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A New York, la vague Mamdani emporte l’establishment

Le candidat socialiste et musulman de 34 ans est largement favori de l’élection municipale qui se déroule ce mardi 4 novembre. En un an, il a constitué une coalition à l’image de la ville : jeune et diverse. (Article publié dans l’Humanité du 4 novembre 2025.)

Il est revenu sur le terrain de jeu de son enfance, mais cette fois-ci pas pour jouer avec les potes. À 14 ans, c’est presque à un rite de passage dans le monde adulte auquel va se livrer Daud Firaz : son premier porte-à-porte pour un candidat, en l’occurrence Zohran Mamdani. Il a entraîné avec lui sa mère, Afreen Chandary.

« Je vous assure que ce n’est pas l’inverse », assure celle qui avait déjà mené campagne pour l’élection du jeune socialiste au poste de représentant à l’Assemblée d’État. Le candidat à la mairie de New York n’était donc pas un parfait inconnu pour le jeune homme, qui voudrait devenir docteur, comme son grand-père, arrivé du Pakistan dans les années 1980.

Le premier débat opposant les prétendants à la magistrature suprême de la plus grande ville du pays (8,5 millions d’habitants) a servi de déclencheur. « J’ai vraiment été impressionné par sa prestation et cela m’a décidé », raconte Daud. « C’est important pour un jeune racisé de voir l’exemple de quelqu’un sans complexe qui affirme ce qu’il pense, ajoute Afreen. Mes parents étaient la première génération et il fallait faire les choses dans les règles, s’intégrer mais surtout ne pas faire de politique. Je suis la deuxième génération et ça a commencé à changer. »

« C’est le moment ou jamais »

Sur l’aire de jeux de Dutch Kills, dans le quartier d’Astoria, mère et fils ont rejoint d’autres bénévoles. C’est l’équipe de 15-18 heures qui se rassemble sous la houlette de Magdalena, Dustin et Mona, membres du DSA (Democratic socialists of America, l’organisation dont est membre Zohran Mamdani et qui gère sa campagne) en charge de l’organisation du « canvass » (porte-à-porte) alors que l’équipe de 12-15 heures termine.

Juste en face se trouve le Sami’s Kabab House, le restaurant préféré de Zohran Mamdani, où il a récemment tourné une vidéo avec Bernie Sanders. Pas le temps pour un uzbeki qabuli pulao, un plat traditionnel afghan. Ce sera juste quelques pommes, apportées par une dame qui ne parle que le mandarin.

Il y a également Lisa, « très impatiente et un peu nerveuse », qui franchit le pas pour la première fois. « Je suis très intéressée par la politique mais je ne me suis jamais engagée. Je suis en faveur des mesures proposées par Zohran mais je pensais que ce n’était pas possible de les faire gagner. Quand j’ai vu la dynamique, je me suis dit : “C’est le moment ou jamais” », explique-t-elle. Elle fera tandem avec Aïcha, habituée de l’exercice.

Magdalena leur indique le périmètre où elles iront toquer, maison après maison, avec un flyer à double face (en anglais d’un côté ; espagnol, arabe, ourdou, etc., de l’autre) avec les propositions centrales du candidat. Deux amis, originaires du sous-continent indien, se voient assigner une autre partie du quartier. Le duo formé de Saba, résidant à San Francisco mais en vacances dans la famille, et Clara, dont les parents sont originaires des Andes, complétera le maillage.

Avant le grand départ, Magdalena livre quelques recommandations : « Faire du porte-à-porte, ce n’est pas tant opposer des arguments sur toutes les propositions que d’écouter les attentes des électeurs. » Et Dustin de compléter : « C’est le premier jour du vote anticipé et le dernier pour s’inscrire sur les listes électorales, donc insistez là-dessus. » C’est d’ailleurs près d’un bureau de vote que Daud et Afreen sont affectés.

« À plus de 50 %, on a un mandat clair »

À la même heure, dans le seul quartier d’Astoria (150 000 habitants), deux autres équipes se sont élancées. Dans l’ensemble de New York, des milliers de militants se mettent également en mouvement. L’équipe de campagne de Zohran Mamdani en revendique 90 000, une « armée de volontaires », selon la formule consacrée aux États-Unis, dont le nombre et l’enthousiasme sont inégalés.

Sur le chemin vers le Museum of Moving Image où se trouve le bureau de vote, la mère de famille évoque le souvenir du 11 septembre 2001 : « J’étais lycéenne, je me souviens parfaitement du climat… et maintenant on va avoir un maire musulman. »

La certitude d’Afreen Chandary en ce samedi 25 octobre s’est depuis encore renforcée. La participation lors du vote anticipé bat tous les records, comme celle lors de la primaire démocrate avait établi un nouveau standard avec 1 million de votants.

Les sondages les plus récents accordent à Zohran Mamdani une avance située entre 7 et 25 points sur Andrew Cuomo, l’ancien gouverneur démocrate de l’État de New York, qui se présente en indépendant après sa cuisante défaite lors de la primaire, et Curtis Sliwa, le candidat républicain.

« La victoire est assurée. La question est de connaître l’ampleur du score », nous glissait un responsable de DSA, le soir du meeting de Zohran Mamdani en présence de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, qui a rassemblé 13 000 participants« À plus de 50 %, on a un mandat clair », ajoutait-il.

« Rendre la ville abordable »

Dans un entretien accordé à l’Humanité, l’universitaire Ted Hamm détaille les ingrédients de ce succès totalement imprévisible : il y a six mois, Zohran Mamdani affichait 1 % d’intentions de vote. Tout a commencé par un slogan simple mais qui s’est transformé en quasi-force matérielle : « Rendre la ville abordable ».

Dans la capitale économique du pays et l’une des villes les plus inégalitaires, les propositions phares du candidat socialiste (gel des loyers, gratuité des bus, création d’un service public de la petite enfance et alourdissement de l’impôt sur les plus riches) se sont propagées comme une traînée de poudre dans le corps électoral.

« C’est la partie “démocratie du socialisme démocratique. Quand vous gagnez les voix de la classe ouvrière et que celle-ci est majoritaire – aux États-Unis et encore plus à New York –, eh bien vous remportez l’élection », souligne Michael Zweig, professeur émérite d’économie, et auteur d’un livre sur la classe ouvrière.

Ce message a pu être popularisé grâce à ce que Doug Henwood, journaliste et hôte d’une émission de radio, appelle « une machine électorale extraordinaire »« Au cours des dernières années, le DSA a maîtrisé les détails techniques permettant de remporter des élections : frapper aux portes, envoyer des SMS, passer des appels téléphoniques, détaille-t-il. D’autres candidats tentent de faire de même avec des employés rémunérés, mais ils ne peuvent rivaliser ni avec le nombre ni avec l’enthousiasme des bénévoles de la DSA. »

Cette campagne de terrain a permis d’élargir l’électorat démocrate« Sa coalition est jeune, pluriethnique, multilingue, avec beaucoup de primo-votants, qu’ils soient abstentionnistes ou jeunes électeurs. On n’avait jamais vu ça avant », décrit Tristan Cabello, professeur d’histoire à l’université Johns Hopkins et résident de Harlem.

Lors de la primaire, pour la première fois dans l’histoire politique de la ville, les moins de 40 ans représentaient la fraction la plus importante de l’électorat. Les premières données du vote anticipé montrent également une surmobilisation des nouvelles générations.

Un mouvement jeune imperméable aux arguments du passé

Autant d’évolutions qu’Andrew Cuomo, 67 ans, et une partie de l’establishment démocrate, qui l’a d’abord soutenu, n’ont rien vu venir. L’ancien gouverneur contraint à la démission en 2021 suite à des accusations de harcèlement sexuel par treize femmes a mené une campagne avec les forces et les arguments du passé.

Il s’est appuyé sur l’argent des milliardaires qui avaient également financé la campagne de Donald Trump, mobilisant plus de 50 millions de dollars, mais sous-estimant le rejet populaire des grandes fortunes et de leur rôle en politique.

Andrew Cuomo, qui a proposé ses services d’avocat à Benyamin Netanyahou, a tenté de discréditer son challenger en le dépeignant comme un « antisémite » pour ses prises de position sur la guerre à Gaza, qu’il qualifie de « génocide ».

L’argument aurait pu faire mouche à New York, où vivent un million de juifs, si une partie de ceux-ci, notamment les plus jeunes, n’étaient pas révulsés par la politique du premier ministre israélien et s’ils ne s’étaient finalement tournés vers… Zohran Mamdani, en passe de devenir, à 34 ans, le premier maire musulman et socialiste de la ville.

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A Astoria, ce quartier de New York où tous les élus sont socialistes, dont Zohran Mamdani

L’aventure politique du grand favori des sondages pour devenir le prochain maire de New York a commencé dans ce quartier du Queens, où tous les élus sont membres de l’organisation Democratic Socialists or America. Plongée dans le « laboratoire » de la gauche new-yorkaise. (Article publié dans l’Humanité magazine du 30 octobre 2025.)

Le King of Falafel and Shawarma affiche les couleurs. Celles du drapeau palestinien, mais aussi de l’Espagne, de l’Afrique du Sud et du Brésil (pays pionniers dans la défense internationale du droit des Palestiniens) et celle, étoilée, des États-Unis (puisqu’on se trouve sur le sol américain). Le « roi du falafel et du shawarma » affiche surtout ses engagements politiques. Sur l’enseigne, il a fait écrire « Free Palestine » et « Stop au génocide ». Devant l’entrée du restaurant, il a posé un de ces squelettes que l’on trouve dans les salles de sciences. Celui-ci arbore des fanions rouge, vert, blanc et noir et porte une casquette rouge « Fuck Trump ». Sur un poster collé sur la vitrine, le président des États-Unis est grimé en clown et on le retrouve à l’intérieur sur de nombreuses affiches, copieusement insulté. « Ce business soutient la Palestine », résume une affiche sur fond jaune.

La spectaculaire scénographie est assumée par Fares Zeideia, né en Cisjordanie et arrivé à New York à l’âge de 15 ans en 1981. Celui que tout le monde appelle « Freddy » a commencé par un food truck et accompagnait ses ventes de falafels de danses du ventre aussi improvisées qu’imprécises. Puis il a racheté ce petit local à l’ombre du métro aérien près de la station de la 30e Avenue à Astoria pour en faire un restaurant qui aura droit en 2016 à un article dans le « New York Times ». Le succès et la notoriété n’ont pourtant pas altéré l’identité de l’enfant de Ramallah. Depuis le début de la guerre génocidaire à Gaza, il a décidé d’exprimer publiquement sa position.

Le personnage colle parfaitement à l’âme politique du quartier qu’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), née en 1989, a baptisé la « république populaire d’Astoria ». Ce district de 150 000 personnes situé dans le nord du Queens, l’arrondissement le plus peuplé et le plus divers (180 langues y sont parlées) de New York, dispose d’une caractéristique unique aux États-Unis : tous les élus à tous les échelons sont membres du Democratic Socialists of America (DSA), la principale organisation socialiste du pays.

