Archives mensuelles : mars 2025

« Combattre l’oligarchie » : quand Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez organisent la résistance à Trump

Devant l’apathie du Parti démocrate face à la seconde présidence Trump, Bernie Sanders a lancé une série de meetings à travers tout le pays. Le mot d’ordre : « Combattre l’oligarchie ». La tournée se poursuit avec en point d’orgue un meeting à Denver, Colorado, qui a attiré une affluence record : 34 000 personnes. (Article publié dans l’Humanité du 24 mars 2025.)

Denver (Colorado, États-Unis), envoyé spécial.

En l’espace d’un après-midi, Dan a rajeuni de dix ans. Le 20 juin 2015, ce consultant dans le domaine de l’environnement avait participé, avec 10 000 autres personnes, au meeting de Bernie Sanders à Denver, considéré comme charnière dans la campagne du sénateur du Vermont. Il en avait d’ailleurs gardé une pancarte avec l’un des slogans de l’époque, « Feel the Bern », qu’il a ressortie d’un placard pour se rendre, vendredi 21 mars 2025, à un nouveau rassemblement organisé par « Bernie ».

Dan n’avait pas lu les consignes en bas de l’invitation : pas de sacs, pas de pancartes, pas d’arme à feu. Il a donc troqué sa pancarte presque vintage pour un pin’s autorisé, lui, et au mot d’ordre un peu plus actualisé en forme de détournement du slogan trumpiste : « Make America Bern Again ». Cette fois-ci, dans le Civic Center Park, en plein centre de Denver, face au Capitole du Colorado, il se trouvait au milieu de… 34 000 personnes.

 C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté »

L’affluence a tellement surpris Steve, venu seul, qu’il a renoncé à s’engager dans la très longue file d’attente. « C’est juste que je ne suis pas habitué ou c’est vraiment énorme ? » demande-t-il, incrédule. C’était jour de premier meeting pour cet ingénieur trentenaire. Sur les listes électorales, il est enregistré comme « indépendant », comme Bernie Sanders.

Il affiche d’ailleurs une fidélité à toute épreuve pour le sénateur octogénaire : « J’ai voté pour lui lors des deux primaires (2016 et 2020 – NDLR). C’est le seul pour qui j’ai voté. Je ne vote pas pour les démocrates, je ne les aime pas. Ils sont responsables de là où nous en sommes. Et maintenant il faut encore compter sur Bernie pour s’en sortir. Le moment est tellement grave que je me suis dit qu’il fallait peut-être que je me bouge. »

Avec des centaines d’autres personnes, Steve a pris place sur les marches du palais de justice qui borne la partie ouest du parc. Une heure après son installation, il a entendu Bernie Sanders dire : « C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté. » Steve a eu sa confirmation : « Donc, c’est énorme. »

Le même constat s’est rapidement imposé à Liz et John, professeurs syndiqués et retraités, habitués de longue date de ce type d’événement. Ils sont restés, à l’instar de milliers de participants, derrière les grillages placés en lisière du parc. Deux volontaires leur ont fait passer des chaises afin de soulager leurs jambes de septuagénaires.

La vue étant dégagée et le son portant loin, ils étaient comme aux premières loges et auraient pu ne pas y être. « On a vraiment envisagé de quitter ce pays, explique Liz. L’idée de croiser tous les jours des gens qui avaient voté pour ce type (Trump) était insupportable. » « Et puis, la force des choses nous a maintenus ici, poursuit John : la famille, le fait de devoir s’habituer à un autre pays, peut-être aussi le sentiment de déserter. »« Finalement, on se dit qu’on a bien fait de rester », reprend Liz en embrassant d’un regard panoramique la foule qui a inondé le parc. A-t-elle remarqué ce groupe placé juste dans son axe de vue particulièrement enjoué et démonstratif ? Ce sont les jeunes militants de Climatique, la section de Sunrise, la grande organisation qui prône la révolution climatique via un New Deal vert, sur le campus de la très réputée université de Boulder.

