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Projet Germinal : comment les syndicats ont gagné chez Starbucks

La première syndicalisation d’un magasin de la multinationale en 2021 est venue ponctuer un plan aussi méticuleux qu’audacieux mené par des vieux routiers du syndicalisme et des jeunes activistes de gauche. Son nom : le « projet Germinal ». Deux ans et demi après, près de quatre cents cinquante « stores »  ont voté pour la syndicalisation. (Article publié dans l’Humanité magazine du 1er août 2024.)

Buffalo (État de New York, États-Unis), envoyé spécial.

« Pendant huit mois, je n’ai pas prononcé le mot syndicat. » Et au bout de huit mois, un syndicat est né. Comme par enchantement ? Pas vraiment. En fait, le silence de Jaz Brisack sur la nécessité de s’organiser faisait partie d’une stratégie afin d’aboutir à la première création d’une section syndicale dans un Starbucks.

Jaz était l’une des douze infiltrés (aux États-Unis, on les appelle les « salts ») dans des « stores » de Buffalo. Avant de se faire embaucher incognito comme « baristas » (barmen), tous ont suivi des cours au sein d’une école de formation dédiée à l’« organizing ». Bref, le vote majoritaire, en décembre 2021, des salariés du magasin d’Elmwood Street à Buffalo en faveur d’un syndicat est le résultat d’un plan méticuleux.

L’histoire de cette grande première pourrait ressembler à un film choral mis en scène par Robert Altman ou Paul Thomas Anderson où les destins se croisent et interfèrent avec, en épilogue, une percée historique pour le syndicalisme américain, pourtant en piteux état.

En scène d’ouverture pourrait apparaître le visage de Chris Townsend, vieux routier de l’action syndicale, ancien directeur national de l’action politique de United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), un syndicat indépendant qui se targue d’avoir maintenu un fonctionnement démocratique en son sein et cultivé un syndicalisme revendicatif. Il commencerait par raconter son annus horribilis, 2017. « En juillet et septembre, j’ai fait deux infarctus. Je n’en pouvais plus. » À 66 ans, l’homme n’a jamais ménagé sa monture. Depuis sa « retraite » d’UE en 2013, il se démène pour le Amalgamated Transit Union (ATU), un syndicat qui représente les salariés des transports publics où il avait commencé sa « carrière » de syndicaliste en 1979 en tant qu’organisateur bénévole local à Tampa (Floride).

Une école de formation clairement marquée à gauche et orientée vers la lutte des classes

« Qu’est-ce que l’on peut faire pour que la dynamique se poursuive mais sans que cela ne te tue ? » lui demande alors le président d’ATU, Larry Hanley (décédé en 2019 à la suite, lui aussi, de problèmes cardiaques). Réponse de Chris : « Embaucher Richard Bensinger. » Du tac au tac : « Amène-le ici et je l’embauche. Faites ce que vous pensez devoir faire et vous aurez mon soutien. » Le duo est constitué.

Comme Chris, Richard est un « pro » de l’organizing. Sa carrière n’a pourtant pas commencé comme celle d’un fauteur de troubles : « J’ai grandi dans un État conservateur et je n’étais pas vraiment favorable aux syndicats. Mais j’ai rencontré Richard Rusty. C’était un boursier Fulbright, un progressiste, un défenseur des droits civiques, un activiste antiguerre. Il m’a offert un abonnement à “The Nation” et à “Indy Times”. Et ça m’a changé. » En 1975, il quitte l’université de Boulder dans le Colorado et embauche dans une usine qui fabrique des skis Head ainsi que des raquettes de tennis Arthur Ashe où il tente de monter une section syndicale. Sanction immédiate : licenciement.

Mais le virus l’a pris : « organizer » de base pour le syndicat Clothing Workers Union, il en devient ensuite le directeur régional. À la fin des années 1980, il fonde l’Organizing Institute. « Nous avons tout le temps dit au mouvement syndical : vous dépensez 97 % de votre budget pour vos membres existants et 3 % pour les non-membres et vous ne représentez que 10 % des travailleurs », relate-t-il aujourd’hui.

Fin 2017, Richard Bensinger propose à Chris Townsend de créer une école de formation qui sera finalement baptisée « Inside Organizer School » (IOS). Son acolyte est d’accord mais à une condition : que celle-ci soit clairement marquée à gauche et orientée vers la lutte des classes. À chaque session, Chris amène d’ailleurs des exemplaires de son livre de chevet. Son titre : « American Trade Unionism ». Son auteur : William Z. Foster, syndicaliste, secrétaire général du Parti communiste des États-Unis de 1929 à 1939, candidat à l’élection présidentielle américaine en 1924, 1928 et 1932, dont les cendres reposent sur la place Rouge à Moscou aux côtés de celles de deux autres Américains (le journaliste John Reed, auteur de « Dix Jours qui ébranlèrent le monde » et le syndicaliste Bill Haywood).

Chris en brandit d’ailleurs un exemplaire lors de notre premier échange via Zoom. « C’est LE livre », répète-t-il avant de reprendre le fil de l’incroyable histoire de la syndicalisation chez Starbucks. « Un jour, Richard propose de recruter des jeunes pour les envoyer en clandestins. “OK”, je lui dis. Dans les années 1980, j’ai moi-même été un “salt” dans six entreprises différentes pour le syndicat du commerce et de l’alimentation (UFCW). Je sais ce que cela apporte. Il revient me voir un peu plus tard, en me disant : “On va faire Starbucks.” Là, c’était une autre paire de manches… »

Leur projet baptisé du nom du roman d’Émile Zola : « Germinal »

À ce moment-là, Richard se trouve en pleine campagne pour syndiquer des magasins de la chaîne SPoT Coffee dans la partie nord de l’État de New York. Elle sera victorieuse, comme le prouve une affiche prosyndicat qui trône toujours dans le « store » où le syndicaliste nous a donné rendez-vous pour la première fois. Elle sera le tremplin pour Starbucks. Chris Townsend reprend : « Ce qu’on a fait, basiquement, c’est qu’on a recruté des jeunes engagés très à gauche qui voulaient en découdre, acceptaient l’idée d’être infiltrés et on a lancé la formation. » Ils décident de baptiser leur projet du nom du roman d’Émile Zola : « Germinal ».

Parmi la douzaine de futurs « infiltrés » figure Jaz Brisack. Richard Bensinger dit d’elle : « C’est la meilleure organizer que j’ai jamais rencontrée. » « Elle est douée pour tout », ajoute-t-il en nous tendant un tee-shirt dessiné par… Jaz. Nous sommes désormais au 5e étage de Tri-Main Center, un ancien bâtiment industriel réhabilité, où Starbucks Workers United a désormais son siège.

Richard a rencontré Jaz dans le Mississippi par l’intermédiaire d’un professeur d’université. Elle (Jaz insiste pour utiliser le pronom « they » traduisible en français par « iel ») affiche à peine une vingtaine d’années, mais son parcours est déjà hors norme. Née dans une famille de chrétiens évangélistes fondamentalistes, scolarisée à la maison, elle trouve, dès 16 ans, un job d’appoint à Panera Bread, une chaîne où les conditions de travail et les salaires indigents la poussent à s’intéresser aux syndicats.

« Votre job est de recruter un “capitaine” qui va entraîner les autres »

Élève brillante, elle poursuit des études supérieures à l’université du Mississippi, reçoit des bourses à foison (bourse Harry Truman, bourse Rhodes dont elle est la première « non-homme » récipiendaire), tout en participant à une campagne de syndicalisation (infructueuse) à l’usine Nissan à Canton, dans le Mississippi, et décroche son master en politique publique, journalisme et anglais. « Lors de la remise des diplômes, en plein Mississippi, elle défile avec un keffieh palestinien », raconte Richard, comme pour souligner le caractère bien trempé de Jaz, dont le fil sur X (ex-Twitter) regorge toujours de posts sur Gaza et les droits des Palestiniens. Diplôme en poche, Jaz file à… Buffalo, où elle suit Richard, participe à l’IOS et rentre, à l’instar de ses onze collègues, comme infiltrée en 2020 dans un magasin Starbucks.

« J’ai décidé de devenir salt lorsqu’un de mes collègues a été viré car il parlait à trop de monde. C’était suspect pour la direction. Ce jour-là, j’ai compris », se remémore-t-elle. Et donc pendant huit mois, elle ne parle pas de syndicat. « Votre job n’est pas d’être l’avant-garde de la révolution ou de venir expliquer à vos collègues ce qu’est l’histoire du mouvement ouvrier, explique aujourd’hui Jaz, qui aime pourtant parler des rôles historiques d’Eugene Debs ou de Mother Jones et cite Georges Sorel de mémoire. Votre job est de recruter un “capitaine” qui va entraîner les autres. » Dans le « store » d’Elmwood Street, ce capitaine se nomme Michelle Eisen, treize ans d’ancienneté, un pilier.

Dans celui de Camp Road à Hamburg, à 20 kilomètres au sud de Buffalo – l’un des trois visés par le projet Germinal – Will Westlake doit lui aussi choisir quelqu’un. Comme il avait lui-même été remarqué, quelques années auparavant. En 2017, pendant une année sabbatique universitaire, il prend un job de « barista » à Ithaca, dans l’État de New York, histoire de remplir un peu son compte en banque. Il est alors approché par des collègues qui veulent créer un syndicat. « Avant cela, je m’occupais surtout de politique. J’avais travaillé sur la campagne présidentielle d’Hillary Clinton et participé à différentes campagnes au Congrès. Ma compréhension était donc un peu limitée », nous dit-il, en esquissant un sourire.