Astoria, pionnier et annonciateur de changements plus profonds

L’épopée a commencé en 2018 avec AOC renversant un baron démocrate local dans une circonscription incluant Astoria. Deux ans plus tard, nouvelle primaire, nouveau rebondissement. Pour représenter le district à l’assemblée d’État à Albany, la sortante Aravella Simotas perd la primaire démocrate face à un jeune homme de 29 ans, né en Ouganda de parents indiens, rappeur à ses heures perdues, un certain Zohran Mamdani, qui brigue aujourd’hui la mairie de New York. Un an plus tard, encore, Tiffany Caban, née en 1987, d’origine portoricaine, connue pour ses prises de position pour une réforme du système pénal, remporte le siège de conseiller municipal laissé vacant par Costa Constantidines. Grand chelem pour le DSA. Dans la presse américaine, l’encre coule à flots sur ce « quartier socialiste », surgi de presque nulle part. Mais les observateurs continuent d’y voir une bulle voire une anomalie. La population étant (un peu) plus diplômée et (légèrement) plus blanche que dans l’ensemble de la ville, aucune chance ou danger de propagation. Astoria était en fait pionnier et annonciateur de changements plus profonds dans « Big Apple ».

« Depuis la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez en 2018, nous avons fait progresser le mouvement socialiste démocratique à New York, non pas discrètement ou prudemment, mais avec joie et conviction, assume pour « l’Humanité magazine la conseillère municipale Tiffany Caban. La campagne de Zohran Mamdani, ancrée dans le pouvoir de la classe ouvrière, prouve que le socialisme démocratique peut gagner, et pas seulement à Astoria. »

« Laboratoire socialiste », l’ancien quartier grec dont témoignent encore l’église Saint-Dimitri, le restaurant Zorba ou la boucherie Akropolis, a d’abord vu arriver, depuis une quinzaine d’années, des populations immigrées venant d’Asie ou d’Amérique latine ainsi que des milléniaux (nés entre 1981 et 1996) blancs diplômés, fer de lance du basculement politique en cours.

Shawna Morlock et Josh Kraushaar font partie de cette cohorte. Chevilles ouvrières du DSA à Astoria, ils y sont arrivés un peu par hasard. « Quand on est revenus à New York en 2016 après quelques années à Miami où mon mari avait été muté, on cherchait un quartier avec une école Montessori (qui pratique une pédagogie particulière créée par Maria Montessori – NDLR). Il y avait l’Upper West Side (à Manhattan) où c’était affreusement cher… et Astoria », raconte Shawna, 35 ans. C’est donc dans cette partie du Queens qu’elle participe à sa première campagne électorale. La candidate pour laquelle elle frappe aux portes est quasiment inconnue. Shawna partage un point commun avec la jeune challenger que l’on commence par appeler par ses initiales, AOC : avoir été serveuse dans un bar. Après la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez, Shawna adhère au DSA et, tout en maintenant son activité de coloriste capillaire, la milléniale aux cheveux roux flamboyants s’y investit de plus en plus. En 2023, elle bascule dans le monde politique en devenant « organizer » (collaboratrice – NDLR) pour Kristen Gonzalez, une autre élue socialiste (ils sont désormais neuf) à l’assemblée d’État. Depuis mars dernier, elle travaille à temps plein pour la campagne municipale de Zohran Mamdani.

Autre chemin, même destination pour Josh, 32 ans. « C’était il y a cinq ans. J’avais des copains qui y vivaient. C’était très tendance, tout le monde parlait d’Astoria. Ce n’est pas loin de Manhattan, la vie est sympa avec des tas de restaurants », se souvient cet ingénieur spécialisé dans les données. Lui a rejoint le DSA après la campagne présidentielle de Bernie Sanders. « Le quartier était déjà progressiste mais, avec les changements, il est devenu cet épicentre dont tout le monde parle », ajoute celui qui a désormais la responsabilité des adhérents pour l’ensemble de la ville.

Si leurs parcours de vie sont différents, Shawna comme Josh ont rejoint l’organisation socialiste sur la même base : envie de réformes radicales et rejet de l’appareil démocrate. À New York, les petites rivières personnelles ont fait un grand fleuve politique. La section locale du DSA compte actuellement 500 adhérents, tandis que près d’un millier de personnes sont impliquées dans les porte-à-porte qui se déroulent tous les jours, pointe avancée d’une « extraordinaire machine électorale », selon la formule de Doug Henwood, journaliste et hôte d’une émission de radio. « Plus on va avancer vers la date de l’élection (mardi 4 novembre – NDLR), plus les opérations vont s’intensifier », indique Josh, qui se dit « confiant » dans la victoire, alors que les sondages accordent toujours plus d’une dizaine de points d’avance au candidat socialiste.

L’inattendue victoire de Zohran Mamdani lors d’une primaire démocrate avec 43 % des voix face au favori de l’establishment, Andrew Cuomo (36 %) a montré que l’« expérience Astoria » a essaimé. Dans un premier temps, dans le « couloir coco » (« commie corridor »), expression forgée, entre autodérision et provocation, par le jeune stratège Michael Lange : les quartiers du Queens et de Brooklyn bordés par l’East River sont représentés exclusivement par des adeptes du socialisme démocratique. Puis elle s’est étendue à l’ensemble de la ville de 9 millions d’habitants.

La rhétorique du candidat sur la nécessité de rendre New York « abordable » pour tous (gratuité des bus, gel des loyers, généralisation de la garde d’enfants) a unifié des populations que des consultants politiques estimaient irréconciliables, du petit commerçant bangladais du fin fond du Queens au « hipster » à la barbe soignée de Brooklyn. Selon Ted Hamm, professeur de journalisme à l’université Saint-Joseph, sa plateforme programmatique a permis à Zohran Mamdani d’élargir l’électorat démocrate comme aucun autre de ses prédécesseurs : « Jamais la vieille garde n’aurait pensé qu’un socialiste, musulman, propalestinien puisse l’emporter. Bill de Blasio, maire progressiste entre 2014 et 2021, a mobilisé les Africains-Américains, les syndicats et d’autres composantes de la base démocrate typique. Zohran, lui, a séduit les Asiatiques, les jeunes, des personnes qui n’avaient jamais voté, etc. »

« Nous ne voulons pas nous contenter de gagner des élections, nous changeons ce qui est politiquement possible »

Ces éléments se trouvent déjà dans le « laboratoire » Astoria : organisation des jeunes diplômés précarisés par le krach de 2008 et politisation des résidents immigrés. Il faut y ajouter un ingrédient, qui pourra constituer un puissant levier pour le maire Mamdani : l’auto-organisation. Le « climat » radical ne s’exprime pas que dans les urnes. Astoria est le seul quartier du Queens où deux « stores » de Starbucks ont voté pour la création d’un syndicat. Depuis, l’un d’eux – au 3108 Astoria Boulevard – a été fermé dans le cadre d’un plan de restructuration de la direction de la multinationale, qui en a profité pour viser les magasins syndiqués.

La montée en puissance du DSA à Astoria, en réaction notamment à l’explosion des prix des loyers, a conduit, de manière presque concomitante, à la création d’une association de locataires, Astoria Tenant Union, dont James Carr, 31 ans, est l’une des chevilles ouvrières. C’est au parc Athènes, assis de chaque côté d’une table échiquier en béton, que le jeune homme évoque la fondation formelle de l’association en 2022 : « Ces vingt à trente dernières années, des familles de Latinos, de Bangladais, d’Indiens ont été poussées vers la sortie à cause de l’augmentation des loyers. Nous nous mobilisons à la fois contre la gentrification et contre les négligences et pratiques de certains propriétaires, parfois des marchands de sommeil. » Lui-même a dû quitter Long Island, la banlieue de New York dans laquelle il a grandi, devenue trop onéreuse, pour migrer vers ce bout de Queens dans lequel il ne peut pourtant résider qu’à la condition de la colocation avec sa sœur et son beau-frère : 2 500 dollars pour un T3. « Et encore, ce n’est pas cher », précise-t-il.

L’un des principaux points du programme de Zohran Mamdani entend s’attaquer au fléau en gelant les loyers du secteur encadré, ce qui concerne 20 % des New-Yorkais, à la fois membres des classes populaires et moyennes. « Nous ne voulons pas nous contenter de gagner des élections, revendique Tiffany Caban. Nous changeons ce qui est politiquement possible. Les New-Yorkais ont soif d’une politique fondée sur la joie, la justice et la solidarité. Le socialisme démocratique n’est pas un rêve. C’est la réponse réelle et pratique aux crises auxquelles nous sommes confrontés. »

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A Denver, une Amérique « sanctuaire » pour les migrants

Malgré la peur propagée par l’administration Trump et les raids de la police de l’immigration, la grande ville du Colorado reste fidèle à sa tradition d’accueil et de protection des nouveaux arrivants grâce à l’action d’églises, associations, avocats et élus locaux. (Article publié dans l’Humanité magazine du 17 avril 2025.)

Monica pose sa main sur l’épaule de Susie et la caresse, puis souffle. La main droite de Susie lâche le volant et tapote le genou de Monica. Susie reprend la conduite à deux mains. Monica se laisse aller sur le siège passager légèrement incliné puis tourne la tête vers la vitre à travers laquelle défilent les rues de Denver. Tout en silence. La solidarité par un geste. L’inquiétude par un soupir.

Jusqu’au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, Monica, migrante vénézuélienne, disposait d’un statut légal. Aujourd’hui, elle ne sait pas. Le programme, créé sous la présidence Biden, grâce auquel elle est entrée aux États-Unis il y a un peu plus d’un an, a été annulé par la nouvelle administration, mais elle dispose d’un permis de travail… qui pourrait être annulé en ce mois d’avril.

Susie, l’une des deux « sponsors » de Monica, vient de l’accompagner à une banque alimentaire dans le nord de la principale ville du Colorado. Dans le coffre du SUV, de quoi remplir le frigo pour le mois : pâtes, fruits, légumes, poulet et porc, sodas. Les deux femmes ne se sont pas vues depuis un mois. Via le téléphone de Susie et une application de traduction, elles profitent du trajet pour se donner des nouvelles.

Monica explique qu’elle a donné son téléphone à sa fille aînée. Il y a deux semaines, cette dernière s’est trompée de bus en rentrant de l’école. Sa mère l’a attendue pendant deux heures. Angoisse. Puis une voiture de police s’est arrêtée devant l’appartement. Angoisse absolue. L’adolescente en est sortie et a rejoint sa mère tandis que les deux policiers repartaient vers d’autres missions.