« Nous n’allons pas simplement voir Bernie comme un sauveur ; nous allons analyser comment les responsables politiques peuvent être utilisés comme un outil pour créer le changement que nous voulons voir, et discuter de l’importance d’organiser la mobilisation à la base, en dehors et à côté de l’organisation politique », indique la jeune femme qui semble être l’une des responsables, mais qui décline l’invitation à se présenter, la défiance des médias devenant commune parmi la nouvelle génération de militants.

Bernie et AOC, un tandem complémentaire

À l’image de la diversité et de la densité de la foule de Denver, la tournée entamée par Bernie Sanders il y a quelques semaines a pris vendredi une tout autre dimension. L’idée de départ n’était pas de créer un mouvement mais de remplir le vide créé par l’apathie de la direction du Parti démocrate face à l’assaut généralisé de l’administration Trump, qui reprend la stratégie militaire du « choc et de l’effroi » et plonge une partie de la population dans la sidération.

La « résistance » qui avait marqué le début du premier mandat du milliardaire est aux abonnés absents depuis le 20 janvier. Élu sénateur pour la quatrième (et a priori dernière) fois, Bernie Sanders lançait, début mars, une série de réunions publiques dans quelques circonscriptions du Midwest choisies avec précision : elles avaient élu d’extrême justesse un républicain. Objectif : faire pression sur ces élus conservateurs afin qu’ils refusent de voter les lois antisociales à venir. Nom de code : « Combattre l’oligarchie ».

Résultat : au-delà des espérances de l’équipe Sanders. 4 000 personnes à Kenosha, 2 600 à Altoona, ville de 10 000 habitants, puis 9 000 dans une banlieue de Detroit. Devant ces premiers succès, décision est prise de poursuivre, direction l’ouest du pays : Nevada, Arizona et Colorado. Cette fois-ci, « Bernie » n’est pas seul. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) le rejoint.Les deux figures majeures de la gauche américaine constituent un tandem complémentaire. Lui, à 83 ans, formé politiquement dans les années 1960, structure ses discours à la façon d’un cours pédagogique et tient férocement à son statut d’indépendant qui n’a jamais été membre du Parti démocrate.

Elle, née en 1989, instille toujours du personnel, si ce n’est de l’intime, dans son propos politique, et a fait le choix de changer la coalition démocrate de l’intérieur. Au New York Times qui lui demandait cette semaine si cela constituait un passage de relais, Bernie Sanders, fidèle à lui-même, a rétorqué : « C’est typiquement une question du microcosme. Vous n’avez pas de meilleures questions ? »

Le but, rappelle le sénateur socialiste, est contenu dans le titre : « Combattre l’oligarchie ». Arrivé sur scène, à la nuit presque tombante, vendredi à Denver, Bernie Sanders s’en amusait presque : « Il y a dix ans quand j’utilisais le mot ”oligarchie”, personne ne savait vraiment de quoi je parlais. Maintenant, ils savent. » Et de rappeler la présence lors de l’investiture de Trump « des trois personnes les plus riches du pays (Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg – NDLR) » et « un nombre record de millionnaires dans l’administration Trump ».

« Vous envoyez un message au monde entier qui voulait savoir si le peuple d’Amérique allait se lever contre l’oligarchie de Trump, a-t-il poursuivi. Le message est que des millions d’Américains se sont battus et sont morts pour bâtir cette société démocratique et que nous n’allons pas laisser l’Amérique devenir une oligarchie. »Au fil de la montée en puissance de cette tournée de meetings, un autre message apparaît. Celui-ci est destiné à l’establishment et aux élus démocrates, dont l’attitude attentiste exaspère la base électorale. Dans des réunions publiques organisées par des députés du parti de l’âne, la colère s’exprime ouvertement tandis qu’un sondage indique que moins de la moitié des électeurs démocrates sont satisfaits de l’attitude des groupes au Congrès.