Le jeune homme accepte, mène la campagne victorieuse, aide à négocier la première convention collective et… se fait virer, le jour de sa signature. Richard Bensinger – toujours dans les bons coups – lui glisse alors à l’oreille : « Deviens barista ailleurs et crée un syndicat. » Mais le conseil ressort par l’autre oreille. Will reprend ses études – sciences politiques et français –, étudie pendant une année à Strasbourg. Puis un jour… « Je croise Jaz que j’avais rencontrée lors de la campagne à Ithaca. Je lui dis : “Hey, sur quoi travailles-tu ? Est-ce qu’il y a quelque chose pour lequel je pourrais aider ?” Elle me parle de Starbucks et me demande si je peux postuler à Buffalo. Ce que je fais. Peu après, je reçois un coup de fil d’un responsable qui me propose un entretien. Je file à Buffalo. »

Will sait très bien ce qu’il faut dire pour plaire et décrocher le poste. La mission s’était avérée plus compliquée pour un autre « infiltré », Arjae Rebmann, qui a passé son entretien d’embauche les bras croisés ou sur le côté, pour que le manager ne remarque pas le tatouage en forme de faucille et de marteau sur son poignet gauche. Les deux passent le cap. Will retourne aussitôt à Ithaca, prépare ses affaires et part pour Buffalo, où il emménage dans une colocation un peu spéciale : elle n’est composée que d’infiltrés. Sur les murs sont accrochés des posters de Karl Marx et Dolores Huerta, cofondatrice avec Cesar Chavez de l’United Farm Workers. Dans son magasin, Will a choisi Gianni Reeve. Elle a 20 ans. Elle est une chef d’équipe juste et donc respectée. Elle a du charisme et l’esprit sarcastique. Bingo.

Au cours de l’été 2021, tous les salts proposent à un collègue de se voir en dehors du boulot pour poser un premier jalon. Will invite Gianni. Elle croit à un rendez-vous galant. Will évoque sans trop donner de détails une campagne syndicale. Gianni n’est pas apeurée : son père est membre de l’UAW, le grand syndicat de l’automobile. Elle accepte de s’engager à condition que cela ne provoque pas son licenciement. Will évite de lui parler de son propre licenciement…

À Seattle, au siège de Starbucks, c’est panique à bord

À l’été 2021, les duos sont formés. Fin août, le syndicat Workers United envoie une lettre ouverte de 50 employés de la région de Buffalo au PDG de Starbucks et commence à déposer des demandes d’élections syndicales dans plusieurs magasins.

À Seattle, au siège de Starbucks, c’est panique à bord. La direction générale n’a rien vu venir. Elle envoie en urgence des managers en renfort dans les magasins concernés. Le conseil d’administration sort même Howard Schultz de sa retraite. En novembre, il se déplace lui-même à Buffalo. Devant des dizaines d’employés invités dans la salle de bal du Hyatt Regency, il délivre un discours dégoulinant de paternalisme. Alors qu’il quitte la scène, une « partenaire » (nom donné par Starbucks à ses salariés) se dirige vers lui et lui demande de signer un engagement contre la chasse aux syndicats. C’est Gianni Reeve. Aussitôt, des cadres l’encerclent dans une manœuvre perçue comme menaçante tandis qu’Howard Schultz s’esquive par une porte dérobée.

Sous les regards de Jaz et d’autres infiltrés présents, la jeune femme lance à l’ombre fuyante : « La force que nous avons, c’est la force que nous avons les uns avec les autres. » La vidéo devient virale. La mèche est allumée… Le 9 novembre, le « store » d’Elmwood vote en faveur de la syndicalisation. « Il en fallait un, juste un », souligne Richard. Effet domino : deux ans et demi après, plus de 400 magasins Starbucks sont syndiqués.

« Je n’aurais jamais pensé qu’on en arriverait là, confesse Chris Townsend. Ma crainte était que le groupe écrabouille le début de syndicalisation en fermant les trois premiers magasins syndiqués. » « J’ai l’impression d’être dans les années 1930, quand tout à coup une vague syndicale s’est levée avec des organizers partout, savoure Richard Bensinger. Ils sont jeunes et politiquement motivés. 88 % des personnes de moins de 30 ans sont pour les syndicats, donc, en fait tout le monde est un salt ou un organisateur interne. C’est la génération Bernie. »

Le patronat et les républicains veulent faire voter une loi interdisant le « salting » qu’ils caractérisent comme déloyal. Si la pratique de l’infiltration est presque aussi vieille que le syndicalisme américain, une partie de celui-ci n’est toujours pas à l’aise avec elle. « Walter Reuther était un salt au fait…plaide RichardC’était un jeune socialiste idéaliste qui venait de passer un an en Russie (sic). Il est entré chez Ford avec ses trois frères diplômés et ils ont contribué à fonder l’UAW. » « Ce n’est pas notre tactique privilégiée mais c’est souvent la plus rapide et parfois la seule lorsque la dictature patronale est telle qu’aucune autre action syndicale n’est possible », justifie Chris Townsend. Les deux compères continuent donc de tenir des sessions régulières de l’IOS où l’organizing demeure le cap, et l’infiltration, une option.

Jaz est partie s’installer, avec ses trois chats, sur la côte ouest, à Berkeley précisément, pour monter une branche de l’IOS. Quant à Will, il se trouve en première ligne de la négociation pour une convention collective avec la direction de l’une des plus puissantes multinationales au monde. Il le fait au nom du syndicat qui l’emploie désormais et dont le nom n’était qu’une utopie il y a quelques années : Starbucks Workers United.

GLOSSAIRE

ORGANIZING

Presque intraduisible, le mot renvoie principalement à des campagnes de recrutement de nouveaux syndiqués grâce à des actions de terrain impliquant des salariés eux-mêmes plutôt que des permanents syndicaux. Aux Etats-Unis, le mode d’organisation majoritaire des syndicats depuis le Wagner Act de 1935 repose sur la gestion des intérêts des salariés/syndiqués, le plus souvent sans les impliquer dans le processus de renégociation des « contrats », équivalents des conventions collectives. Or, la désindustrialisation a fait baisser le taux de syndicalisation à 10%, rabougrissant le champ d’action des syndicats. L’organizing se développe donc le plus souvent dans des déserts syndicaux (comme Starbucks).

SALTING

Dès la fin du 19e siècle et le début du 20e, les Knights of Labor et l’Industrial Workers of the World, deux syndicats très offensifs, utilisent la méthode de l’infiltration dite « salting » (de « salt » qui signifie « sel »). Celle-ci a été moins utilisée à partir de la reconnaissance du fait syndical dans les années 30 puis a de nouveau le vent en poupe depuis les années 80 et la « révolution conservatrice ».

STARBUCKS

Fondée en 1971 à Seattle, la compagnie est la plus importante chaîne de café dans le monde (85.000 magasins dans 80 pays dont 9000 aux Etats-Unis). Howard Schultz qui a racheté l’entreprise en 1987 est un PDG qui assume ses positions anti-syndicales. Convoqué en 2023 à témoigner devant une commission parlementaire dirigée par Bernie Sanders, il a nié mener des actions illégales. Pourtant la NLRB, l’instance gérant les relations sociales, estimait à l’époque que Starbucks avait violé la loi fédérale plus de 100 fois durant les 18 mois précédents.

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« Nous sommes là pour rester » : au cœur de la mobilisation des campus US pour Gaza

A New York et Washington, comme dans tout le pays, les camps de solidarité pro-Palestine se maintiennent au cœur des universités, malgré les menaces des directions et de certains élus. (Article publié dans l’Humanité du 2 mai 2024.)

Washington et New York (États-Unis), envoyé spécial.

Elle sort de sa tente, les paupières encore un peu somnolentes. Ses pupilles règlent la mire : le printemps est enfin arrivé, ce matin, à Washington. Elle ajuste son keffieh, remet plus ou moins sa coiffure en ordre, s’étire, regarde autour d’elle. Une autre étudiante la guide : « Le café, c’est par là. » « Ah oui, c’est vrai », dit-elle d’une voix pas encore réveillée. Sally a rejoint le campement la veille, après avoir un peu hésité.

Elle est une « freshman », une étudiante en première année, arrivée de son Texas natal à la fin de l’été dernier. Elle a finalement sauté le pas et partage une tente avec deux autres étudiantes qu’elle ne connaît pas : l’une vient de Californie, l’autre du New Hampshire. Elle se dirige donc vers la table où elle pourra prendre son petit-déjeuner gratuitement, grâce aux dons qui arrivent régulièrement.