« Sanctuaires » pour les personnes migrantes

Condensé d’un paradoxe américain. Monica Navarro est une cible de la police fédérale de l’immigration, l’ICE, mais, à Denver, elle bénéficie de la protection de « bons samaritains » comme des autorités publiques. La plus grande ville du Colorado fait partie d’un réseau d’États et de dizaines de cités qui, depuis les années 1980, se sont déclaré « sanctuaires » pour les personnes migrantes. La municipalité les accueille, les prend en charge et interdit à la police, dont les forces se trouvent sous l’autorité du maire, de collaborer avec les forces fédérales de l’immigration.

Monica et sa famille n’ont pas choisi de venir s’installer à Denver. C’est le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, qui a choisi pour eux. Monica, son compagnon, Miker Silva, et leurs deux filles sont arrivés aux États-Unis par cet État ultraconservateur, principale porte d’entrée pour les migrants d’Amérique latine. Dans une opération politique au cynisme consommé, l’élu a organisé dès mai 2023 des convois vers des villes démocrates, avec pour sous-titre : « Vous êtes pour l’immigration, eh bien, prenez-les ».

La famille Navarro-Silva a donc débarqué un beau matin de janvier 2024 à Denver avec 10 dollars en poche. La municipalité les loge dans une chambre d’hôtel, le temps qu’ils trouvent un logement. Puis un boulot pour Miker. Puis un autre logement, à Aurora, ville voisine de Denver. Dans la petite résidence à la population mixte où elle occupe un appartement en rez-de-chaussée, la famille se sent bien. Et Monica a trouvé elle aussi un travail. Dans la même boulangerie industrielle que son mari, à quarante-cinq minutes de trajet du domicile. Elle fait le « quart » de nuit. Miker, celui de l’après-midi.

Avec une seule voiture en possession de la famille, Monica doit compter sur une collègue qui la récupère et la redépose au petit matin, juste avant que les deux filles, Shantal et Sheleska, ne se lèvent pour aller à l’école. Les salaires ne sont pas terribles, mais permettent au couple – désormais marié pour les besoins d’une demande d’asile – de faire plus ou moins bouillir la marmite.

Du rêve américain au cauchemar de l’arrestation

Dans son périple, la famille Navarro-Silva n’avance pas seule. Deux « anges gardiens », comme les appelle Monica, sont à leurs côtés : Susie et Jane, membres de l’Église presbytérienne de Montview Boulevard, dans le nord de Denver. Jane, retraitée après une double carrière dans le journalisme puis le paysagisme, fait partie depuis plusieurs années du comité sur l’immigration de la congrégation.

Elle a d’abord été sponsor de deux familles afghanes avant d’accompagner les Navarro-Silva. « Mon engagement est d’abord enraciné dans l’histoire de ma famille, explique la dynamique septuagénaire. Ma grand-mère, qui a été la personne la plus importante dans ma vie, est arrivée de Tchécoslovaquie à l’âge de 14 ans avec 5 dollars en poche. Il tient aussi à ma foi : même je ne suis pas une grande prosélyte, Jésus-Christ nous a dit d’aimer nos voisins sans exception. »

Depuis plusieurs semaines, la famille Navarro-Silva est passée de sa quête du rêve américain au cauchemar de l’arrestation et de la déportation« S’ils se font arrêter dans la rue, ils seront renvoyés. Rien dans les tribunaux ne les protégera », redoute Jan. Susie s’affiche moins pessimiste : « On ne sait pas en fait. On cherche des conseils juridiques. » Sur les porte-clés de la famille, un traceur indique leur position. « Si on vient les chercher, je saurai où ils sont », indique Jan, qui est également enregistrée auprès de l’école des filles pour pouvoir les récupérer en cas de scénario-catastrophe. « Surtout, insiste-t-elle, on leur a bien expliqué de ne pas ouvrir si la police de l’immigration frappait à leur porte. Il leur faut un mandat. »

L’épée de Damoclès a trois lettres gravées sur sa lame : ICE, pour Immigration and Customs Enforcement (police de l’immigration et des douanes). En anglais, l’acronyme signifie : « glace ». Depuis trois mois, elle agit en toute impunité, déporte en dehors de toute procédure légale des personnes en situation régulière aussi bien qu’irrégulière, arrête des militants pro-Palestiniens, multiplie les erreurs sans s’excuser et encore moins réparer. La Maison-Blanche a ainsi reconnu qu’un migrant au statut parfaitement légal avait été envoyé dans la pire prison salvadorienne, mais qu’elle ne pouvait rien faire qui puisse le faire revenir…

L’opération « Aurora »

Si aucun endroit du pays n’échappe à l’arbitraire de la chasse aux migrants, l’administration Trump a voulu faire de Denver un exemple. Tom Homan, le « tsar des frontières » comme l’appelle Trump, qui l’a chargé du contrôle de l’immigration, promet même la prison (comme s’il était habilité à prononcer une décision qui revient à la justice) au maire, Mike Johnston, s’il persistait à faire de Denver une ville sanctuaire. Convoqué par la majorité républicaine du Congrès, l’édile, un ancien proviseur de lycée, démocrate aux engagements assumés et au verbe tranchant, parlant par ailleurs couramment l’espagnol, avait tranquillement affirmé qu’il ne changerait pas de cap.

Dès le 5 février, le nouveau pouvoir lançait l’opération « Aurora », du nom de la ville de 400 000 habitants située aux portes de Denver. Aurora, où un habitant sur cinq est né à l’étranger (dont les Navarro-Silva), se voyait comme « l’Ellis Island des plaines », en référence à l’île de New York où ont débarqué des dizaines de millions de migrants européens entre 1880 et 1920. Elle se découvre, dans le discours de Donald Trump, travestie en ghetto sous la coupe du gang vénézuélien Tren de Aragua, désormais placé sur la liste des organisations terroristes. Pire : le symbole d’une « Amérique occupée » qu’il faut « libérer ». Au petit matin, c’est à une véritable opération militaire qu’assistent les habitants de plusieurs résidences, plus victimes des marchands de sommeil que des gangs, pour un bilan famélique : 40 arrestations dont une seule personne avec un casier judiciaire.

Mais le « gros coup », la police de l’immigration le réalise le 17 mars, en arrêtant Jeanette Vizguerra. Arrivée il y a trente ans de manière illégale du Mexique, mère de quatre enfants dont trois sont des citoyens américains, elle est une figure locale connue, militante des droits des migrants comme des droits sociaux, nommée en 2017 par le magazine « Time » une des personnes les plus influentes du pays. Ce jour-là, une équipe de l’ICE l’attend sur le parking de Target, un supermarché où elle travaille. « On a fini par vous avoir », raille l’un des agents. Jeanette ne s’était jamais cachée et accordait des entretiens aux médias du monde entier… Mike Johnston dénonce « une persécution dans le style poutinien des dissidents politiques ». Un juge a bloqué son expulsion, mais la militante est toujours enfermée dans un centre de rétention de l’ICE.

Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon

Mais un message d’intimidation a été envoyé. Dans une église du centre-ville qui s’occupe depuis les années 1960 des populations les plus pauvres, on a installé un mécanisme de fermeture à la porte d’entrée. « En prévision d’un raid de l’ICE », informe l’une des pasteurs. La directive fédérale interdisant à la police de l’immigration de cibler les églises, les écoles et les hôpitaux a été révoquée par Donald Trump. Anne Kleinkopf, coordonnatrice d’un réseau baptisé Interfaith Immigration Network, regroupant des dizaines de groupes et églises, chrétiens, juifs et bouddhistes, décrit une ambiance de « peur généralisée : dans les églises, dans les quartiers. Quasiment plus personne ne sort ». Certains, à l’instar de la famille Navarro-Silva, ne sont même plus certains de leur statut, qui était lié à des programmes spécifiques révoqués par Trump mais dont la révocation ne devrait pas être rétroactive. Théoriquement.

Tout est fait pour saper les fondements du mouvement « sanctuaire ». Exemple : dès fin janvier, l’association Rocky Mountain Immigrant Advocacy Network, un réseau d’avocats spécialisés dans l’immigration, s’est vu interdire l’entrée du gigantesque centre de détention d’Aurora, où plus d’un millier de migrants attendent leur comparution. La justice a restauré ce droit, mais c’est désormais au portefeuille que l’administration Trump veut frapper en sucrant le quart des subventions. Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon, les élus ne flanchent pas, les églises continuent d’accueillir, et les traceurs de la famille Navarro-Silva indiquent qu’ils sont toujours ensemble dans leur petit appartement d’Aurora.

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A Boulder, une Amérique vent debout contre Trump

Dans cette ville libérale du Colorado, la colère face à l’offensive de Donald Trump mais également un Parti démocrate parfois jugé trop peu combatif, s’exprime depuis plusieurs semaines. (Article publié dans l’Humanité du 4 avril 2025).

Boulder, Colorado (États-Unis), envoyé spécial.

Un décor de carte postale avec, en toile de fond, les montagnes Rocheuses coiffées de leur neige éternelle. Une météo de saison : frais mais ensoleillé. Mais l’heure n’est pas à une petite randonnée sur les contreforts, à une journée de ski à Vail ou à du lèche-vitrines dans le coquet centre-ville de Boulder.

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, en janvier, l’atmosphère est chargée de colère, voire de rage, dans le comté qui a voté pour Kamala Harris à 76,5 %, record absolu dans l’État du Colorado solidement démocrate depuis 2008. Les manifestations et rassemblements se bousculent sur l’agenda du comté en ce premier samedi de printemps.

Cela commence en fin de matinée à un carrefour apparemment lambda, dans la ville de Superior, voisine de Boulder. Un concert discontinu de Klaxon sature l’environnement. Il encourage la centaine de manifestants qui occupent les quatre angles de l’intersection. Tous les participants sont des Blancs d’âge mûr, portant des doudounes et bonnets ou casquettes pour affronter le vent qui pince, encore plus à cette altitude (1 600 mètres), un « public » peu habitué à ce genre de happening.

Une pancarte résume : « Ne nourrissez pas un fasciste ». Derrière la femme qui l’agite, on devine le symbole honni : celui de Tesla. À l’intérieur de la concession de la firme détenue par Elon Musk, on fait grise mine. Les clients sont rares. « Ça va passer, veut croire un vendeur. Ça ne change pas le fait que la Tesla est le meilleur véhicule électrique sur le marché. » À distance, Jim, un manifestant particulièrement remonté, lui rétorque : « Tu parles que ça va passer. On ne va pas se laisser intimider par un fasciste. »

Cela se poursuit en début d’après-midi dans l’église du Bon-Berger, à Northglenn. Aucune messe n’est prévue, mais le lieu de culte presbytérien est bondé comme jamais. Un comité de citoyens organise une réunion publique en lieu et place du député républicain de la 8e circonscription, qui englobe une partie du comté de Boulder, dont l’une des permanences se situe à quelques mètres.