Un thème qu’a abordé AOC vendredi à Denver : « On a besoin que le Parti démocrate se batte plus durement et nous avons donc besoin d’élus qui se battent. » Une allusion à peine voilée aux prochaines élections de mi-mandat, en novembre 2026, et aux primaires internes que devront affronter nombre de démocrates centristes. La presse mainstream voit les ferments de l’équivalent à gauche du Tea Party, cette vague qui, en 2010, après l’élection de Barack Obama, avait submergé l’establishment « modéré » du Parti républicain.

Sans assumer cette rébellion interne, la députée de New York fixe un cap qui nécessite une forme de pouvoir : « Notre but n’est pas de nous retrouver pour se dire de belles choses mais de prendre l’engagement de bâtir le pays que nous méritons tous. » Alors qu’elle prenait avec Bernie Sanders la direction de l’Arizona, dernière étape du « tour », les jeunes militants de Climatique se rendaient, eux, en covoiturage, dans un restaurant indien, à mi-chemin entre Denver et Boulder, afin de débriefer ce meeting et d’envisager la suite. Eux en sont convaincus : « Un mouvement est en train de naître. »

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J.D. Vance, le trumpisme après Trump

A 40 ans, le vice-président incarne une nouvelle génération de républicains clairement orientés à l’extrême-droite. (Article publié dans l’Humanité magazine du 20 mars 2025.)

Le monde entier connaissait le numéro un. Pas encore le numéro deux. Il n’a fallu que quelques minutes à J. D. Vance pour rattraper en partie ce retard de popularité. Quelques minutes désormais gravées dans les archives et qui seront sans doute enseignées dans les livres d’histoire sous le nom de « L’humiliation de Volodymyr Zelensky dans le bureau Ovale ». « Le style, c’est l’homme », disait Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788). Celui de J. D. Vance est moins verbal que physique, brutal, presque animal. Le regard bleu glacial, semblant toujours ourlé d’un trait de mascara, le « langage du corps » suintant le mépris pour l’invité du jour.

Quand Kamala Harris avait mis quatre ans à ne finalement jamais trouver sa place auprès de Joe Biden, James David Vance a tout de suite cerné son rôle : « Un chien d’attaque et un défenseur féroce du président américain », selon le « Wall Street Journal ». « Il est quasiment plus trumpiste que Trump », abonde Sébastien Roux, sociologue, directeur de recherche au CNRS. Dans un espace plus feutré, celui de la conférence de Munich sur la sécurité, il avait déjà marqué son territoire idéologique, en délivrant un réquisitoire aussi violent qu’inattendu, accusant pêle-mêle les dirigeants européens de fouler aux pieds la « liberté d’expression » en censurant des propos haineux, d’avoir favorisé « les migrations de masse » et de maintenir un « cordon sanitaire » autour de l’extrême droite.

« Le style, c’est l’homme. » Et celui de ce jeune « VP » (« Vice President ») de 40 ans, « c’est celui du converti zélé », rappelle Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques). Un double converti, même. L’ancien protestant évangélique, après un passage furtif par l’athéisme, est devenu un catholique « intégral ». Surtout, l’antitrumpiste des premières heures s’est mué en fervente « première gâchette » de ce même trumpisme.

Sous le patronage de Peter Thiel

Les deux transformations se produisent presque simultanément, entre 2019 et 2021. Si la première conversion s’est effectuée sous le patronage lointain de saint Augustin et de sa « Cité de Dieu », l’épiphanie politique se produit par la grâce de Peter Thiel, que J. D. Vance entend pour la première fois en 2011 alors qu’il est étudiant à Yale. Fondateur de PayPal, puis de Palantir, société spécialisée dans les big data, il a misé sur Donald Trump dès 2016.