Un nouveau jour se lève et c’est le quatrième de la « zone libérée » et du « camp de solidarité » organisés en plein cœur de l’université George-Washington, à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau de la Maison-Blanche. Dans la foulée de l’université Columbia, à New York, quelques étudiants de l’université George-Washington, ainsi que leurs compères de l’université voisine de Georgetown, ont dressé quelques tentes sur la pelouse centrale, avec, en plein milieu, une statue de George Washington drapée d’un drapeau palestinien. La direction de l’université a fait poser des barricades pour ceindre et isoler le camp. Les étudiants s’en servent comme un tableau d’affichage : « Palestine bientôt libre »« Le sionisme est un fascisme »« Génocide Joe, tu vas dégager ». Et elles n’ont pas empêché l’extension à H Street, la rue qui longe le carré de verdure. « Nous sommes là pour rester, assure Mahmoud, palestinien et étudiant en recherches internationales. Nous avons certaines exigences et nous voulons qu’elles soient entendues et satisfaites. » Les organisateurs ont élaboré une plate-forme en cinq points : abandonner les poursuites contre les organisateurs et les organisations étudiantes pro-palestiniennes (dès novembre, le groupe « Students for Justice in Palestine », qui avait projeté sur un bâtiment des images disant « Mettez fin au siège de Gaza » et « George-Washington, le sang de la Palestine est sur vos mains », a été suspendu) ; protéger les discours pro-palestiniens sur le campus ; se désinvestir des entreprises qui vendent des technologies et des armes au régime sioniste ; divulguer immédiatement toutes les dotations et tous les investissements ayant trait à la guerre menée par Israël à Gaza ; mettre fin à tous les partenariats universitaires avec l’État d’Israël. Ce dimanche matin, Cynthia a fait une pause dans sa virée à vélo pour venir « apporter sa solidarité ». « Dans les années 1980, j’ai fait partie du mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud. J’étais à Harvard et la police n’est jamais intervenue, comme elle l’a fait à Columbia. C’est assez incroyable. » Si, dans la capitale fédérale, la police se tient à distance, elle est intervenue à plusieurs reprises à New York. La semaine dernière, elle a délogé le camp dressé par des étudiants de la New York University (NYU), une prestigieuse université privée : 150 arrestations dont près d’une vingtaine concernant des professeurs. Peu après, le camp s’est reformé quelques dizaines de mètres plus loin mais sans tentes, avec, en arrière-plan lointain, la même Liberty Tower, érigée sur le site du World Trade Center. La direction de la NYU a averti qu’elle ferait intervenir la police si elle voyait une tente. « Ça n’a pas grand sens », constate Honey Crawford, professeur dans le département d’anglais, inquiète pour la santé des étudiants : ils dorment sous des bâches qui protègent mal du vent et du froid. Ce lundi après-midi, c’est une saucée soudaine, en pleine journée de quasi-canicule, qui les a surpris. « Je vais encore un peu plus friser », plaisante Layla, avant de retourner vaquer à ses occupations. Car il y a un programme bien précis ici, affiché sur un « paperboard » : à 11 h 30, actualisation des informations sur Gaza ; à 12 heures, réunion de la communauté ; 13 heures : manifestation ; 17 heures : formation aux soins ; 18 heures : yoga ; 20 h 30 : nouvelle réunion de la communauté. Le repas n’a pas été consigné, mais il arrive. Comme souvent, Ayat, un restaurant palestinien de l’East Side que le New York Times vient d’inclure dans ses 100 adresses culinaires incontournables, a fait livrer les repas. Il y en aura pour tout le monde et même plus. Ça, c’est pour l’organisation. Pour le fond de l’affaire, une porte-parole officieuse des étudiants revendique : « Cela fait six mois que le génocide dure et, à part quelques paroles officielles, rien n’a changé et rien n’a été fait. Maintenant, avec les campements, on oblige les directions d’université à faire face à leurs responsabilités. » Sur tous les campus américains impliqués, les demandes sont les mêmes : que les directions d’université cessent de financer la guerre à Gaza. À Yale et Cornell, ils demandent que les facs, devenues des entreprises comme les autres, cessent d’investir dans les fabricants d’armes. À Columbia, ils veulent que l’université revende ses participations dans Google, qui a conclu un important contrat avec le gouvernement israélien, et dans Airbnb, qui autorise les annonces dans les colonies israéliennes de Cisjordanie occupée.

À NYU, ils demandent, en vain, que les investissements et participations soient rendus publics. La fermeture du site-satellite de Tel-Aviv figure également au menu des revendications. Ce point particulier, qui relève du boycott, est utilisé par certains élus et médias pour nourrir leurs accusations d’antisémitisme contre les protestataires. Témoin depuis la première minute du mouvement, Honey Crawford réfute ces allégations : « Des juifs non sionistes y sont investis. Il y a des prières communes entre musulmans et juifs. J’ai vu, un jour, un étudiant se faire reprendre par tout le monde car il mobilisait des stéréotypes antisémites : ” Pas de ça, ici. ” »

C’est pourtant le même argument qu’oppose une poignée de personnes aux manifestants pro-Palestiniens, réunis mardi, face à l’entrée principale de l’université Columbia. Des barrières séparent les deux sous l’œil vigilant de plusieurs policiers. « Haïsseurs de juifs », lance un homme revêtu du drapeau israélien. « Condamnez plutôt le Hamas », ajoute son voisin, qui arbore une étoile de David au cou. « Libérez tous les otages », hurle une femme, brandissant une pancarte, et tentant de couvrir la voix d’une oratrice qui, via un mégaphone, tente d’exprimer sa solidarité avec la Palestine. Il y a, face à elle, une petite assistance, mêlant jeunes portant souvent le keffieh et vétérans de l’action militante. « À leur âge, j’avais fait ça contre la guerre au Vietnam et on m’accusait des pires saloperies, comme eux, explique Ken, casquette rouge à l’effigie du Vietnam. Ils ont raison de poursuivre et on est là pour les aider. Le seul point de divergence que j’ai avec quelques-uns d’entre eux porte sur le Hamas. Pour moi, ce n’est pas un mouvement de libération, mais une organisation oppressive. »

À l’intérieur, c’est une nouvelle étape de la mobilisation des campus qui se joue au même moment. Des étudiants viennent d’occuper Hamilton Hall, un bâtiment universitaire, et de le rebaptiser « Hind’s Hall », en l’honneur de Hind Rajab, une enfant palestinienne de 6 ans, tuée par l’armée israélienne. D’après le Columbia Spectator, le journal des étudiants du campus,« dès leur entrée, les manifestants ont bouclé le bâtiment en cinq minutes, barricadant les entrées à l’aide de tables et de chaises en bois, ainsi que d’attaches de fermeture éclair. »

Version de l’un des porte-parole de l’université : ils auraient « vandalisé les biens, brisé les portes et les fenêtres et bloqué les entrées ». Ils risquent l’expulsion. Face à cette menace récurrente brandie par la direction de Columbia, Will affiche sa conviction : « Que voulez-vous que cela me fasse d’être exclu et de ne pas avoir un diplôme délivré par une université qui aura été complice d’un génocide ? » Cela se passait quelques heures avant une nouvelle intervention de la police à la demande de la présidente de Columbia, Minouche Shafik, qui demande même au NYPD de rester sur le campus jusqu’au 17 mai, une demande inédite dans l’histoire académique du pays.

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A Erié, les républicains en ordre de bataille derrière Trump

Alors que se déroulent aujourd’hui les primaires en Pennsylvanie, l’alignement des sympathisants du GOP (Grand Old Party) sur l’ancien président semble total dans ce comté indécis du nord de l’Etat. (Article publié dans l’Humanité du 23 avril 2024.)

Érié (Pennsylvanie, États-Unis), envoyé spécial.

Ils voteront (quasiment) tous pour Donald Trump. Sans hésitation et même avec enthousiasme. Qu’ils aient été des adeptes de la première heure ou des convertis plus ou moins précoces, leur alignement sur l’ancien président est sans faille. Ce mardi, alors que se tiennent les primaires en Pennsylvanie, les républicains du comté d’Érié offriront un plébiscite à celui qui affronte le premier de ses quatre procès, prélude selon eux à son retour triomphal à la Maison-Blanche.

Autant leur mobilisation ne sera que symbolique pour cette primaire républicaine qui n’offre aucun suspense, autant elle sera déterminante le 5 novembre. Le comté d’Érié est un bellwether, soit un baromètre, presque un oracle, dans un État – la Pennsylvanie – figurant sur la courte liste des swing states, ces États clés qui feront pencher le collège électoral.

En 2016, Donald Trump avait fait basculer le comté d’Érié (48 %, contre 46,4 % à Hillary Clinton) – une première pour un républicain depuis Ronald Reagan – et la Pennsylvanie (avec 44 000 voix d’avance sur 6,2 millions de suffrages exprimés). En 2020, dans un contexte de plus forte participation électorale, Joe Biden reprenait le manche dans le comté (49,7 %, contre 48,6 %) comme dans l’État, avec un avantage de 82 000 voix sur près de 7 millions d’électeurs.

Ils cocheront tous le nom du milliardaire, à commencer par Tom Eddy, le président du GOP (Grand Old Party, le surnom du Parti républicain) dans le comté d’Érié, cette bande de terre au bord du lac du même nom peuplée de 270 000 habitants. « Je ne vote pas pour les personnalités mais pour les politiques. C’est la raison pour laquelle je vote Trump », dit-il en faisant pivoter son fauteuil vers la vitrine du siège du parti à Érié où une grande affiche bleue a été collée : « Trump 2024 : reprendre l’Amérique ». À part ses tweets et son verbe, tout lui convient dans Trump, son bilan comme ses propositions.