Élu de justesse (49 % contre 48,2 %) en novembre 2024 face à la députée sortante démocrate, Gabe Evans joue les Belphégor et refuse de se livrer à l’exercice, commun aux États-Unis, du « town hall meeting », cette rencontre ouverte à tous les électeurs. D’où le nom de l’initiative : « Où est passé Gabe ? » Téléphone en haut-parleur, Jennifer, une élue locale, appelle le député sur son portable, et laisse ce message : « On voulait savoir quand vous alliez tenir la prochaine réunion publique. Car, ici, on a une idée. » « MAINTENANT ! » hurle la foule. « Vous devez affronter les gens que vous représentez », conclut l’élue.

« Quel est notre message ? »

Les résidents défilent au micro et expriment leurs doléances, comme si leur représentant était là pour les écouter. L’immense majorité d’entre elles portent sur la santé, alors que la majorité républicaine au Congrès envisage de procéder à des coupes dans les programmes publics qui concernent les plus de 65 ans (Medicare) et les enfants pauvres (Medicaid). Les larmes le disputent parfois aux noms d’oiseaux lancés au député absent…

Cela se ponctue au lycée Monarch, à Louisville. Joe Neguse y organise sa deuxième réunion publique du jour. A priori, il n’a aucune crainte à avoir : il est démocrate, affiche des positions politiques assez claires et progressistes, ainsi qu’une opposition virulente à Donald Trump. Il ne s’attendait tout de même pas à une telle affluence.

Un millier de personnes. Un samedi après-midi. Dans le gymnase d’un lycée. On a dû également ouvrir l’auditorium. Et pour autant, des résidents n’ont pas pu rentrer. Le député de 40 ans, fils d’immigrants érythréens que la presse locale promet à un bel avenir politique (gouverneur ou sénateur) n’est pas venu seul : il est accompagné par Michael Bennet, l’un des deux sénateurs démocrates de l’État, considéré comme un « modéré ».

Les questions fusent. « Quel est notre message ? » « Quelle est l’équipe qui va le porter ? » « Qu’ont fait les directions des deux groupes et du parti entre le 6 novembre et le 20 janvier pour préparer l’arrivée de Trump ? » « Comment allez-vous engager le parti dans une nouvelle direction ? » Une injonction, également : « Débarrassez-vous de Schumer ! » Le leader des sénateurs démocrates est l’objet de toutes les critiques depuis qu’il a décidé de joindre sa voix à celles des républicains, permettant l’adoption d’une loi de réductions budgétaires qui a permis d’éviter un « shutdown » du gouvernement, ce qui aurait été pire, a-t-il tenté de faire valoir.

À une colère d’un nouveau type (celle de la base face à un assaut d’un genre inédit (Trump II), les deux élus patinent. Joe Neguse se perd dans les dédales juridiques tandis que Michael Bennet fait un cours d’histoire : « Ce que je peux vous dire, c’est que, dans l’histoire de ce pays, à chaque période réactionnaire a succédé une période progressiste. » Cette loi d’airain semble tenir lieu de stratégie pour le démocrate : le meilleur viendra après le pire, presque mécaniquement. Pourquoi y aurait-il, dès lors, besoin d’organiser quoi que ce soit ? La veille, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont réuni plus de 30 000 personnes à Denver, dans le cadre de leur tournée pour « combattre l’oligarchie ». Aucun des deux élus n’en fait mention.La tournure de la réunion a « énervé » Colton Janjak Plahn, pourtant démocrate ; et même un des responsables de la section de Boulder. C’est tout frais : arrivé dans l’organisation après la victoire de Trump en novembre dernier et élu en février, vice-responsable de la communication externe. « Je pensais que je pouvais avoir un impact », explique-t-il, attablé en terrasse d’un coffee shop du quartier universitaire.

Le jeune homme métis (amérindien et africain-américain) de 23 ans ne passe pas inaperçu dans ce parti composé majoritairement de Blancs de plus de 50 ans, très remontés contre Trump, mais plus frileux lorsqu’il s’agit de la proposition démocrate. « Résister est une part de ce que nous devons faire, mais une part seulement. L’antitrumpisme ne suffit pas. Il faut aussi présenter une politique alternative », revendique-t-il, sans cacher qu’il est « difficile de parler de cela dans le parti ».

Tout comme il est compliqué d’évoquer ce qu’est devenu Boulder : une ville démocrate certes, mais hors de prix. Le coût du logement notamment est devenu quasiment prohibitif, fruit d’une politique urbanistique restrictive au nom du maintien de la qualité environnementale. Les « boomers » arrivés dans les années 1970 veulent désormais geler les choses, empêchent toute construction de logements collectifs qui pourrait faire baisser le prix de l’immobilier mais également la valeur de leurs biens… Même les jeunes profs qui arrivent à l’université préfèrent se loger en dehors de la ville.

« On ne peut pas rester à ne rien faire »


« Boulder dit quelque chose de l’évolution de la base démocrate, avec une forme d’aveuglement sur les questions de classe », souligne Mathieu Desan, professeur de sociologie à l’université du Colorado et résident de la ville depuis près de dix ans. D’âge moyen et de diplômes et revenus élevés, le socle des plus mobilisés apparaît ainsi à la fois férocement opposé à Trump et mièvre dans sa réponse alternative, car enfermé dans son aisance sociale. L’atonie des campus – à commencer par celui de Boulder – ajoute à ce « grisonnement » de la « résistance ». « Côté étudiants, la répression des manifestations sur Gaza a clairement joué sur le manque de réponses collectives », insiste l’universitaire.

Pourtant, les jeunes étaient légion lors du meeting record de « Bernie » et AOC. Mais, à l’instar de Steve, un ingénieur trentenaire, nombre d’entre eux ne font « absolument pas confiance au Parti démocrate ». Un peu comme Autumn et Kai, venues assister un dimanche après-midi à un atelier de formation de DSA (Democratic Socialists of America), qui a connu son pic d’adhérents, avant le Covid, en 2020, avec 90 000 membres. « La pandémie a stoppé la progression mais on a réussi à maintenir le niveau d’adhérents malgré tout, explique Tom, le formateur venu du Wisconsin. Il y a clairement un rebond d’adhésions depuis le retour de Trump. L’état d’esprit est qu’il faut s’organiser. »Autumn, la vingtaine, en recherche d’emploi, a assisté à une première réunion en février, puis a décidé de se jeter dans le grand bain. « J’étais engagée politiquement mais superficiellement, disons. Là, j’ai l’intention de m’investir beaucoup plus. On ne peut pas rester à ne rien faire avec ce qui se passe. »

Elle a emmené son amie Kai qui, elle, a toujours entretenu une distance avec l’engagement politique, même si elle refuse de se définir comme « apolitique » ou « dépolitisée ». Son évolution s’est jouée à la fois dans le climat politique national et sur son lieu de travail. La jeune femme est barista dans un Starbucks qui ne dispose pas encore d’une section syndicale« On est en train de réfléchir à comment s’y prendre pour en créer une, justement. » En attendant, ce samedi 5 avril, elles participeront toutes deux à l’une des centaines de manifestations organisées dans tout le pays, premier effort conjoint pour juguler les politiques trumpistes.

ENCADRE

Une ville pionnière « où il fait bon vivre »

Les conservateurs disent de Boulder qu’il s’agit de « 25 miles carrés entourés par la réalité ». Certains l’appellent aussi la « République populaire de Boulder ». En tout état de cause, la cité située au pied des Rocheuses, à 45 minutes au nord-ouest de Denver, a été pionnière : en 1974, le conseil municipal vote une ordonnance interdisant les discriminations basées sur le genre ; un an plus tard, le comté délivre les premiers contrats de mariage gay ; en 2006, elle est la première à instituer une taxe carbone avant de décréter, en 2019, « l’urgence climatique » avec des politiques publiques ambitieuses ; enfin, en 2020, 78 % des habitants établissent par référendum le « vote préférentiel », testé pour la première fois lors de l’élection du maire en 2023. Siège de l’université du Colorado (38 000 étudiants, 10 000 profs et salariés), deuxième pôle de laboratoires scientifiques après Washington D.C., ville la plus diplômée de l’État, Boulder ne quitte jamais le peloton de tête des villes « où il fait bon vivre ».

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« Combattre l’oligarchie » : quand Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez organisent la résistance à Trump

Devant l’apathie du Parti démocrate face à la seconde présidence Trump, Bernie Sanders a lancé une série de meetings à travers tout le pays. Le mot d’ordre : « Combattre l’oligarchie ». La tournée se poursuit avec en point d’orgue un meeting à Denver, Colorado, qui a attiré une affluence record : 34 000 personnes. (Article publié dans l’Humanité du 24 mars 2025.)

Denver (Colorado, États-Unis), envoyé spécial.

En l’espace d’un après-midi, Dan a rajeuni de dix ans. Le 20 juin 2015, ce consultant dans le domaine de l’environnement avait participé, avec 10 000 autres personnes, au meeting de Bernie Sanders à Denver, considéré comme charnière dans la campagne du sénateur du Vermont. Il en avait d’ailleurs gardé une pancarte avec l’un des slogans de l’époque, « Feel the Bern », qu’il a ressortie d’un placard pour se rendre, vendredi 21 mars 2025, à un nouveau rassemblement organisé par « Bernie ».

Dan n’avait pas lu les consignes en bas de l’invitation : pas de sacs, pas de pancartes, pas d’arme à feu. Il a donc troqué sa pancarte presque vintage pour un pin’s autorisé, lui, et au mot d’ordre un peu plus actualisé en forme de détournement du slogan trumpiste : « Make America Bern Again ». Cette fois-ci, dans le Civic Center Park, en plein centre de Denver, face au Capitole du Colorado, il se trouvait au milieu de… 34 000 personnes.

 C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté »

L’affluence a tellement surpris Steve, venu seul, qu’il a renoncé à s’engager dans la très longue file d’attente. « C’est juste que je ne suis pas habitué ou c’est vraiment énorme ? » demande-t-il, incrédule. C’était jour de premier meeting pour cet ingénieur trentenaire. Sur les listes électorales, il est enregistré comme « indépendant », comme Bernie Sanders.

Il affiche d’ailleurs une fidélité à toute épreuve pour le sénateur octogénaire : « J’ai voté pour lui lors des deux primaires (2016 et 2020 – NDLR). C’est le seul pour qui j’ai voté. Je ne vote pas pour les démocrates, je ne les aime pas. Ils sont responsables de là où nous en sommes. Et maintenant il faut encore compter sur Bernie pour s’en sortir. Le moment est tellement grave que je me suis dit qu’il fallait peut-être que je me bouge. »

Avec des centaines d’autres personnes, Steve a pris place sur les marches du palais de justice qui borne la partie ouest du parc. Une heure après son installation, il a entendu Bernie Sanders dire : « C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté. » Steve a eu sa confirmation : « Donc, c’est énorme. »

Le même constat s’est rapidement imposé à Liz et John, professeurs syndiqués et retraités, habitués de longue date de ce type d’événement. Ils sont restés, à l’instar de milliers de participants, derrière les grillages placés en lisière du parc. Deux volontaires leur ont fait passer des chaises afin de soulager leurs jambes de septuagénaires.

