Sanders, fidèle à lui-même, a rétorqué : « C’est typiquement une question du microcosme. Vous n’avez pas de meilleures questions ? »
Le but, rappelle le sénateur socialiste, est contenu dans le titre : « Combattre l’oligarchie ». Arrivé sur scène, à la nuit presque tombante, vendredi à Denver, Bernie Sanders s’en amusait presque : « Il y a dix ans quand j’utilisais le mot ”oligarchie”, personne ne savait vraiment de quoi je parlais. Maintenant, ils savent. » Et de rappeler la présence lors de l’investiture de Trump « des trois personnes les plus riches du pays (Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg – NDLR) » et « un nombre record de millionnaires dans l’administration Trump ».
« Vous envoyez un message au monde entier qui voulait savoir si le peuple d’Amérique allait se lever contre l’oligarchie de Trump, a-t-il poursuivi. Le message est que des millions d’Américains se sont battus et sont morts pour bâtir cette société démocratique et que nous n’allons pas laisser l’Amérique devenir une oligarchie. »Au fil de la montée en puissance de cette tournée de meetings, un autre message apparaît. Celui-ci est destiné à l’establishment et aux élus démocrates, dont l’attitude attentiste exaspère la base électorale. Dans des réunions publiques organisées par des députés du parti de l’âne, la colère s’exprime ouvertement tandis qu’un sondage indique que moins de la moitié des électeurs démocrates sont satisfaits de l’attitude des groupes au Congrès.
Un thème qu’a abordé AOC vendredi à Denver : « On a besoin que le Parti démocrate se batte plus durement et nous avons donc besoin d’élus qui se battent. » Une allusion à peine voilée aux prochaines élections de mi-mandat, en novembre 2026, et aux primaires internes que devront affronter nombre de démocrates centristes. La presse mainstream voit les ferments de l’équivalent à gauche du Tea Party, cette vague qui, en 2010, après l’élection de Barack Obama, avait submergé l’establishment « modéré » du Parti républicain.
Sans assumer cette rébellion interne, la députée de New York fixe un cap qui nécessite une forme de pouvoir : « Notre but n’est pas de nous retrouver pour se dire de belles choses mais de prendre l’engagement de bâtir le pays que nous méritons tous. » Alors qu’elle prenait avec Bernie Sanders la direction de l’Arizona, dernière étape du « tour », les jeunes militants de Climatique se rendaient, eux, en covoiturage, dans un restaurant indien, à mi-chemin entre Denver et Boulder, afin de débriefer ce meeting et d’envisager la suite. Eux en sont convaincus : « Un mouvement est en train de naître. »