Tom, c’est un peu le portrait-robot du républicain bon teint devenu trumpiste. Un « conservateur par nature », revendique-t-il. Des tas d’aïeux qui ont fait la guerre d’indépendance. Un père républicain, vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Lui-même électeur pour le GOP depuis ses 21 ans, avec un premier vote pour Richard Nixon. Un fils qui vient de sortir de West Point, la prestigieuse académie militaire, « encore plus conservateur à sa sortie ».

Donald Trump est-il un « vrai » conservateur ? Il ne sait pas et ça ne l’intéresse pas. Seul le bilan compte. « Je dis aux gens qui ont des doutes : dites-moi une chose qu’il a faite et qui vous a heurtée », lâche-t-il. Un électeur démocrate en trouverait des dizaines, mais manifestement pas ceux que le chef des républicains locaux rencontre.

Cet enseignant retraité de 75 ans ne fait pas partie de la base fanatisée Maga (Make America Great Again, le slogan de campagne de Trump en 2016). Toutefois, il en a parfois les accents. Sur l’immigration, thème central de la campagne du candidat nationaliste, Tom reprend à son compte la « théorie » selon laquelle cette « vague » serait organisée par les démocrates « qui veulent repeupler les États où ils sont majoritaires mais qui perdent des habitants, donc des sièges. Vous n’avez pas besoin d’être citoyen pour être compté dans le recensement, donc… »

Un argument qui ne résiste pas à l’examen de la réalité des chiffres. Les nouveaux immigrés latinos ne s’installent plus dans les principales métropoles des grands États, trop chères, mais dans des villes moyennes des États moyens, souvent dirigés par les républicains, au demeurant.

Sur la question des armes à feu, centrale dans cette partie de la Pennsylvanie, même doxa conservatrice qui flirte avec le complotisme. « Les armes ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent avec des armes » : le propos semble tout droit sorti d’une plaquette de la NRA, le puissant lobby. Tom se lève d’un bond et nous emmène dans le hall où sont affichés les dix premiers amendements de la Constitution qui forment la déclaration des droits. « Regardez, le deuxième amendement est clair : droit de porter des armes (les juristes se divisent sur son interprétation comme un droit individuel ou un droit collectif – NDLR) ».

Jusqu’en 2020, Tom ne l’avait pas utilisé. « Mais pour montrer à Biden qu’il ne nous enlèvera pas ce droit, j’en ai désormais trois chez moi. » À peine reposé dans son fauteuil pivotant, le septuagénaire ajoute : « Si j’étais la Chine et que je voulais envahir les États-Unis, je préférerais que les Américains ne soient pas armés. »

La fable du vol de l’élection de 2020, centrale dans la rhétorique trumpienne ? « Je ne suis pas conspirationniste, mais des choses ont affecté l’élection », répond-il avant d’en faire une liste sans preuve. « Il faut oublier 2020 et aller de l’avant. Voilà ce que je dirais à Trump si je pouvais dîner avec lui ou le croiser : il faut se concentrer sur l’avenir. » Un cas de figure d’autant plus hypothétique que Tom concède ne pas avoir forcément envie de passer un dîner avec celui pour lequel il va voter.

C’est un peu le même mariage de raison qui va présider au vote de Melanie Brewer, républicaine dûment enregistrée 1 depuis l’âge de citoyenne. En 2016, elle avait voté pour Marco Rubio, le sénateur d’origine cubaine de Floride. « Je savais que Trump était un homme d’affaires prospère, que j’admirais, mais je pensais que Marco Rubio attirerait le vote hispanique et rassemblerait le GOP. »

« Little Marco » étrillé comme les autres, la trentenaire s’était rangé derrière Trump pour l’élection générale. « Je pense que notre pays se porte mieux sous la présidence de Trump. L’économie, les frontières, les politiques… J’ai du mal à croire que quelqu’un puisse regarder ce qui se passe dans le monde et dire que l’Amérique est plus forte maintenant que là où nous étions en 2019 », argumente cette cheffe d’une PME dans le domaine du voyage et de l’hôtellerie.

« Je n’ai aucun problème avec les politiques du président Trump », même si elle pense que « Biden a gagné les élections de 2020 ». Beaucoup plus engagée dans la vie politique depuis 2020, elle fait partie de l’équipe de campagne de Micah Goring, qui tente de se faire élire à la Chambre des représentants locale.

Lui aussi affiche un impeccable CV de conservateur : ancien militaire, électeur républicain de tout temps, chrétien évangélique, pro-life. Fin mars, une soirée de collecte de fonds s’apparentait à un baptême du feu pour ce quinquagénaire, chef d’une PME. Maillot de basket de l’US Air Force – c’est la saison de March Madness (tournoi) du basket universitaire – recouvrant une chemise blanche, le candidat a d’abord répondu à nos questions, à commencer par sa position sur le droit à l’avortement.

« Les gens ne sont pas très à l’aise avec les sujets de société… » élude-t-il temporairement. Candidat républicain dans un district démocrate détenu par un démocrate sortant, il marche sur des œufs. Comme Tom et Melanie, il est pro-life, mais la majorité des électeurs de son district (comme du pays) sont pro-choice.

Inutile de braquer une frange de l’électorat, il estime donc que « la loi de Pennsylvanie fonctionne bien comme elle est » : soit le droit à l’avortement garanti jusqu’à 24 semaines. Il s’avère tout aussi prudent sur l’immigration « qui est une question fédérale », là où les républicains du Texas revendiquent d’en faire une compétence des États. Lors d’un bref discours, Micah préfère miser sur un sujet sans contrecoup électoral : « La première loi que je proposerai quand je serai élu portera sur l’exonération de la taxe foncière pour les seniors» Des moues approbatrices se dessinent dans une assistance en décalage évident avec l’image que veut projeter localement le parti de Trump. Sur son site, on peut voir une photo avec quatre jeunes personnes : deux hommes, deux femmes, un Blanc, une Asiatique, une Noire, un Métis. Dans la salle, une ultra-majorité de Blancs aux cheveux gris siège.

Retour au slalom tactique entre ses convictions et la réalité du comté d’Érié où 46 % des électeurs sont enregistrés comme démocrates, contre 39 % de républicains, lorsqu’il s’agit de la présidentielle. « Je pense que l’isoloir est comme le confessionnal dans une église catholique. C’est personnel. Je voterai en novembre pour la personne qui fera respecter notre Constitution, qui protégera nos frontières et qui ramènera un sens de la diplomatie dans notre pays. » Comprenez : Donald Trump.

  1. Aux États-Unis, il est de coutume de déclarer sa préférence partisane lors de l’enregistrement sur les listes électorales. Dans certains États, il s’agit même d’une obligation pour participer à une primaire.

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« Il y a un prix à payer quand on soutient un génocide »

A Dearborn, les arabes-américains détiennent en partie la clé du Michigan, « swing state » essentiel pour Joe Biden en novembre prochain. Un mois après la primaire démocrate et 100.000 bulletins « non engagés », la contestation de la politique de l’hôte de la Maison Blanche à l’égard de la guerre à Gaza ne faiblit pas. (Article publié dans l’Humanité du 3 avril 2024.)

Dearborn (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

Elle le dit d’une voix posée sans monter dans les décibels, ses yeux verts gagnant juste en intensité : elle ne votera pas Biden. « Il doit payer pour les 30.000 morts. On ne va pas le récompenser d’un second mandat », explique-t-elle, attablée au Haraz, un coffee shop posé au bord de l’une de ses innombrables artères rectilignes. Elle l’assure, rien ne pourra la faire changer d’avis: « Si j’étais la dernière personne à voter et à pouvoir faire la différence, je le ferais perdre. » La détermination de Saamra Luqman est l’une des raisons pour lesquelles la nervosité s’empare de plus en plus de l’équipe de campagne de Joe Biden.  

Cette descendante d’immigrés yéménites, dont les enfants ont des origines palestiniennes, est une électrice démocrate de tout temps, tendance Bernie Sanders depuis une décennie. A deux reprises, elle a été candidate lors de primaires démocrates : pour le conseil municipal et pour la chambre locale des représentants. Deux tentatives infructueuses mais qui ont contribué à faire de cette agente immobilière à la fois une figure publique de Dearborn, ville de 100.000 habitants aux portes de Detroit (Michigan), où une majorité des habitants sont des arabes-américains et une incarnation de la diversité de la coalition démocrate dans le Michigan, un « swing state » remporté par Donald Trump en 2016 et Joe Biden en 2020. Samraa n’a pas cessé de militer, elle a réorienté son énergie pour s’assurer de la défaite du président sortant le 5 novembre prochain. « Il n’est pas seulement complice, il commet lui-même un génocide. Quand vous livrez des bombes de 1000 kilos qui vont tuer des enfants, comment appelez-vous cela ? ».

Pendant la campagne des primaires, elle a participé au mouvement « uncommitted » dont l’objectif était de montrer la puissance de la contestation face au soutien inconditionnel de Joe Biden à Benjamin Netanyahu. Le 27 février dernier, plus de 100.000 suffrages s’expriment en ce sens. « Le mouvement concerne à la fois les Arabo-Américains et les jeunes. Des villes universitaires ont connu une forte concentration de votes non engagés. Le taux de participation, qui pourrait être un autre indicateur de l’ambivalence à l’égard de M. Biden, a également été très faible à Détroit, qui compte près de 80 % de Noirs », décrypte Jeffrey Grynaviski, professeur de science politique à l’Université Wayne State.