La vue étant dégagée et le son portant loin, ils étaient comme aux premières loges et auraient pu ne pas y être. « On a vraiment envisagé de quitter ce pays, explique Liz. L’idée de croiser tous les jours des gens qui avaient voté pour ce type (Trump) était insupportable. » « Et puis, la force des choses nous a maintenus ici, poursuit John : la famille, le fait de devoir s’habituer à un autre pays, peut-être aussi le sentiment de déserter. »« Finalement, on se dit qu’on a bien fait de rester », reprend Liz en embrassant d’un regard panoramique la foule qui a inondé le parc. A-t-elle remarqué ce groupe placé juste dans son axe de vue particulièrement enjoué et démonstratif ? Ce sont les jeunes militants de Climatique, la section de Sunrise, la grande organisation qui prône la révolution climatique via un New Deal vert, sur le campus de la très réputée université de Boulder.

« Nous n’allons pas simplement voir Bernie comme un sauveur ; nous allons analyser comment les responsables politiques peuvent être utilisés comme un outil pour créer le changement que nous voulons voir, et discuter de l’importance d’organiser la mobilisation à la base, en dehors et à côté de l’organisation politique », indique la jeune femme qui semble être l’une des responsables, mais qui décline l’invitation à se présenter, la défiance des médias devenant commune parmi la nouvelle génération de militants.

Bernie et AOC, un tandem complémentaire

À l’image de la diversité et de la densité de la foule de Denver, la tournée entamée par Bernie Sanders il y a quelques semaines a pris vendredi une tout autre dimension. L’idée de départ n’était pas de créer un mouvement mais de remplir le vide créé par l’apathie de la direction du Parti démocrate face à l’assaut généralisé de l’administration Trump, qui reprend la stratégie militaire du « choc et de l’effroi » et plonge une partie de la population dans la sidération.

La « résistance » qui avait marqué le début du premier mandat du milliardaire est aux abonnés absents depuis le 20 janvier. Élu sénateur pour la quatrième (et a priori dernière) fois, Bernie Sanders lançait, début mars, une série de réunions publiques dans quelques circonscriptions du Midwest choisies avec précision : elles avaient élu d’extrême justesse un républicain. Objectif : faire pression sur ces élus conservateurs afin qu’ils refusent de voter les lois antisociales à venir. Nom de code : « Combattre l’oligarchie ».

Résultat : au-delà des espérances de l’équipe Sanders. 4 000 personnes à Kenosha, 2 600 à Altoona, ville de 10 000 habitants, puis 9 000 dans une banlieue de Detroit. Devant ces premiers succès, décision est prise de poursuivre, direction l’ouest du pays : Nevada, Arizona et Colorado. Cette fois-ci, « Bernie » n’est pas seul. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) le rejoint.Les deux figures majeures de la gauche américaine constituent un tandem complémentaire. Lui, à 83 ans, formé politiquement dans les années 1960, structure ses discours à la façon d’un cours pédagogique et tient férocement à son statut d’indépendant qui n’a jamais été membre du Parti démocrate.

Elle, née en 1989, instille toujours du personnel, si ce n’est de l’intime, dans son propos politique, et a fait le choix de changer la coalition démocrate de l’intérieur. Au New York Times qui lui demandait cette semaine si cela constituait un passage de relais, Bernie Sanders, fidèle à lui-même, a rétorqué : « C’est typiquement une question du microcosme. Vous n’avez pas de meilleures questions ? »

Le but, rappelle le sénateur socialiste, est contenu dans le titre : « Combattre l’oligarchie ». Arrivé sur scène, à la nuit presque tombante, vendredi à Denver, Bernie Sanders s’en amusait presque : « Il y a dix ans quand j’utilisais le mot ”oligarchie”, personne ne savait vraiment de quoi je parlais. Maintenant, ils savent. » Et de rappeler la présence lors de l’investiture de Trump « des trois personnes les plus riches du pays (Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg – NDLR) » et « un nombre record de millionnaires dans l’administration Trump ».

« Vous envoyez un message au monde entier qui voulait savoir si le peuple d’Amérique allait se lever contre l’oligarchie de Trump, a-t-il poursuivi. Le message est que des millions d’Américains se sont battus et sont morts pour bâtir cette société démocratique et que nous n’allons pas laisser l’Amérique devenir une oligarchie. »Au fil de la montée en puissance de cette tournée de meetings, un autre message apparaît. Celui-ci est destiné à l’establishment et aux élus démocrates, dont l’attitude attentiste exaspère la base électorale. Dans des réunions publiques organisées par des députés du parti de l’âne, la colère s’exprime ouvertement tandis qu’un sondage indique que moins de la moitié des électeurs démocrates sont satisfaits de l’attitude des groupes au Congrès.

Un thème qu’a abordé AOC vendredi à Denver : « On a besoin que le Parti démocrate se batte plus durement et nous avons donc besoin d’élus qui se battent. » Une allusion à peine voilée aux prochaines élections de mi-mandat, en novembre 2026, et aux primaires internes que devront affronter nombre de démocrates centristes. La presse mainstream voit les ferments de l’équivalent à gauche du Tea Party, cette vague qui, en 2010, après l’élection de Barack Obama, avait submergé l’establishment « modéré » du Parti républicain.

Sans assumer cette rébellion interne, la députée de New York fixe un cap qui nécessite une forme de pouvoir : « Notre but n’est pas de nous retrouver pour se dire de belles choses mais de prendre l’engagement de bâtir le pays que nous méritons tous. » Alors qu’elle prenait avec Bernie Sanders la direction de l’Arizona, dernière étape du « tour », les jeunes militants de Climatique se rendaient, eux, en covoiturage, dans un restaurant indien, à mi-chemin entre Denver et Boulder, afin de débriefer ce meeting et d’envisager la suite. Eux en sont convaincus : « Un mouvement est en train de naître. »

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Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (4/4)Un « arc en ciel » dans la Rust Belt

Dans cette ville, qui s’est construite sur les vagues migratoires puis l’accueil des réfugiés de tous les continents dans les années 80, le « melting pot » y est un fait indiscuté. Même les républicains préfèrent ne pas relayer la rhétorique nativiste de Donald Trump. (Article publié dans l’Humanité du 31 octobre 2024.)

Erié (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

Et tout a commencé par un meeting de… Donald Trump. « Ça a déclenché un truc en moi, comme si ça allumait un feu », se souvient Jasmine Flores. Quelques années plus tard, il est toujours question de Donald Trump et de « feu ». La jeune Latina n’est plus cette citoyenne anonyme manifestant aux portes d’un meeting du milliardaire à Érié, mais la présidente du conseil municipal de la ville et la coprésidente en Pennsylvanie de la Coalition des Latinos pour le ticket Harris-Walz.

Fulgurante ascension dont il faut retracer les étapes. La première se déroule dans le Lower East Side d’Érié, la partie la plus populaire, voire paupérisée, de la ville. Jasmine est l’aînée de 13 enfants. Son père mexicain, immigré dans les années 1980 avec un visa de travail, a intégré les codes du « travailler dur pour réussir » et croit dans le « rêve américain ».

Première Latina et plus jeune élue

Autre rapport au pays du côté de sa mère portoricaine, puisqu’elle est citoyenne américaine, donc une Latina sans statut d’immigrée. La jeune femme en prend… et en laisse. « Je crois que j’ai toujours été l’enfant rebelle, raconte-t-elle. Nos femmes ont tendance à se marier jeunes et à fonder une famille. Nous sommes des personnes apportant de l’attention, et c’est très bien, mais ce n’est pas ce que je voulais en grandissant. Je n’ai jamais eu l’occasion d’entendre le titre Calladita Te Miras Mas Bonita(«quand tu es plus silencieuse, tu es plus belle »). » Elle refuse « l’état d’esprit qui consiste à ne pas faire de vagues, à se taire, à être timide ».

Deuxième étape : après la révélation anti-Trump, elle s’engage dans la campagne de Bernie Sanders, défend notamment sa proposition d’un système de santé publique (Medicare for All). Mais c’est d’abord à Érié que la jeune aide-soignante, qui a obtenu son diplôme d’assistante médicale, entend faire changer les choses.

Elle se lance dans une campagne pour le conseil municipal. Sans beaucoup d’argent ni aucun soutien, mais avec une organisation de terrain naissante : Erie County United. Premier échec lors de la primaire démocrate en 2019. Elle persiste. Deux ans plus tard, elle décroche un siège, devenant, à 28 ans, la première Latina et la plus jeune élue de l’histoire de la ville.

En début d’année, elle est devenue, à 31 ans, la présidente du conseil municipal, fonction qu’elle « cumule » avec son emploi à plein temps. La politique n’est pas un métier. Ni une rente. Elle l’annonce : elle ne veut surtout pas être la dernière Latina à entrer au conseil municipal.

Une politique d’accueil des réfugiés dès les années 1980

En attendant, elle fait figure d’incarnation d’une ville « diverse », cas de figure rare pour une cité de cette taille dans le Midwest. Comme souvent dans les villes industrielles, l’histoire s’est écrite à Érié avec l’immigration européenne et la migration des noirs du Sud vers ces nouveaux bassins d’emploi.

La vraie particularité réside dans la présence d’habitants de tous les continents, héritage d’une politique d’accueil des réfugiés dès les années 1980. L’International Institute of Erie (IIE), fondé en 1919, a joué le rôle de chef d’orchestre dans la réinstallation de réfugiés de Bosnie, d’Érythrée, du Kosovo, d’Irak, de Syrie, du Bhoutan, du Soudan, du Myanmar ou encore du Népal ou du Liberia.

« Érié est une ville très catholique et c’est l’une des principales raisons de cet accueil », rappelle Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université de Gannon (Érié). Les chaînes de montage de l’usine de locomotives construite par General Electric en 1910 se sont nourries de la force de travail des immigrés italiens, polonais, irlandais et allemands, qui sont également devenus la force propulsive de la création de la section syndicale.

Dans leur immense majorité, les dirigeants syndicaux se rendaient à la messe le dimanche matin. Cette « culture » a donc perduré jusque dans la politique d’accueil des réfugiés il y a trente ans. « Les habitants d’Érié ont l’habitude d’aller à l’école et de travailler avec des Arabes, des Ukrainiens, des Népalais et des Bosniaques », souligne encore l’historien.

Discours nativiste de l’ancien président

Tom Eddy, le responsable des républicains locaux, se montre d’ailleurs d’une grande prudence. « Ces dernières décennies, la population a décliné. La ville a fait le choix d’investir dans l’accueil des immigrés, qui, une fois naturalisés, votent plutôt démocrate », constate-t-il.

Il se montre en revanche plus offensif lorsque l’on évoque le sujet de l’immigration à l’échelle nationale. « Les démocrates veulent repeupler les États où ils sont majoritaires mais qui perdent des habitants, donc des sièges. Vous n’avez pas besoin d’être citoyen pour être compté dans le recensement, donc… », assure-t-il, en écho à la thèse complotiste trumpiste.