Au sein de la Silicon Valley, il est alors encore ultra-minoritaire, mais il constitue, comme le note la revue « Grand Continent », un pilier important de l’effort de radicalisation du Parti républicain – que l’on qualifie parfois de « nouvelle droite » – vers des positions toujours plus conservatrices. « Peter Thiel est l’un des premiers de la big tech à avoir eu un agenda politique ultra-conservateur à tendance libertarienne », rappelle Sébastien Roux. Le parrain de la « PayPal mafia » mise d’abord professionnellement sur Vance, à qui il confie la direction (2016-2017) de l’une de ses sociétés, Mithril Capital, avant de participer au financement de la société Narya Capital, que Vance fonde en 2019.J. D. Vance fait alors partie de cette frange de conservateurs rétive à la personnalité comme à la rhétorique de Donald Trump. En 2016, alors que le magnat de l’immobilier est en train de réussir son OPA sur le Parti républicain, il écrit à l’un de ses associés dans un post Facebook : « Je n’arrête pas de me demander si Trump est un trou du cul cynique comme Nixon qui ne serait pas si mauvais (et pourrait même s’avérer utile) ou s’il est le Hitler de l’Amérique. »

C’est également le souvenir d’un conservateur bon teint mais sans excès que garde un de ses collègues de promo à Yale, aujourd’hui avocat sur la côte Est, qui a accepté de témoigner pour « l’Humanité magazine » sous couvert d’anonymat :
« D’un point de vue idéologique, il est aujourd’hui une personne complètement différente. Nous étions ensemble à la faculté de droit pendant les élections de 2012 (seconde victoire de Barack Obama – NDLR), et il n’avait aucune tolérance pour les personnes d’extrême droite qui dénigraient les autres ou qui débordaient d’opinions nationalistes blanches. Il était conservateur sur des questions telles que l’avortement et la politique fiscale, mais exprimait également son soutien aux immigrants, s’est lié d’amitié avec des camarades de classe LGBTQ + et a appris à connaître des gens de tout l’éventail politique. Il est très décevant de voir le tournant qu’il a pris lorsqu’il a décidé de se présenter aux élections. »

Un petit gars du pays

C’est en effet lorsqu’il quitte la Silicon Valley pour décrocher un siège de sénateur dans son Ohio natal qu’il se rend aussi auprès de Trump, qui lui accorde sa bénédiction, par l’entremise encore une fois de Peter Thiel. Il rentre dans une arène inconnue mais bardé d’un incontestable pedigree local, raconté dans un livre sorti en 2016 : « Hillbilly Elegy » (« Une ode américaine »). Dans ce titre évocateur, il y a comme un retournement, puisqu’un « hillbilly » est un terme désignant les habitants des Appalaches, équivalent d’un « péquenaud » ou d’un « cul-terreux ». J. D. Vance y raconte son enfance dans cette partie montagneuse du Midwest, à la culture locale si forte. Son père l’a abandonné. Sa mère s’abandonne, elle, aux drogues et aux hommes de passage. Il trouve du réconfort auprès d’une grand-mère rêche et raide mais aimante et d’un grand-père alcoolique.

Après une scolarité moyenne, le bac en poche, il s’engage dans les marines et y passe quatre années de service, dont un déploiement de six mois en Irak dans un rôle de non-combattant. Il y écrit des articles et des photos pour le service communication. Il n’arbore pas un pin’s de la paix accroché à son casque comme le Guignol de « Full Metal Jacket », de Stanley Kubrick, mais en revient néanmoins un brin désenchanté et prenant ses distances avec le néoconservatisme alors en vogue dans le Grand Old Party de George W. Bush et Dick Cheney. En 2007, grâce à une bourse GI Bill, il entame des études supérieures : d’abord, la peu réputée université d’État de l’Ohio puis la très prestigieuse faculté de droit de Yale.

C’est donc un petit gars du pays qui, diplômé et enrichi, revient, en 2021, se faire élire sénateur. Il joue sur le storytelling du fils d’une famille blanche paupérisée et dysfonctionnelle ayant tracé son chemin vers l’excellence. Sans syndrome de transfuge de classe, rassurez-vous. Depuis Horatio Alger, l’Amérique qui croit en la fable de la méritocratie adore ce genre d’histoire. Donald Trump aussi, sans doute, qui, à la surprise générale, le choisit, à l’été 2024, comme son colistier.