Sur une carte, deux densités du vote de protestation sautent aux yeux : la très libérale et universitaire Ann Arbor et Dearborn. C’est sur cette dernière que s’est concentrée l’attention médiatique. La ville résume un siècle américain en trois cycles :  berceau de Ford qui y dispose toujours de son usine originelle – The rouge – et de son quartier général mondial ; dirigée de 1942 à 1978 par Orville Hubbard, un maire républicain ouvertement ségrégationniste et depuis deux ans par Abdullah Hammoud, premier arabe-américain élu à cette fonction; désormais « capitale des arabes-américains ». « C’est à Dearborn, dans le Michigan, que l’on trouve en effet la plus grande concentration d’Américains d’origine arabe du pays. L’immigration dans la région a commencé dans les années 1890 et s’est poursuivie jusqu’au début de la première guerre mondiale, resitue pour l’Humanité, Hani Bawardi, professeur d’Histoire à Université du Michigan à Dearborn. Des milliers de Palestiniens déplacés sont arrivés après 1948 et 1967, lorsque toute la Palestine a été envahie par les sionistes. La majorité des Américains d’origine arabe sont venus à la suite de la guerre civile libanaise au milieu des années 1970. Lorsque les restrictions à l’immigration ont été levées en 1965, de nombreux étudiants sont également arrivés en provenance de tout le monde arabe à la recherche d’une formation universitaire. Beaucoup sont restés. »

Depuis 1984, cette puissante « communauté » dispose d’un journal : « The Arab American News ». Avant de rejoindre son fondateur au siège situé 5706 Chase Road, on s’empare d’un exemplaire de l’édition de la semaine en accès libre dans un distributeur. Titre de Une : « Qui va arrêter le génocide ? ». Au premier étage, Osama Siblani nous reçoit dans un vaste bureau où dominent le cuir et le bois et de subtiles touches orientales. Après le maire, il est sans doute la personnalité la plus influente de la ville. Arrivé en 1976 d’un Liban en pleine guerre civile, il a fondé huit ans plus tard ce titre. D’un notable, on s’attendrait à un verbe policé. Pourtant: « Joe Biden est un criminel de guerre comme Netanyahu. Je dirais même qu’il est encore plus responsable car c’est lui qui a la possibilité d’arrêter cette guerre. On fera tout pour le faire tomber». La charge puissante est suivie d’une précaution : « en l’état actuel des choses » . Réquisitoire appuyé par Abed Hammoud, ancien procureur fédéral et fondateur du Comité d’action politique arabe-américain (AAPAC), également présent : « On n’est pas un peu ou beaucoup responsable d’un crime. On l’est ou on ne l’est pas. Il faut qu’il apprenne qu’il y a un prix à payer quand on soutient un génocide et ce sera une leçon pour les autres présidents qu’il ne peut y avoir d’impunité. »

C’est le même argument qui flotte dans les bureaux de CAIR, l’organisation de défense des droits civiques des musulmans. « Un message doit être envoyé », insiste son directeur exécutif pour le Michigan, Dawud Walid, africain-américain et imam qui « à titre personnel a voté « uncommitted ». « Comme 80% des musulmans (ils sont originaires d’Asie du sud-est, arabes-américains ou africains-américains, NDLR) qui ont voté ce jour-là», appuie-t-il. La députée d’origine palestinienne de la circonscription, Rashida Tlaib, membre du DSA (Democratic socialists of America) a elle-même voté « uncommitted » mais n’a pas encore dévoilé son choix pour l’élection générale.

Projet de port à Gaza et non-opposition du veto à une résolution de l’ONU: depuis le 27 février, l’administration Biden tente de donner le sentiment d’avoir entendu les protestations exprimées, le Minnesota et le Wisconsin ayant suivi la démarche du Michigan. « Ces gestes semblent calculés pour plaire à des segments de la base du parti démocrate : les arabes-américains, les musulmans, les Noirs, les Hispaniques, les juifs progressistes et les syndicats qui ont exprimé une forte opposition contre les politiques génocidaires perçues et exigent des actions tangibles plutôt que de vagues promesses de l’administration (Biden, NDLR) », estime Jamal Bittar, professeur à l’Université de Toledo dans la dernière édition de « The Arab American News ». Toujours calé dans son fauteuil, Osama Siblani mobilise un moins grand nombre de mors : « Je crois bien que Biden essaie de nous vendre ces foutaises . C’est un cessez-le-feu durable qu’il faut

La directrice de la campagne du président sortant, Julia Chavez Rodriguez, petite-fille du syndicaliste paysan, Cesar Chavez, a récemment effectué une tournée à Dearborn. Abdullah Hammoud a refusé de la recevoir (1). Pas Osama Siblani. « Nous avons parlé pendant deux heures ici même. Parfois, je sentais qu’elle était d’accord avec moi mais ne pouvais pas le dire », glisse-t-il. Dans ce même bureau est également venu le directeur de campagne de Donald Trump. « Et il y en aura d’autres », précise-t-il. Est-ce pour faire monter encore un peu plus la pression sur l’establishment démocrate, habitué à ce que ses électeurs cèdent au « moindre des deux maux », ou qui pourrait faire le pari hasardeux d’un oubli progressif?

En attendant, dans les conversations tardives au coffee shop Qahwah dans le « downtown » de Dearborn après la rupture du jeûn, ou à la sortie de la grande mosquée de Detroit le jour de la grande prière, deux mots reviennent : Gaza et Biden. « On prie pour que ça s’arrête mais surtout on se mobilise pour que Biden change de politique », un jeune militant de New Generation for Palestine, ayant requis l’anonymat. Une volte-face du président sortant ferait-elle changer d’avis une frange des « uncommitted » ? « Je ne me prononce qu’en l’état actuel des choses », répète Osama Siblani. « Je ne céderai pas au chantage : je voterai Cornell West (philosophe africain-américain et proche de Bernie Sanders) », répond Dawud Walid. « Jamais, tranche Saamra Luqman.. Trump ne sera pas meilleur mais le génocide ne peut pas rester impuni. »

  • Le maire de Dearborn ne répond pas aux sollicitations de la presse internationale. Il n’a donc pas donné suite à notre demande d’interview.

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De Detroit à Toledo, paroles et destins de grévistes

Salaires en berne, divisions du salariat en plusieurs statuts : sur les piquets de grève, les salariés de Ford et Stellantis racontent comment leur travail dans le secteur-clé de l’automobile s’est précarisé. (Article publié dans l’Humanité du 19 septembre.)

Detroit (Michigan) et Toledo (Ohio),

Envoyé spécial.

Elle la gardienne de l’entrée comme elle le serait d’un temple. Derrière elle, se dressent quatre lettres – Jeep – qui claquent dans l’histoire automobile du pays et même un peu plus, comme le rappelle une petite mise en scène qui accueille les visiteurs : quelques GI, autour d’un drapeau américain et d’une Jeep de la seconde guerre mondiale, avec cette légende : «Soutien à nos soldats et vétérans. » Sur le parking attenant, des dizaines de Jeep Wrangler affichent presque autant de couleurs – c’est un peu la spécialité de la marque. La couleur, c’est son truc, justement à Nichole, employée au département peinture. Mais depuis, quelques jours, elle est « capitaine » d’une équipe qui tient le piquet de grève. Cette usine Stellantis (ex-Chrysler) à Toledo (Ohio), à une heure de route au sud de Detroit, fait partie des trois sites (avec une usine Ford à Wayne, près de Detroit, et une usine General Motors, à Wentzville dans le Missouri) où le syndicat UAW (United Auto Workers) a décidé de débrayer, vendredi à minuit, à la minute même où la convention collective expirait, mettant 12700 salariés en grève sur les 146.000 que compte les fameux « Big Three ».

La jeune femme dirige donc une petite troupe de collègues – entre 15 et 20 – qui garde le piquet de grève face à l’entrée principale du site où l’on produit des Jeeps depuis les années 40. Son « quart » : de 6h du matin à midi. Un brasero finit de se consumer – il a fait frais cette nuit – et quelques bûches posées attendent la nuit prochaine. Si les chaises de camping sont multicolores, la tenue affiche un rouge unique : la couleur de l’UAW. Les voitures passent – avec un nombre disproportionné de Jeep – et klaxonnent pour afficher leur soutien. Parfois, quelques poings solidaires jaillissent des habitacles.

Nichole est entrée ici il y a douze ans. « Troisième génération dans l’usine après l’arrière-grand-père et la grand-mère, tous membres de l’UAW », proclame-t-elle avec une évidente fierté. « Tous d’origine polonaise », ajoute-t-elle en épelant son nom de famille : Wawrzyniak. Dès la mi-août, ce site de Toledo a voté le principe de la grève à 99%. Un quasi-unanimisme, à l’aune d’un ras-le-bol général. Nichole a atteint son maximum salarial – 31,57 dollars de l’heure, le plafond parmi les « Big Three », soit un peu moins que le salaire médian national. Evolution terminée, à moins de 35 ans. Avec une inflation galopante. « Vous êtes allés au supermarché depuis que vous êtes arrivés ? Vous avez vu les prix ? Comment voulez-vous que l’on s’en sorte ?»