Sa description est supposée parfaitement coller à la Pennsylvanie et à Érié – traditionnellement démocrate et en déclin démographique. Pour autant, le GOP (Grand Old Party) local se garde bien d’en faire un thème de campagne. « La rhétorique anti-immigrés de Trump peut être bien perçue dans les zones rurales de l’ouest de l’État de Pennsylvanie. Mais elle ne passe pas aussi bien à Érié », ajoute encoreJeff Bloodworth.

Même dans les « suburbs », les militants et candidats républicains ne se font pas le relais des propos incendiaires de Donald Trump sur le sujet. Les fameux électeurs diplômés – courtisés comme des faiseurs de roi (ou de reine) – sont imperméables au discours nativiste de l’ancien président, préférant les thèmes de l’économie ou des droits reproductifs.

Cela pourrait, a contrario, mobiliser les électeurs du « melting-pot » d’Érié en faveur des démocrates. En tout cas, les équipes de campagne de la candidate n’ont pas décidé d’agir sur ce levier, désertant la ville-centre pour les suburbs. Jasmine Flores préfère insister sur le fait que « Kamala Harris apporte une perspective unique et aborde des questions qui touchent de près de nombreuses communautés, y compris les communautés latinas et immigrées ». Cela suffira-t-il à maintenir le curseur du « baromètre » Érié du côté des démocrates ? Verdict le 5 novembre prochain.

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Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (3/4)A l’usine Wabtec, l’introuvable campagne

Les salariés de ce site de production historique de locomotives sont profondément divisés entre les deux candidats. Même au sein du syndicat – local 506 d’UE –, on préfère ne pas s’appesantir sur le sujet afin de ne pas élargir les brèches. (Article publié dans l’Humanité du 30 octobre 2024.)

Érié, (États-Unis), envoyé spécial.

Ne l’appelez plus General Electric. C’est désormais Wabtec qui, depuis le rachat en 2019, préside aux destinées de l’usine de locomotives construite en 1910 par la multinationale fondée par Thomas Edison. Le changement de nom a consacré la mutation d’un univers.

Un millier de salariés franchissent les portes bien gardées du site de production, contre plus de 10 000 au firmament. L’usine ne fait plus figure de principal employeur de la ville, rôle désormais dévolu à un groupe d’assurance. Pour beaucoup, les ouvriers ont quitté la ville construite autour du site, Lawrence Park (4 000 habitants), et Érié, juste voisine, pour se prendre un pavillon en banlieue ou à la campagne, parfois à une heure de route. Une époque s’est évaporée, mais pas totalement.

Le trumpisme progresse dans l’usine

Le syndicat – le local 506 d’United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE) – qui représente les salariés depuis 1940 a gardé sa culture combative, permettant, malgré les vents contraires, de signer des conventions collectives encore avantageuses, avec des salaires au-dessus de la moyenne du secteur industriel du coin.

Ce n’est pas la « Rust belt », cette ceinture rouillée à force d’avoir été désindustrialisée, mais ce n’est plus la terre d’un « âge d’or », forcément mythifié. L’usine Wabtec constitue un microcosme d’un monde du travail en bascule entre deux époques et manifestement entre deux options politiques. Si les « suburbs » sont le terrain de conquête des démocrates sur les républicains, l’usine serait celui des trumpistes sur les démocrates.

Commençons par le siège du syndicat, situé sur Main Street, à deux pas de l’usine. Sur le trottoir d’en face, le pub Irish Cousins entretient l’imagerie d’une sociabilité ouvrière qui a pourtant quasiment disparu. On remarque une plaque commémorative dédiée à John Nelson (1917-1959) : « Délégué syndical en chef et président de l’United Electrical Workers Union local 506 de 1942 à 1959. Accusé d’être un communiste par le maccarthysme, il a été le premier responsable syndical viré par General Electric en 1953. Il est mort prématurément, à l’âge de 42 ans. » Pas de prise de soutien officiel du syndicat cette année

En attendant dans le hall d’accueil, on jette un œil à la dernière livraison du bulletin d’information. Le « mot du président » s’attaque au sujet brûlant du moment : l’élection présidentielle. Le texte est centré sur l’exercice du droit de vote comme « outil puissant qui définit le futur de nos communautés, nations et le monde ».

Les impacts possibles sont énumérés, de la préservation de la démocratie à l’expression de valeurs, en passant par la protection des droits et libertés ou encore la capacité d’influencer les lois. À chaque ligne, on se demande : cela se terminera-t-il par une consigne de vote ? Réponse, en page 2 : non.

Le président, le voici, Scott Slawson, avec son éternel polo noir à manches courtes frappé de l’écusson « UE, local 506 » qui colle à sa carrure d’ancien marine. Ce n’est pas un syndicaliste qui lambine face à la question politique : en 2016, il avait ouvert un meeting de Bernie Sanders, alors candidat à la primaire démocrate, auquel UE apportait alors son soutien officiel (endorsement).

Aucune décision de cette nature cette année, une déclaration du bureau exécutif du syndicat (30 000 membres) recommandant « aux travailleurs de voter stratégiquement contre Trump en votant pour le seul candidat viable qui se présente contre lui – qui est maintenant Kamala Harris ».

Des syndiqués divisés sur la présidentielle

« Certains membres du syndicat feront campagne, les uns pour Harris, les autres pour Trump, mais pas l’organisation », pose-t-il d’emblée, avant de passer en revue les candidats (« Sous la présidence de Trump, il y a eu beaucoup de mesures contre les syndicats », « Kamala Harris ne donne aucune indication sur son soutien au monde syndical »), sans jamais laisser entrevoir son penchant personnel.

« S’il ne dit rien, c’est que la base est plus divisée que jamais », rapporte un responsable du syndicat sous couvert d’anonymat. Confirmation auprès de John Thompson, responsable régional d’UE : « La principale bataille, c’est avec la direction de Wabtec que le syndicat doit la mener, pas avec une partie des syndiqués. On doit maintenir l’unité. » Sous-entendu : les divisions sont profondes. Y compris au sein du bureau.

Un de ses membres ne cache pas que « ses actions à la Bourse se portaient mieux sous Trump ». Une altercation physique a même eu lieu entre ouvriers pro-Trump et pro-Harris. « Certains de nos membres sont transgenres. On imagine l’impact sur eux qu’a le discours de Trump », souligne encore John Thompson, brisant aussi l’image d’une classe ouvrière monolithique, y compris dans ses choix de « genre ».

« Trump joue moins la carte antisyndicale que d’autres républicains »

« L’année dernière pendant la grève, on voyait pas mal de voitures avec des stickers Trump », se souvient Jim Martin, journaliste au Erie Times-News.

« À Wabtec, ils gagnent bien leur vie et ils ont un syndicat, poursuit le « Monsieur Économie » du journal local. Dans les petites usines, aux salaires plus bas et sans organisation syndicale, l’inflation fait plus de dégâts et il y a moins de digues face au populisme trumpiste. D’autant que Trump joue moins la carte antisyndicale que d’autres républicains. » « Ils sont plus attirés par Trump que par le Parti républicain », abonde le syndicaliste John Thompson.

« Je ne pense pas que le seul ressort soit l’immigration, relaie le journaliste Jim Martin. Il y a aussi le sentiment d’être délaissé. Des électeurs ne comprennent pas ce monde, avec les politiques de diversité ou en faveur des transgenres. » « Ce vote exprime du ressentiment et le sentiment d’être abandonné plutôt qu’une véritable animosité contre les migrants, estime également Chris Townsend, ancien directeur de l’action politique d’UE. Cela n’exprime pas vraiment leur rapport à la politique sur le fond. Une frange des syndiqués attirés par Bernie est partie vers Trump pour les mêmes ressorts. »

« Depuis que je vote, c’est toujours pour le moindre des deux maux »

Quant au syndicat comme digue au trumpisme, c’est encore vrai, selon différentes enquêtes d’opinion, mais les brèches sont apparentes. Cette année, le syndicat des teamsters (chauffeurs-livreurs) et celui des firefighters (pompiers) n’ont pas apporté leur « endorsement » à Kamala Harris.

« Il ne faut jamais oublier que c’est Wabtec qui choisit les syndiqués, pas nous », rappelle Chris Townsend. C’est le principe du syndicalisme américain : lorsqu’un syndicat a gagné son droit de représentation dans un lieu de travail, tous les salariés en sont obligatoirement membres. « On a très peu de temps pour parler politique. Les réunions sont centrées sur les questions syndicales », regrette-t-il.

Pour son ancien collègue et toujours ami John Thompson, « Trump prospère sur l’affaiblissement de la conscience de classe »… et sur les déceptions créées par les démocrates, sur lesquelles le responsable syndical est presque intarissable. « C’est un parti au service des grandes entreprises capitalistes, résume-t-il d’une formule. Depuis que je vote, soit au début des années 1980, c’est toujours pour le moindre des deux maux. Cette année, je ne peux pas voter pour quelqu’un qui est complice de génocide. »

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Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (2/4)A Millcreek, la bataille des « surburbs »

Ancien fief républicain, cette banlieue résidentielle d’Erié penche de plus en plus vers les démocrates. Pour les deux partis, c’est ici que se jouera l’issue de l’élection présidentielle. (Article publié dans l’Humanité du 29 octobre 2024.)

Érié (États-Unis), envoyé spécial.

C’est donc dans ce décor de série TV américaine qu’est censé se dénouer le grand duel électoral : des zones pavillonnaires coincées entre des centres commerciaux, constituées de demeures plus ou moins cossues mais jamais lépreuses, affichant des pelouses unanimement manucurées. Comme si House of Cards s’invitait dans Desperate Housewives.

En plus des démêlés avec les équipes de « pros » venus de Washington, Sam Talarico et Tom Eddy se trouvent un autre point commun : c’est la « surburb », cette invention américaine, qui déterminera le nom du 47eprésident des États-Unis.

« La ville est encore très démocrate mais on a compris que le vivier de voix se situait dans les surburbs. Les diplômés votent de plus en plus démocrate et leur taux de participation est plus élevé. On sait que les cols-bleus penchent plus du côté des républicains », assume, totalement décomplexé, le leader des démocrates locaux. À distance, son alter ego républicain abonde : « La clé, ce sont les électeurs indécis des banlieues résidentielles. C’est indiscutable. »

54 000 habitants dans un « champ de bataille » électoral

Le long des rues presque toujours rectilignes, le « champ de bataille » supposé semble pourtant bien paisible au regard de la férocité d’une campagne présentée, une fois de plus, comme « la plus importante de l’histoire ». Pourtant, la multiplication des panneaux plantés dans les jardins –« Trump-Vance », « Harris-Walz », « Harris-Walz », « Trump-Vance »– comme autant de drapeaux revendiquant des territoires conquis dessine une « ligne de front ».