Tout, dans leur personnalité, semble les opposer : ils ont trente-huit ans d’écart, soit presque deux générations. L’un, héritier et fils de millionnaire de New York, s’est fait réformer sous un faux prétexte pour éviter d’être envoyé au Vietnam ; l’autre, enfant de la plèbe du Midwest, est doublement décoré par le corps des marines. L’aîné est réputé pour ne jamais lire les mémos que lui envoient ses conseillers ; le cadet expose en 2020 dans un très long article, « Comment j’ai rejoint la résistance », pour le magazine catholique « The Lamp » les raisons de sa conversion religieuse.

La harangue tendance fachosphère

Jeune sénateur (élu en 2022) propulsé sur le ticket présidentiel, le petit conservateur au visage poupin a bien changé. Ce n’est pas seulement la barbe qui lui mange les joues, mais le fanatisme semble consumer son esprit et son verbe. Il pourfend « l’idéologie woke », qui pollue le « temple » qu’est le corps humain ainsi que les universités. Férocement antiantiavortement, il suggère que les parents puissent voter au nom de leurs enfants, afin de récompenser ceux qui « investissent » dans l’avenir du pays. Pendant la campagne, il stigmatise les « femmes à chats sans enfants », visant sans la nommer Kamala Harris.Le ton country club du parti d’Eisenhower a cédé la place à la harangue tendance fachosphère, en osmose avec ce nouvel âge de la radicalisation du Parti républicain qu’en Europe nous nommerions « extrême droitisation ». « J. D. Vance est un théoricien plus qu’un intellectuel, décrypte Sébastien Roux. Son idée centrale est de refonder le conservatisme américain dans un sens plus réactionnaire. » « Il a le temps avec lui », ajoute le chercheur.

La Constitution est une précieuse alliée : elle interdit un troisième mandat (exit Donald Trump) et à une personne née à l’étranger de devenir président (bye bye Elon Musk). « Mais il ne dispose pas encore de base politique qui lui soit propre », tempère Sébastien Roux. Son style « inquiète aujourd’hui une partie de l’écosystème républicain par son fanatisme », ajoute Marie-Cécile Naves. Certains sénateurs républicains, encore un peu vieille école, n’ont pas apprécié de se faire tirer les oreilles pour valider les invraisemblables candidatures de Tulsi Gabbard (à la tête du renseignement national), de Kash Patel (du FBI) ou encore de Pete Hegseth (du Pentagone).

Après l’aval sénatorial, J. D. Vance tisse sa toile d’obligés. Peter Thiel et ses délires transhumanistes, toujours en coulisses, le « Vice » est également un proche de Kevin Roberts, directeur de la Heritage Foundation et de son projet 2025, dont les relations avec l’Opus Dei sont de notoriété publique. Protégé d’une éventuelle disgrâce par sa fonction institutionnelle, moins clivant dans la société que Musk, il ne manque pas d’atouts en main « pour préparer le trumpisme après Trump », selon la formule de Sébastien Roux, et passer du canapé du bureau Ovale à la chaise présidentielle.

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Trump tente de plonger l’Ukraine et le monde dans un nouvel ordre

En mettant en scène le lâchage de l’Ukraine, le président américain acte sa volonté de plonger le monde dans un nouvel ordre où la prédation prime sur le droit. (Article publié dans l’Humanité du 3 mars 2025.)