LaDonna aussi affiche le même salaire, malgré ses 24 ans d’ancienneté. « Si elle est la capitaine, je suis la leader de l’équipe », revendique-t-elle, dans un large sourire. Les deux travaillent dans le département de peinture, comme tous ceux qui tiennent ce piquet. Le même plafonnement salarial masque pourtant une inégalité de poids entre ces deux femmes : l’une n’aura pas de pension de retraite ni de protection sociale lorsqu’elle cessera de travailler ; l’autre, oui. Nichole, la polono-américaine, et LaDonna, l’africaine-américaine, incarnent le système à deux vitesses appliqué depuis 2009. Pour le pays, c’est l’époque du krach et de la grande récession. Pour le secteur de l’automobile, la faillite s’annonce au virage. L’administration Obama débloque alors des centaines de milliards de dollars afin que des fleurons du capitalisme américain ne finissent pas dans le ravin. Les salariés sont appelés à verser leurs sacrifices sur l’autel de la survie. L’UAW accepte : les nouveaux embauchés ne disposeront pas des mêmes droits que les salariés en poste. La fin de cette inégalité fait partie des revendications du syndicat, désormais présidé par Shawn Fain, élu en mars dernier sur une plateforme plus revendicative, dans la négociation d’une nouvelle convention collective. Ford a déjà accepté.

Mais pour ce qui concerne son propre employeur, Nichole préfère ne pas entretenir trop d’espoirs. « Stellantis, ce n’est plus Chrysler. Il y a moins d’attaches au territoire américain. Ces derniers mois, en prévision de la grève, la direction du groupe a envoyé des ingénieurs français afin de redéfinir nos emplois et les procédés. Les ingénieurs américains sont syndiqués et la direction ne leur fait pas confiance. » Un soupir, un silence, puis la « capitaine » lance : « On bouge un peu ? » Ses collègues se saisissent des pancartes et tournent en cercle répétant en boucle quelques slogans « No deal, no wheel » (« pas d’accord, pas de roues ») et « No Justice, no Jeeps » (« pas de justice, pas de Jeeps »).

La même scène se rejoue quelques centaines de mètres plus loin et à chacun de la douzaine de piquets de grève qui cadenassent le site de 33 hectares, avec des centaines de salariés présents. « Clairement, je n’ai jamais vu une telle mobilisation en trente ans de carrière ici. Je n’avais d’ailleurs jamais vu de grève », lâche Steve, solide quinquagénaire, casquette et barbichette, qui organise un « breakfast » sur le pouce : œufs, saucisses, bacon et pancakes. L’info a commencé à circuler et on vient des autres piquets de grève pour se ravitailler. Face à la demande croissante, Amanda a posé sa pancarte pour venir lui donner un coup de main. « Ici, on est égaux, au moins », glisse-t-elle, allusion à peine voilée à son statut dans l’entreprise. La jeune femme est une « temp », une intérimaire. Une parmi des centaines utilisés dans cette usine d’assemblage de Stellantis, la loi n’imposant aucune limite. Ils forment la troisième catégorie des salariés.

« Je bosse ici depuis trois ans et je gagne 17 dollars de l’heure. Ma collègue de chaîne en gagne 31,57. On fait très exactement la même chose », expose Amanda. Les intérimaires commencent à 15,78 dollars de l’heure et atteignent le plafond de 19,28 au bout de quatre années. « On ne peut pas vivre avec ça, se désole Rudy, rencontré sur un autre piquet de grève. Je dois avoir deux jobs pour joindre les deux bouts. Cela me fait moins de temps pour être avec ma famille et mes deux enfants qui sont encore petits.» « Au début, vous donnez tout ce que vous avez en espérant que cela vous aidera à être titularisés, parfois jusqu’à travailler sept jours de suite soit 70 heures, poursuit cet ouvrier dont les parents sont venus du Mexique. Et puis, vous vous rendez compte que des intérimaires sont là depuis sept ou huit ans ». Rebecca reprend : « Mon corps a 25 ans mais c’est comme si j’en avais 45. On rate des anniversaires, des enterrements. On ne peut pas prendre de jours de congé maladie car on n’en a pas le droit et en plus on n’a pas de protection sociale. Franchement, on se sent comme un détritus. Je sais que si le nouveau contrat ne change pas quelque chose, certains intérimaires vont partir, car ils n’en peuvent plus. » L’UAW a intégré dans sa plateforme de revendications la titularisation des intérimaires au  bout de 90 jours.

A 80 kilomètres au nord de Toledo, c’est le même chapelet d’injustices et d’insatisfactions, de vies en équilibre, d’attachement à l’outil de travail, souvent transmis de génération en génération, qui se dévide. Nous sommes à Wayne, dans la banlieue de Detroit, le berceau de l’automobile, surnommée « Motor City ». Plus précisément dans une usine d’assemblage de Ford d’où sortent le pick up Ranger et le SUV Bronco, dont – grand hasard du calendrier – les nouveaux modèles sont actuellement présentés au Salon de l’automobile. Si Wayne demeure peu connue, sa voisine, en revanche, est presque aussi célèbre dans l’histoire de l’automobile que Detroit : Dearborn, qui accueille le siège mondial de Ford en plus d’un immense musée à la gloire de la marque crée par Henry Ford. Dearborn, 100.000 habitants, 45.000 emplois chez Ford. La direction de l’UAW a choisi l’usine de Wayne car elle se trouve au cœur géographique de la plus ancienne entreprise automobile américaine, celle que la direction syndicale juge la plus sensible au rapport de forces.

Dearborn a changé depuis que son PDG antisémite et naziphile y est décédé en 1947. La population est désormais constituée à 40% d’arabes-américains : des libanais maronites sont venus dès les années 1920 pour travailler dans l’automobile puis des Assyriens les ont rejoints, ensuite des Palestiniens, Yéménites et enfin des Irakiens après la guerre de 2003. La mosquée locale est la plus grande du pays.  Le maire (démocrate) s’appelle Abdullah Hammoud. La circonscription a pour députée, Rashida Tlaib, d’origine palestinienne, membre du DSA (democratic socialists of America, la principale organisation socialiste) et membre du « squad » avec Alexandria Ocasio-Cortez.

Le fordisme aussi a changé. Henry Ford revendiquait de payer suffisamment ses salariés pour qu’ils puissent s’acheter la voiture qu’ils produisaient sur la chaîne de montage. Ce temps-là semble révolu. « Nous travaillons chez Ford et nous ne pouvons même pas nous permettre d’acheter les voitures que nous fabriquons » : le ton d’Amanda oscille entre la colère et l’affliction. Agée de 38 ans, cette mère de famille africaine-américaine gagne 24 dollars de l’heure après trois ans d’ancienneté. Son mari travaille pour un autre des « Big Three », General Motors, toujours en tête du marché américain grâce à ses multiples marques (Chevrolet, Buick, Cadillac). « Et pourtant, on est en difficulté tous les mois, on doit prendre des petits boulots à côté pour s’en sortir. »

La situation de ce couple avec un enfant de trois ans résume à la perfection ce qu’a évoqué Bernie Sanders vendredi à Detroit, lors d’un meeting organisé par l’UAW « pour sauver le rêve américain». « Le combat que vous menez vise à reconstruire la classe moyenne de ce pays qui jadis faisait envie au monde», avait lancé le sénateur socialiste. Cette notion de « classe moyenne » qui s’est substituée à celle de « classe ouvrière » est justement née dans la partie sud-est du Michigan. Après la seconde guerre mondiale, les géants de l’automobile et l’UAW (enfin reconnu après de rudes batailles, y compris physiques, notamment chez Ford) concluent le « pacte de Detroit » : les Big Three offrent de bons salaires et des « avantages » (protection sociale, plan de retraite) et le syndicat s’engage à la « paix sociale. » Accédant à la société de consommation et à la propriété, l’ouvrier de l’automobile devient la quintessence de ce « rêve américain. »

« Aujourd’hui, vous commencez sur la chaîne quasiment au même salaire qu’à Walmart et Starbucks » : l’amertume du constat de Ray, 24 ans d’ancienneté,  suinte à chaque syllabe. Il répète, au milieu des klaxons : « Autant qu’à Walmart et Starbucks. » Ce sont les mêmes situations de détresse économique qui se jouent désormais chez Ford que dans la grande distribution ou les cafétérias. A 52 ans, Maliya, après avoir enchaîné les petits boulots, a décroché un job d’intérimaire sur la chaîne qui produit les Broncos. A 19 dollars de l’heure, elle arrive à peine à payer son loyer de 1200 dollars. Et aucune perspective de pension de retraite. LaShawn, embauchée en « CDI », touche 24 dollars de l’heure. Insuffisant pour cette mère célibataire qui doit prendre un emploi auxiliaire. Ces parcours émaillent les piquets de grève. « Nous sommes à l’ère d’une nouvelle révolution industrielle (la transition vers l’électrique, N.D.L.R.) et la façon dont nous y entrons est la même que celle dont nous sommes entrés dans la précédente révolution industrielle : beaucoup de profits pour peu et des mauvais emplois et de la misère pour la plupart », selon Madeline Janis, directrice de l’organisation Jobs to Move America.