« Millcreek a voté pour Trump en 2016 et Biden en 2020, rappelle Robert Speel, professeur de sciences politiques à l’université Penn State Behrend (Érié). C’est vraiment la banlieue pivot d’un comté pivot dans un État pivot. »

Millcreek s’est développée à partir des années 1950 grâce à l’automobile. Elle a ensuite profité du « white flight » (l’exode des classes moyennes blanches des centres-villes à partir de la fin des années 1960) pour devenir la deuxième ville la plus peuplée du comté, avec 54 000habitants.

Du temps de Reagan, c’était une chasse gardée des républicains, dans laquelle les démocrates ont commencé à effectuer des incursions avec l’élection de Barack Obama. En 2007, le siège de représentant à la Chambre locale de Pennsylvanie a basculé du côté des démocrates, qui le détiennent toujours. Tous les deux ans, le Grand Old Party veut croire en une opportunité de reconquête… refroidie par le résultat des urnes. « Je pense qu’on a une bonne chance », estime, cette année encore, Tom Eddy.

Les républicains rêvent de reconquête

L’enjeu est moindre que celle de la présidence, mais, pour les républicains locaux, c’est aussi un moyen de dynamiser la campagne nationale ou, à l’inverse, de profiter de la dynamique de la présidentielle. En tout cas, Micah Goring y croit.

« Je n’ai pas les moyens de faire des sondages. Mon sondage, c’est le porte-à-porte et il dit que c’est assez bon, assure le candidat novice. Ou alors, c’est juste que je frappe à la bonne porte. » Le quinquagénaire affiche un parfait CV de conservateur –ancien militaire, patron d’une PME, chrétien évangélique pro-life– qui aurait jadis suffi, à lui seul, à le propulser à Harrisburg, la capitale administrative de la Pennsylvanie.

Mais les « surburbs » ont changé, comme l’explique Robert Speel : « Ces électeurs des banlieues ont tendance à avoir des intérêts partisans contradictoires. Étant donné que nombre d’entre eux disposent d’une certaine richesse, ils peuvent préférer les politiques économiques républicaines sur des questions telles que les impôts, mais, sur toutes les autres questions (avortement, rôle de la religion, armes à feu, politique étrangère, opposition à la discrimination), ils ont tendance à soutenir les politiques du Parti démocrate. »

Une nouvelle « guerre culturelle »

Le message anti-avortement, notamment, passe mal, ce que ne méconnaît pas Micah, qui tente d’éluder la question : « Les gens ne sont pas très à l’aise avec les sujets de société… » Pourtant, sur le tract qu’il tend aux électeurs, figure un « sujet de société » : les droits des personnes transgenres.

« Mon opposant a voté pour permettre à des garçons de participer à des compétitions sportives dans la catégorie des filles et donner un accès sans restriction aux vestiaires et douches des filles. » C’est la nouvelle « guerre culturelle » lancée par les républicains qui fonctionne auprès de la base « Maga » (Make America Great Again, le slogan de Donald Trump) mais peine à convaincre auprès des électeurs diplômés des banlieues, particulièrement les femmes.

En ce samedi après-midi, Micah en fait l’expérience. Il frappe à une porte mais, cette fois-ci, ce n’est pas la bonne. L’hôtesse des lieux, blonde, la soixantaine, écoute poliment le candidat se présenter et lui remettre un tract. Puis : « Vous êtes sérieux ? Les transgenres, c’est ça le problème de l’Amérique ? Vous avez attaqué les droits reproductifs des femmes, votre candidat comme son colistier parlent mal des femmes et vous voulez avoir mon vote en dénonçant les transgenres ? »

« Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre »

Le ton est à peine civil, une colère rentrée semble trouver son chemin à chaque mot. « Vous savez, je suis une républicaine enregistrée depuis que j’ai l’âge de voter, mais cette fois je ne voterai pas pour vous. Merci pour votre visite. » La porte se referme sur un Micah qui, dans un rire un peu nerveux, tente de reprendre contenance : « Ça arrive parfois ! »

« Les sondages montrent que près de 10 % des républicains vont voter pour Harris. C’est énorme pour les démocrates », met en relief Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université Gannon (Érié). Le parti de Kamala Harris a décidé de jouer à fond cette carte. La candidate a effectué une mini-tournée des banlieues du Midwest avec Liz Cheney.

L’ancienne députée républicaine battue par les trumpistes lors d’une primaire et fille de Dick Cheney, l’ancien vice-président de W. Bush, menant la campagne pour les démocrates, voilà qui a de quoi faire grincer les dents. « Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre », tente de convaincre Zion, un jeune « permanent » de l’équipe de campagne de Kamala Harris à Érié, avec une mine qui laisse douter de sa propre conviction.

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Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (1/4)Un bout de Pennsylvanie en « centre du monde »

Donald Trump et, plus récemment, Kamala Harris sont venus dans ce petit comté d’à peine 300.000 habitants mais qui vote régulièrement pour le vainqueur, au point d’être considéré comme le « baromètre » du pays. (Article publié dans l’Humanité du 28 octobre 2024.)

Érié (États-Unis), envoyé spécial.

Tom Eddy et Sam Talarico ne sont pas forcément les meilleurs amis du monde, mais ils doivent affronter le même problème : des hordes d’inconnus venues de l’extérieur de la ville ont pris le contrôle de la situation. Le premier les désigne, avec un brin de dédain, comme les « trois gamins », le second l’appelle respectueusement par son prénom : « Jaime ». Les « chairmans » (présidents) des sections locales du Parti républicain et du Parti démocrate ne sont plus maîtres en leur demeure militante.

Un baromètre électoral

Cette prise de pouvoir par les hautes instances des deux machines électorales symbolise l’enjeu que représente la Pennsylvanie, le plus important des swing states (États pivots) avec ses 19 grands électeurs, et de chacune des pièces d’importance de ce domino, dont le comté d’Érié.

En 2016, Hillary Clinton, trop sûre d’une victoire tellement annoncée par les médias et les sondages, n’avait pas visité ce fief démocrate, une brique de ce que le politologue Ronald Brownstein avait appelé ce « mur bleu », ces États qui avaient voté sans discontinuité pour le parti de l’âne depuis 1988. L’ancienne First Lady avait perdu le comté, la Pennsylvanie ainsi que deux autres États du Midwest (Michigan et Wisconsin) et donc la présidence.

Érié est un « baromètre » que la presse américaine et internationale vient consulter tandis que les deux machines électorales tentent de faire bouger l’aiguille, ne serait-ce qu’insensiblement. Cela pourrait suffire dans une élection qui promet de se jouer encore dans un mouchoir de poche (80 000 ont suffi à Donald Trump pour remporter le collège électoral en 2016 et 43 000 à Joe Biden en 2020).

Au 1600 Peninsula Drive, c’est dans la pièce du fond du siège du Parti républicain que les « trois gamins » passent leurs journées, comme s’ils étaient consignés dans leur chambre. Ils ne veulent parler à aucun journaliste et ont vivement recommandé à Tom Eddy d’en faire autant.

L’ancien professeur d’éducation physique et « conservateur pur sucre » rejoue la scène. « Je leur ai dit : « Vous croyez que je serai capable de dire quelque chose de nuisible à Donald Trump » », rembobine-t-il en mimant un faciès fermé, mais pas loin d’être menaçant. Les « trois gamins » ont laissé tomber : Tom Eddy peut parler à la presse. Alors, il reprend avec l’Humanité le fil d’une conversation engagée en avril dernier.

L’échange est régulièrement entrecoupé de coups de fil – un journaliste d’Associated Press ou un électeur en recherche d’informations – et d’allées et venues – un candidat à une élection locale qui vient récupérer ses tracts ou un quidam en recherche d’un formulaire de vote par correspondance.

Tom s’excuse et remplit sa mission. Mais attendez ! Des formulaires de vote par correspondance ? Il y en a en effet des dizaines dans le hall. Trump en a pourtant fait l’instrument par lequel une fraude massive aurait permis le vol de l’élection en 2020.

L’impact du vote par correspondance

Tom Eddy ne tourne pas autour du pot : « Ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas gagner sans ses votes par correspondance. Sans eux, des électeurs éloignés de la vie politique ne voteraient pas. » De plus, une frange de la population part passer l’hiver en Floride où le climat est plus doux – au moins quand il n’y a pas d’ouragan – surtout des retraités blancs, beaucoup plus enclins à voter républicain.

La généralisation du vote par correspondance permet de resserrer les mailles du filet abstentionniste. Selon les décomptes de Tom Eddy, les républicains sont en train de rattraper le retard. Autre signe : « Le différentiel entre électeurs démocrates et républicains enregistrés comme tels sur les listes électorales est passé de 20 000 en 2020 à 10 000 cette année. »

Au 1301 State Street, l’artère centrale d’Érié, on compte moins les bulletins et électeurs enregistrés que les militants. « Je crois bien que je n’ai jamais vu ça », pose Sam Talarico, aussi grand que chauve. Le téléphone de Marie, la manager du siège des démocrates, chauffe encore un peu mais beaucoup moins qu’il y a quelques semaines : « J’en ai entre 3 et 7. Mais ça a été la folie, ça n’arrêtait pas. De partout, ça appelait pour demander comment aider la campagne. » Le gros des troupes – notamment les militants du syndicat SEIU – vient de l’État voisin de New York, qui votera assurément démocrate.

« On fait ce que l’on fait pour une campagne basique et efficace : du porte-à-porte, des coups de fil », souligne Sam. Sur la 8e rue, l’équipe Harris-Walz a loué ses propres locaux face à un parking où trônait jadis un local syndical. Avec « Jaime » donc comme ingénieur en chef d’une mécanique de précision : tous les soirs, quand les uns prennent leur téléphone pour une opération « phonebank » depuis le siège, d’autres partent en équipe faire du porte-à-porte. Et, le week-end, c’est quasiment une organisation d’usine avec des équipes qui se relaient de 9 heures du matin à 6 heures du soir. En cette mi-octobre, il fallait en plus préparer un événement : la venue de Kamala Harris à Érié, quelques semaines après un meeting de Donald Trump.

Selon Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université Gannon (Érié), « dans la ville comme dans l’État, la campagne de Mme Harris a l’avantage sur le plan de l’organisation. Les démocrates vont encourager le vote anticipé par correspondance, puis solliciter les électeurs retardataires le jour de l’élection. Cela pourrait bien faire la différence dans un scrutin serré ».

Un sondage USA Today-Suffolk University réalisé auprès de 300 électeurs du comté, dans les jours qui ont suivi le premier et unique débat entre Harris et Trump le 10 septembre, place la candidate démocrate en tête (48 % contre 44 %). Elle y détient un avantage de 20 points parmi les électrices (55 % contre 35 %), notamment les plus diplômées, qui vivent dans les banlieues résidentielles, les fameuses « suburbs ». C’est bien là que les républicains de Tom Eddy et les démocrates de Sam Talarico se sont donné rendez-vous pour la bataille décisive.