Les images ont filé tout droit dans les archives, devenant historiques à l’instant même où elles étaient diffusées. En mondovision, le chef d’un État souverain – Volodymyr Zelensky – a été humilié par le président et le vice-président de la principale puissance mondiale – Donald Trump et J. D. Vance. Cela ressemblait presque à une scène de cour d’école où un gamin auquel on a volé une partie de ses billes se fait admonester par le surveillant général et son adjoint : « Il va falloir dépasser cela. »

Même les scénaristes à l’imagination foisonnante de la série West Wing n’avaient osé l’imaginer. Un sacré « moment de télévision », a lâché Donald Trump, toujours prompt à assurer le service après-vente de ses propres prestations. « Depuis que la diplomatie existe, il n’y a pas eu de scène aussi grotesque et irrespectueuse que celle qui s’est déroulée dans le bureau Ovale », a réagi le président brésilien Lula, dont les relations avec son homologue ukrainien sont pourtant orageuses. La portée de l’affaire dépasse évidemment celle d’une algarade, fut-elle la plus médiatisée de ces dernières années. Elle constitue sans doute le marqueur d’une nouvelle ère des relations internationales.

Le président ukrainien a payé cash sa « naïveté »

Volodymyr Zelensky avait, semble-t-il, encore quelques illusions sur la position de l’administration Trump. Au point de venir à Washington quémander un soutien et provoquer une rencontre dans le bureau Ovale devant les caméras afin de mettre en scène ce qu’il pensait pouvoir obtenir.

Le président ukrainien a payé cash sa « naïveté ». Manifestement pas préparé à ce « traquenard », il a balbutié quelques phrases de peu de portée, se perdant dans un combat déséquilibré avec ses hôtes et échouant à rappeler quelques évidences, à commencer par celle du droit international bafoué.

Ce que disent ces longues minutes est assez simple : depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump ne bluffait pas. On a assisté en direct, comme l’a souligné sur X Corentin Sellin, spécialiste des États-Unis, « à la matérialisation d’un changement d’alliance, au moins sur l’Ukraine. Les États-Unis de D. Trump (et J. D. Vance) sont alignés sur les positions de Poutine ».

D’une pierre – un cessez-le-feu ou un accord global –, le président nationaliste veut faire plusieurs coups. En reprochant à Volodymyr Zelensky de jouer « avec la troisième guerre mondiale » et « avec la vie de millions de personnes », il espère apparaître comme le « pacificateur » qu’il a promis d’être lors de son discours d’investiture. Ce vernis pacifiste masque (mal) un premier objectif : profiter de l’extrême position de faiblesse de l’Ukraine pour se livrer à une extorsion à grande échelle – rarement vu, si ce n’est jamais, dans l’histoire des relations internationales.

En contrepartie du maintien de l’aide économique et militaire états-unienne, sans laquelle l’Ukraine s’effondrerait certainement en quelques semaines, Donald Trump exige la possession de terres rares sur le sol ukrainien. Un accord « préliminaire » entre les deux pays a été élaboré mais finalement pas signé, en raison de l’altercation du bureau Ovale. Il prévoit la création d’un « fonds d’investissement » pour la reconstruction de l’Ukraine, auquel chacun des deux pays abonderait à hauteur de 50 %.

Celui-ci fonctionnerait en fait comme une pompe aspirante des recettes des ressources minérales ukrainiennes vers Washington. Si Volodymyr Zelensky déclarait mercredi dernier à la BBC qu’il était « trop tôt pour parler d’argent », Donald Trump, lui, ne fait que cela. Il a placé la barre à 300 milliards de dollars afin que les États-Unis puissent « récupérer » l’argent versé à l’Ukraine depuis l’agression russe, en février 2022.

De Gaza à Kiev, la violation du droit international est valorisée

Comme à son habitude, le président américain ment éhontément pour arriver à ses fins et évoque les 350 milliards de dollars versés par les États-Unis à l’Ukraine en trois ans – un montant fantaisiste que Volodymyr Zelensky a manqué encore une fois de réfuter vendredi.

En fait, le Congrès des États-Unis a validé cinq paquets d’aides financières et militaires pour un total de 175 milliards de dollars, dont une partie seulement (106 milliards) a été allouée directement au gouvernement ukrainien, le reste ayant financé des… entreprises d’armement américaines qui fournissent l’Ukraine.