Face à ce constat, il y a plus que de l’amertume chez Ray : de la colère. Un sentiment de trahison, même. Ce fils et petit-fils d’ouvrier chez Ford se souvient des sacrifices consentis pendant la Grande Récession. « On a travaillé avec eux et maintenant, ils ne veulent pas travailler avec nous. Nos salaires représentent moins que 7% du coût d’un véhicule. Jim Farley (le PDG de Ford) n’a pas besoin de 21 millions de salaire annuel. » « T’inquiète, ils sont en train de comprendre, le réconforte de sa voix traînante La Shawn. Ils sont bien obligés de voir notre détermination et notre nombre. Si on m’avait dit qu’un jour je ferai grève… Je ne sais pas comment ça va se terminer. Je ne crois pas qu’on aura satisfaction sur toute la ligne. Mais on aura redressé la tête, ça, c’est sûr. »

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Grève historique dans l’automobile américaine

Faute d’accord sur la nouvelle convention collective, le syndicat UAW a lancé vendredi un débrayage simultané parmi les «Big Three », les géants du secteur, une première. (Article publié dans l’Humanité du 18 septembre 2023.)

Detroit (Michigan),

Envoyé spécial.

“Solidarity forever”. C’est avec l’hymne du syndicalisme américain que les grévistes de l’usine Ford de Wayne, près de Detroit, ont été accueillis par les collègues qui les attendaient aux portes de l’usine. A la même heure, les salariés de l’usine Chrysler de Toledo (Ohio) et ceux du site de General Motors à Wentzville (Missouri) coupaient les lignes et débrayaient. Il était minuit ce vendredi 15 septembre et le contrat – l’équivalent d’une convention collective – venait d’expirer. Comme 97% des 150.000 syndiqués de l’UAW le lui en avaient donné mandat, la direction du syndicat déclenchait donc un mouvement de grève, le premier dans le secteur depuis 2019. Quelques heures plus tôt, le président de l’UAW avait prévenu : « Ce soir, pour la première fois de notre histoire, nous allons faire grève chez les Big Three (les trois grands constructeurs, N.D.L.R.)

Mais une grève bien ciblée : un site par groupe, pas plus, afin de se laisser une marge de manœuvre si le patronat du secteur ne répond pas aux attentes dans les jours qui viennent. L’UAW a fait connaître de longue date ces revendications, parmi lesquelles : 40% d’augmentation des salaires, le retour de l’indexation des salaires sur l’inflation, semaine de 32 heures payées 40, la fin de la double échelle des statuts qui fait que les embauchés depuis 2009 ne disposent pas de plan de retraite. Les grands groupes ont récemment hissé leur propositions salariales à près de 20% sur les quatre années du nouveau contrat, un montant inférieur à l’inflation de ces dernières années. Interrogée sur CNN, Marry Barra, la présidente de General Motors, a qualifié l’offre « d’historiquement généreuse avec d’importantes hausses salariales » mais a calé au moment de répondre à la question de la journaliste : « Pourquoi les salariés ne pourraient-ils obtenir la même hausse de salaire que celle que vous vous êtes octroyée, à savoir 34% entre 2019 et 2022? ». Le slogan de l’UAW – « A profits records, contrat record » – fait mouche alors que les « Big Three » affichent 21 milliards de dollars de profits au premier semestre 2023, portant leur pactole à 250 milliards durant la décennie écoulée.

En ciblant chaque groupe mais à une petite échelle, le syndicat espère faire comprendre sa détermination aux constructeurs automobiles sans entamer sa caisse de grève dont le montant est estimé à 850 millions de dollars. Pour chaque gréviste, l’UAW verse 500 dollars par semaine. Si les 150.000 salariés du secteur débrayaient, il pourrait tenir trois mois. Depuis vendredi, ce sont 12700 salariés qui se déclarent en grève. Histoire de bien faire comprendre sa détermination, l’UAW a organisé dès vendredi soir un meeting « pour sauver le rêve américain.» Invitation avait été faite de venir vêtu de rouge, ce à quoi se sont prêtés les milliers de participants, y compris… Bernie Sanders qui avait fait le déplacement. « Le combat que vous menez vise à reconstruire la classe moyenne de ce pays qui jadis faisait envie au monde», a lancé le sénateur socialiste.

Après la seconde guerre mondiale, les salariés de l’automobile ont constitué les figure centrale de cette « classe ouvrière » qui grâce à de bons salaires et une protection sociale accédait à la société de consommation (téléviseur, frigidaire) devenait « classe moyenne ». « Ce rêve a disparu, constate Mitchell, salarié d’une usine Ford à Dearborn, les bras entourant les épaules de ses deux fils, portant également un sweat shirt rouge. Avec mon salaire, je ne peux plus prétendre faire partie de la classe moyenne. Je vis mois après mois, priant pour que la famille ne rencontre pas de problèmes inattendus. Et les PDG qui se sont grassement augmenté me disent qu’ils ne peuvent pas faire plus alors que l’entreprise pour laquelle je travaille a fait des profits records.» Dans son discours, Bernie Sanders a insisté sur le fait que « le combat de l’UAW contre la cupidité capitaliste est le combat de chaque Américain. » Selon les sondages, les trois-quarts des Américains soutiennent les revendications des salariés de l’automobile et la moitié d’entre eux approuve la grève (contre un tiers qui la désapprouve). C’est sans aucun doute la  popularité de ce mouvement qui a poussé Joe Biden, jusqu’ici très prudent au point d’envenimer les relations avec Shawn Fain et l’UAW, à reprendre l’antienne syndicale et à déclarer que des « profits records devraient être partagés dans des contrats records pour l’UAW », mettant un peu plus de poids dans la balance pour les 150.000 salariés du secteur, à un an de l’élection présidentielle.

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À la Liberty University, usine à « champions du Christ »

Dans le Sud de la Virginie, une université fondée par un télévangéliste est devenue une référence pour le « bloc évangélique », devenu un pilier incontournable du parti républicain. Sur le campus, ni théorie de l’évolution, ni alcool. (Article publié dans l’Humanité magazine du 3 novembre 2022.)
 