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En Floride, 48 heures dans un ghetto trumpiste

En Floride, The Villages est une communauté interdite aux moins de 55 ans, parsemée de dizaines de golfs, et dont 97 % des 80 000 habitants sont blancs. Un vrai paradis électoral pour les républicains. Nous y avons passé un week-end. (Article publié dans l’Humanité magazine du 24 octobre 2024.)

The Villages (États-Unis), envoyé spécial.

Quel dilemme ! Corinna a longtemps hésité, son regard oscillant entre les trois affiches et reflétant son indécision autant qu’un appétit presque dévorant. Il y avait d’abord le biopic sur Ronald Reagan avec Dennis Quaid. « Quel président il a été quand même ! » commente la blonde quinquagénaire. Et puis : « Suis-je raciste ? » du commentateur très, très à droite Matt Walsh, qui promet de régler son compte au « politiquement correct ».

Là encore, elle explique son intérêt : « J’en ai marre que l’on nous traite de racistes. C’est Obama qui a commencé à jouer la carte raciale. Tout était toujours à propos de la “race”. Ce sont eux les vrais racistes. » Enfin, troisième élément de ce choix apparemment cornélien : « Vindicating Trump », réalisé par une autre figure de l’extrême droite, Dinesh D’Souza. « J’aime tout de Trump, sa personnalité, sa politique. Il a raison sur tout », lâche-t-elle.

Portée par son élan, elle prend un ticket – tarif senior – pour la séance de 11 h 30 ce samedi de début octobre. Une heure et trente-six minutes après, elle ressort de la salle 3 de l’Epic Theater aux anges, presque émue. « C’est exactement ça, tout y est : le vol de l’électionle complot judiciaire contre lui, les démocrates qui font venir des migrants illégaux pour les faire voter la prochaine fois. »

Son enthousiasme est manifestement partagé par deux autres spectateurs – la soixantaine bien tassée, la chevelure totalement argent – qui posent alternativement devant l’affiche où l’ancien président apparaît poing levé, l’oreille et la joue cinglées de sang. Nous avons souffert devant un film de propagande, sans aucun fait avéré. Eux y ont vu une ode à celui qui va sauver l’Amérique. À peine rentrée chez elle, dans sa coquette maison au bout d’une impasse d’un lotissement anonyme, la jeune retraitée étaye sa passion politique. Dans sa chambre est affichée la une d’un journal local du Delaware où elle habitait encore il y a peu : elle y apparaît dans une robe rouge d’apparat. « C’était pour le bal de l’investiture de Trump en janvier 2017. »

Avec une once d’impatience, elle déverrouille son téléphone et nous montre une première photo : « C’était à Mar-a-Lago (la propriété ultra-luxueuse dans laquelle réside Donald Trump – NDLR). J’étais sur scène avec Ron DeSantis (le gouverneur républicain de Floride) et Rick Scott (l’un des deux sénateurs républicains du même État). »

97 % des habitants sont blancs

Et maintenant, une photo apparemment « volée » plus que posée de Donald Trump : « Je n’ai jamais été aussi près de lui. » La photo est floue et le milliardaire n’y apparaît pas à son avantage. « Il a l’air gros là-dessus, mais il ne l’est pas. De toute façon, c’est lui et personne d’autre. Ici, tout le monde est d’accord avec ça. »

Là, on la croit volontiers. The Villages, à une heure de route au nord d’Orlando, en plein centre de la Floride, est connu pour être un fief trumpiste. Donald Trump est le seul président à avoir rendu visite à deux reprises à cette ville de 80 000 habitants, appelant ces derniers « mon peuple » et pour cause : deux tiers d’entre eux ont voté pour lui en 2016 et 2020.

Cette domination sans partage est d’une certaine façon inscrite dans le règlement de copropriété de cette ville-champignon : aucune personne de moins de 55 ans ne peut y devenir propriétaire et aucun enfant de moins de 19 ans n’a le droit d’y résider plus de trois semaines. Les petits-enfants sont tolérés, mais seulement de passage.

Aucune mention – qui serait illégale, au demeurant – à l’appartenance raciale, mais cela semble être implicite : selon les données officielles du recensement, 97 % des habitants sont blancs contre 63 % dans l’ensemble du pays et 52 % en Floride. 19 % de la population a fait une partie ou l’intégralité de sa carrière dans l’armée. Enfin, avec 53 000 dollars par an, le revenu par tête dépasse de 40 % celui de l’État. Blanche, vieillissante, à l’aise financièrement, propriétaire, patriote voire nationaliste : c’est l’Amérique rêvée de Donald Trump, l’Amérique qui rêve de Trump.

Un Disney World pour retraités

Le lieu n’a pas forcément été conçu à cette fin. Au début des années 1980, Gary Morse reprend l’affaire que son père, Harold Schwartz, avait montée en 1972 : des mobile homes sur des anciens pâturages et champs de pastèques. Il décide d’y construire des maisons, d’offrir des services pour les résidents, notamment un accès aux parcours de golfs, et de transformer le tout en communauté fermée pour retraités de plus de 55 ans qu’il baptise « The Villages ».

Formule gagnante : 8 000 habitants en 1990, 51 000 en 2010, 80 000 en 2020. Cette « surburb » de nouvelle génération pour retraités a attiré une immigration interne dont la géographie est dessinée par les lieux de culte : les églises luthériennes pour les habitants venus du Midwest, les épiscopaliennes pour le nord-est et les évangéliques pour ceux du Sud.

Au premier abord, The Villages ressemble à n’importe quelle banlieue américaine, avec ses longues routes tracées au cordeau, ses stations-service disposées à leurs intersections, ses centres commerciaux siamois, ses quartiers résidentiels « protégés » par caméras et barrières et ses « centres-villes » avec ses bâtiments « historiques » de pacotille.

Mais, outre la ségrégation par l’âge, c’est le niveau de services qui distinguent cette ville qui n’en est pas vraiment une1, avec près de 3 000 clubs. Dans ce « Disney World pour retraités », on peut jouer au softball ou au tennis de table, s’initier aux techniques de l’autodéfense ou au mah-jong et, le crépuscule venu, participer à des réunions des alcooliques ou des drogués anonymes ou simplement danser la salsa jusqu’au bout de la nuit.

Et surtout, surtout, jouer au golf. « Le golf est au pouvoir ce que l’huile est au moteur », fait dire dans « Orange Crush » le romancier Tim Dorsey à son personnage, un certain Helmut von Zeppelin, une sorte de Donald Trump avant l’heure. Il y a alors beaucoup de pouvoir dans The Villages : près d’une cinquantaine de parcours, dont une douzaine de stature internationale, arrosés comme il se doit. D’un tee à l’autre, comme de sa maison au centre commercial, on se déplace en voiturettes, renforçant l’impression d’une version gériatrique de la série « le Prisonnier ».

Pour 195 dollars par mois, un résident a accès à tous les parcours de golf comme à l’ensemble des activités. Rien ne semble cher dans The Villages. L’abonnement au journal local plafonne à 84 dollars par an. « The Villages Daily Sun », propriété de la famille Morse, revendique 55 700 abonnés, en hausse de 169 % depuis vingt ans, ainsi qu’une rédaction jeune et professionnelle… qui doit pourtant se loger plus loin car interdite de résidence sur son propre terrain d’expertise professionnelle. Il en va de même des milliers de salariés qui font tourner la boutique villageoise mais sont priés de sortir du territoire, une fois leur service terminé.

Le Parti républicain et le vote des retraités

Même la santé frôle la gratuité dans un pays où elle ressort plus du luxe que du droit. Pour cause : les habitants de plus de 65 ans – soit 86 % de la population – sont couverts par Medicare, un programme public d’assurance-maladie créé par l’administration démocrate de Lyndon Johnson. L’ironie veut sans doute que ceux des récipiendaires votant pour le Parti républicain crient au communisme lorsque Bernie Sanders propose d’étendre à l’ensemble de la population (Medicare for All) cette forme de « Sécurité sociale » dont ils jouissent.

Le boom de cette surburb communautariste et l’évolution sociologique du Parti républicain – reposant de plus en plus sur les générations les plus âgées – ont enfanté ce bastion « rouge » (de la couleur des républicains) inexpugnable. Il y a tellement de républicains enregistrés qu’une nouvelle section – « The Republican Club of The Villages », à ne pas confondre avec « The Villages Republican Club » – s’est formée en début d’année, afin d’organiser les électeurs du GOP (Grand Old Party) dans la partie sud en plein développement. Jim Daunis, son président, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Il ne faut cependant pas surévaluer l’importance numérique des Villages. Remportée à deux reprises par Donald Trump (48,6 % en 2016 ; 51,1 % en 2020), la Floride ne semble plus être un « swing state » (État pivot qui font la décision au collège électoral) et de toute façon les quelques dizaines de milliers de voix d’avance engrangées ici par les républicains ne se sont jamais avérées décisives.

À travers The Villages, Donald Trump joue sur la fibre symbolique : il valorise l’apport de ces retraités blancs qui ont réussi à contrebalancer l’évolution démographique de la Floride, où les Latinos représentent désormais plus d’un quart de la population. Comme une allégorie qui vaudrait pour l’ensemble de la nation.

Une réalité parallèle

« The Villages » est ainsi devenu une sorte d’aimant où on décide d’emménager autant pour son profil politique que sa sociabilité supposée. C’est le cas justement de Corinna, qui a sagement attendu ses 55 ans et sa retraite de l’armée de l’air pour quitter le Delaware et acheter sa maison avec trois chambres, ce qui lui permet d’accueillir des hôtes, plus pour briser l’ennui de son célibat que pour arrondir les fins de mois.

Un documentaire sorti en 2020, « Some Kind of Heaven » (« Une sorte de paradis ») dresse un « portrait de quatre résidents des Villages, qui s’efforcent de trouver le bonheur et un sens aux derniers chapitres de leur vie », et « illustre le fossé entre la publicité des Villages et la réalité pratique de la vie dans ces lieux ».

À l’image de cet abysse entre le discours trumpiste sur le monde et la réalité de ce dernier qu’incarne le bingo permanent de Corinna : « Aucun candidat républicain n’a eu autant de voix que lui en 2016 (c’est vrai numériquement mais en part des suffrages exprimés : 46,93 % contre 47,15 % à Mitt Romney en 2012 ou 50,7 % à W. Bush en 2004 – NDLR) et je ne parle pas de 2020 avec ce vol (jamais prouvé devant aucun tribunal – NDLR). Les pays d’Amérique latine vident leurs prisons et leurs asiles pour nous envoyer leurs pires criminels. Des violeurs, des gangsters (sic). Et les démocrates les font venir pour les faire voter et nous voler notre pays (re-sic). Dans une génération au maximum, si on ne fait rien, l’Amérique ne sera plus telle que nos fondateurs l’ont voulue. » Et dont The Villages semble se vivre comme le dernier vestige.

  1. The Villages n’est pas constitué en municipalité. C’est donc le comté (trois en l’occurrence) qui fait figure de première échelle administrative. ↩︎

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