Au-delà de ce racket, quelle est la visée stratégique de Donald Trump ? En s’alignant sur Vladimir Poutine, tente-t-il d’affaiblir le lien entre la Russie et la Chine, ce dernier pays étant considéré comme le principal défi auquel doit faire face la puissance américaine en ce XXIe siècle ? « Cela reflète une incompréhension flagrante de la relation entre Xi et Poutine et la dépendance actuelle de la Russie à l’égard de la Chine. Poutine ne va pas rompre avec Xi pour parier sur un Trump qui ne sera plus au pouvoir dans quelques années et sur une politique américaine imprévisible. Donc, même s’il y a un plan géopolitique derrière, il est complètement erroné », décrypte, pour le Figaro, Steven Pifer, ancien ambassadeur américain en Ukraine, et analyste pour la Brookings Institution.

Autre hypothèse : le milliardaire au nationalisme exacerbé construit pas à pas une sorte d’ « internationale réactionnaire ». La formule peut paraître éculée ou paresseuse mais elle permet de mettre en lumière un processus réellement en cours. En proposant de vider Gaza de ses habitants pour en faire une « Riviera du Moyen-Orient », Donald Trump lâche la bride sur le cou de la coalition d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv qui n’en espérait pas tant et comble le « bloc évangélique » américain, matrice de la coalition républicaine.À Munich, J. D. Vance est venu tancer les Européens pour leurs politiques de « modération » des propos haineux, racistes et antiféministes tout en conseillant aux Allemands de mettre fin au « cordon sanitaire » contre l’extrême droite, deux « mantras » de la fachosphère US, avec Elon Musk en porte-parole.

Et, désormais, le pouvoir poutinien se verrait récompenser de son agression militaire qui a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes. Ici encore, l’écho intérieur américain est audible, la Russie devenant synonyme pour la base « Maga » (Make America Great Again) de rempart anti-woke et de fortin des valeurs chrétiennes.

De Gaza à Kiev, la violation du droit international est non seulement acceptée mais valorisée tandis que les principaux amis des États-Unis se retrouvent en tête de la liste des personnes recherchées par la CPI et que les « alliés » traditionnels, notamment européens, sont invités à se débrouiller seuls.

À Washington, les maîtres mots sont « force » et « unilatéralisme »

Un nouveau paradigme des relations internationales émerge, comme l’a constaté sur CNN, Rahm Emanuel : « C’est désormais la prédation contre les principes. » L’ancien chef de cabinet de Barack Obama et ancien ambassadeur au Japon veut certes croire que l’Amérique se trouvait toujours du côté des « principes » (ce que les faits historiques contestent, du Chili de Pinochet à la guerre en Irak lancée par George W. Bush).

Mais l’Amérique assume désormais de diriger le camp de la prédation, ce qui induit de remettre en question l’architecture de sécurité que l’Amérique de Franklin Delano Roosevelt avait conçue. Dans un monde « multipolaire », le multilatéralisme est vu comme une entrave au libre exercice de la puissance américaine. À Washington, les maîtres mots sont « force » et « unilatéralisme ».

Ce virage sur l’aile ne va pourtant pas sans turbulences. Si le nouveau pouvoir américain veut se délier des engagements collectifs, il devra néanmoins préserver son système d’alliances qui lui donne un avantage concurrentiel majeur par rapport à Pékin. Les Européens, abandonnés en rase campagne, décideront-ils enfin de bâtir une autonomie stratégique ?

Enfin, la réaffirmation brutale de l’hégémonie des États-Unis via la méthode Trump peut conduire à son isolement croissant sur la scène internationale. Le soutien inconditionnel de Joe Biden à Benyamin Netanyahou et sa guerre totale menée à Gaza avait déjà contribué à saper l’autorité (ou ce qu’il en restait) du « phare de la démocratie » sur la scène internationale. Un pays qui menace ses partenaires (Mexique, Canada), délaisse ses alliés (Europe) et lâche un pays agressé (Ukraine) ne peut plus se parer de faux-semblants moraux. Il est nu. Roi, mais nu.

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