Lynchburg (Virginie),
Envoyé spécial.
« Depuis que je suis là, j’ai vu tellement de personnes passer des ténèbres à la lumière et reconnaître le Christ comme leur sauveur. » L’Évangile, selon Luke. Face à lui, l’assistance absorbe en silence l’information. Une certaine componction grave les visages mais aucun « Amen » ne surgit. Pour cause. Nous ne sommes pas dans une église, mais dans l’appartement témoin d’une résidence universitaire. Quant à Luke, il n’est pas pasteur – du moins, pas encore, car il s’y destine – mais un étudiant à la Liberty University, guide de l’une des deux visites quotidiennes à destination des parents et potentiels futurs étudiants. Un discours aussi ouvertement religieux ne gêne pourtant pas la petite escouade de 27 personnes, originaires de Virginie mais aussi de Caroline du Nord ou de Floride, dans laquelle nous nous sommes glissés. Ils sont même venus pour cette raison : la Liberty University revendique de « former les  Champions du Christ », d’être la plus grande université évangélique des États-Unis et même du monde.
L’histoire a commencé petitement en 1971. Jerry Falwell Sr, prédicateur qui tient son émission de radio et de TV depuis la fin des années cinquante, achète dans le sud de la Virginie un arpent de terre pour y bâtir une école d’étude de la Bible. Au sortir des années 60, les conservateurs, ébranlés par les mouvements d’émancipation, veulent reprendre la main : création à foison de think tanks, de comités anti-impôts ou de groupes opposés à l’intégration «forcée» des écoles. Jerry Falwell Sr apporte sa pièce à l’édifice en fondant le Lynchburg College qui deviendra en 1976 le Liberty Baptist College puis en 1984 Liberty University, affiliée à la Convention baptiste du Sud, fruit d’une scission, en 1845, d’avec le Nord sur la question de l’esclavage.
Lors de la dernière mue patronymique de la créature de Falwell, l’Amérique a bien changé. Ronald Reagan s’apprête à remporter un second mandat. La « révolution conservatrice » triomphe. Un homme a particulièrement compté dans l’ascension et la victoire en 1980 de l’ancien comédien de Hollywood : Jerry Falwell Sr. En 1979, ce dernier avec quelques acolytes, ont créé la «Moral Majority», une organisation de « droite chrétienne » qui entend organiser politiquement les protestants évangéliques blancs en bloc au sein du parti républicain. Lors de l’élection présidentielle de 1980, ils misent tout sur Ronald Reagan contre la promesse que celui-ci remettra en cause le droit à l’avortement une fois à la Maison Blanche. Il n’en fera rien mais le loup théocratique est entré dans la bergerie républicaine : il prospérera sous W. Bush et surtout Donald Trump, le plus improbable des convoyeurs évangéliques. « Lors des primaires républicaines de 2016, les évangéliques blancs étaient anti Trump. Face à Hillary Clinton, ils sont devenus anti-anti-Trump. Et en 2020, ils sont des pro-Trump », indique Matthew Stiman, journaliste spécialiste du mouvement conservateur et co-auteur du podcast « Know your enemy » (« Connaissez votre ennemi »). Le multidivorcé qui n’arrive pas à citer, face à des journalistes, son passage préféré de la Bible, recueille 77 % (2016) et 82 % (2020) des voix des évangéliques blancs. Et il leur donne ce qu’ils attendaient : des juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui ont mis fin, en juin 2022, au droit constitutionnel à l’avortement. Décédé en 2007, Jerry Falwell Sr, n’a pas assisté à cette «victoire». Son fils, oui. Jerry Falwell Jr a même été l’un des premiers à parier sur le milliardaire alors que l’establishment républicain, y compris les pasteurs, regardait de haut le personnage. La visite, en grande pompe, du président Trump, en mai 2017, renforce la « marque » Liberty University, désormais usine à « champions du Christ »… et de Trump. L’argent afflue, les étudiants aussi, d’autant que le fils – avocat et non pasteur – transforme le « business » et ouvre les cours à distance qui font exploser les inscriptions (95 000 au total).
Bref, un demi-siècle après la construction du premier bâtiment, la Liberty est une université de premier rang, dont le campus couvre 28 kilomètres carrés et accueille 15 000 étudiants. Ceux qui font la visite à la troupe matinale de parents ne manquent pas de leur en mettre plein les yeux : de la « school of divinity », « la plus grande école de formation de pasteurs au monde » à la toute neuve Arena de 4 000 places accueillant les matchs de basket. Au cours du « tour » qui dure 3 heures, quelques « signifiants » n’auront pas échappé aux parents (notamment à la maman portant un tee-shirt « Juste une mère normale essayant de ne pas élever des communistes »). À la Bibliothèque Jerry Falwell, c’est un exemplaire du Wall Street Journal, le journal préféré des milieux d’affaires et des cercles conservateurs qui est mis en évidence. L’un des espaces cafétérias accueille un Chick File A, la chaîne préférée des évangéliques depuis que son PDG a multiplié, en 2012, les commentaires anti-mariage gay. Enfin, le bâtiment réservé aux études sur le gouvernement porte le nom de Jesse Helms, sénateur ségrégationniste qui a commencé au parti démocrate pour finir chez les républicains. Encore quelques doutes ? Consultez les fiches pédagogiques, notamment celle sur le cursus d’Histoire qui combine selon la plaquette disponible au centre d’accueil « l’excellence académique avec la vision du monde chrétienne. » En clair : ici, on n’enseigne pas la théorie de l’évolution, seulement celle de la Création. Afin d’être certain de ne pas laisser prospérer des resquilleurs en son sein, la Liberty University fait signer tous les ans aux professeurs un engagement de foi, afin de s’assurer qu’ils sont de « vrais croyants. » Une lecture rapide du journal des étudiants, le « Liberty Champion », achèvera de convaincre les plus « ultras ». La Une est consacrée à la conférence, donnée dans l’enceinte de l’Université, d’Abby Johnson, son parcours depuis le Planning familial « jusqu’au combat pour les plus vulnérables », c’est-à-dire anti-avortement. Dans son « post », le président par intérim de l’Université, Jerry Prevo, accuse Harvard, Yale et Princeton d’avoir arrêté « de croire que la Bible est la parole de Dieu. »
Côté « dress code » (code vestimentaire), demande une mère ? « Il faut être juste présentables pour aller en cours. Ne pas montrer son ventre par exemple. Et ça vaut pour les garçons comme pour les filles », répond Josselin, étudiante venue de Baltimore, tandis qu’Emma Claire, originaire de l’Alabama, ajoute: « En fait, on vous prépare à entrer dans le monde professionnel. Et donc il faut être habillés en fonction. Imaginez que dans un cours de la Business School, vous veniez en sweat-shirt et qu’un grand patron arrive… » D’ailleurs, on apprend que les deux principaux départements sont « business » pour les hommes et « nursing » pour les femmes. Un monde bien genré et où règne également l’ordre moral : couvre-feu à minuit (« Mais vous n’êtes pas obligés de dormir à minuit », rassure Luke), interdiction de l’alcool pour les étudiants sur et en dehors du campus, pas de relations sexuelles hors mariage.
Tout ceci ne semble pourtant pas avoir épuisé l’esprit critique d’un père : « À quel point il y a de la diversité dans l’enseignement et dans le public de l’université » ? Emma Claire ne l’avait pas vu venir et cale. Jocelin vient à la rescousse : « Évidemment, il y a de la diversité. Nous avons même depuis l’an dernier un club de jeunes démocrates. » En fait, ce dernier a été interdit de 2009 à 2021 car la direction de l’université estimait que le programme du parti d’Obama allait à l’encontre des principes chrétiens. Quant à la diversité démographique, elle existe de manière plus éclatante sur le site internet que dans la réalité du campus. La proportion du nombre d’étudiants africains-américains est passée de 20 % à 10 % entre 2011 et 2019, soit durant les années du « Tea Party », du trumpisme et de Black Lives Matter. Selon Maina Mwaura, un ancien pasteur à Liberty qui a démissionné, cité dans un article du New Yorker, le taux hors cours en ligne approche plutôt les 5 %. Le magazine raconte un épisode éloquent. Au lendemain de la mort de George Floyd, un groupe d’étudiants a voulu organiser une manifestation se réclamant de « Black Lives Matter ». La direction de l’Université a contacté les organisateurs pour leur faire part de « l’inconfort » de la police du campus à encadrer un tel événement avant de tout faire pour que les trois mots qui font office de muleta pour l’ultra droite ne soient employés.
« Dans un certain sens, le racisme est le péché originel de Liberty », rappelle l’article du New Yorker. En fait, la droite religieuse ne s’est rassemblée derrière la bannière « pro-life » qu’en 1979, soit six ans après l’arrêt Roe v. Wade. Pourquoi si tardivement ? Réponse de Randall Ballmer, professeur au Dartmouth College : « Parce que la croisade anti-avortement était plus acceptable que la vraie motivation de la droite religieuse : protéger les écoles ségréguées ». En 1971, le gouvernement fédéral refuse les exemptions fiscales aux écoles qui ne se plieraient pas aux lois en vigueur, en refusant l’inscription des éléves noirs, ce qui est le cas par exemple de la Bob Jones University, une université évangélique de premier plan. Jerry Falwell Sr reçoit un courrier de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain) et fulmine : « Il est plus simple d’ouvrir un salon de massage qu’une école chrétienne. » Cinquante ans après, si la droite religieuse a incontestablement marqué des points, elle n’a pourtant pas empêché le processus de sécularisation de la société où la part des croyants, en général, et des chrétiens en particulier, décline régulièrement.
En se dirigeant vers la dernière étape de la visite, Emma Claire s’enquiert auprès de Blair, étudiant venu seul, de son ressenti. Il est très satisfait de sa visite, évoque ses parents missionnaires. L’étudiante, en deuxième année d’Espagnol, annonce alors sa prochaine année d’étude en Europe l’an prochain. « C’est devenu un continent sombre, le moins chrétien de tous, alors que l’on connaît son importance dans l’histoire du christianisme. C’est triste », lance Blair. Emma Claire abonde : « C’est triste, oui. Et j’ai bien peur que c’est également ce qui va arriver à notre pays. »

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La « génération Sunrise » dans l’action directe plus que dans le vote

Sur le campus de l’université George-Washington, les jeunes militants contre le changement climatique participeront aux élections de mi-mandat du 8 novembre, mais sans illusions, ni espoirs. Pour eux, pas question de porte- à-porte électoral mais des initiatives comme « Funérailles pour le futur ». (Article publié dans l’Humanité du 2 novembre 2022.)

Washington D.C. (États-Unis), envoyé spécial.

«Damage control. » En deux mots, Spencer s’est évité toute grande thèse politique et a résumé l’état d’esprit général. Le 8 novembre, ce jeune étudiant en dernière année de masters (en histoire et études sur la paix) ira donc voter pour le candidat démocrate dans la circonscription de Santa Barbara (Californie), dans laquelle il est inscrit. Sans hésitation mais sans illusions. « J’ai vu trop de candidats promettre et ne pas tenir leurs promesses », souligne-t-il pour justifier son manque d’enthousiasme. Il votera démocrate pour « limiter les dégâts » (damage control) et empêcher les républicains de prendre le pouvoir. Pas moins, mais pas plus. Le « doyen », au magnifique tee-shirt rouge à la gloire du syndicat IWW (1) – « Je suis moi-même un Wobbly », dit-il – est raccord avec ces collègues investis dans le « hub » (équivalent d’une section) de Sunrise (2), la grande organisation de mobilisation contre le changement climatique à l’université George-Washington (GWU), en plein cœur de la capitale fédérale.

Ils sont réunis en nombre, ce samedi matin, dans un local situé au sous-sol d’un bâtiment en briques pour une initiative de nature politique mais pas de portée électorale. Pas de porte-à-porte pour les candidats démocrates mais des « Funérailles pour le futur ». Bella, 19 ans, étudiante en 2e année d’études américaines et de communication politique, coordinatrice de Sunrise, explique le sens de ce choix : « On décide de faire une action à l’échelle de notre campus, en militant pour couper le lien entre l’argent des industries fossiles et la recherche académique. Ça nous semble plus efficace. » Depuis plusieurs mois, les jeunes militants de Sunrise revendiquent l’interruption du financement de l’une des plus anciennes universités du pays par les industriels fossiles. Et c’est donc cette action ciblée qui requiert toute leur énergie militante.

Quatre cents étudiants de GWU sont affiliés à Sunrise, une cinquantaine en constituant le « noyau dur ». Ils sont tous membres de la génération Z (nés depuis 1997), celle qui porte un regard plus sympathique sur le socialisme que sur le capitalisme, selon une récente étude du Pew Research Center. Chez les jeunes électeurs démocrates, le ratio est de 2 à 1 : 58 % ont une idée favorable du socialisme, contre 29 % seulement du capitalisme. Le hiatus avec des élites démocrates toujours très consensuelles débouche sur la défiance des plus politisés de ces « Gen Z » à l’égard du parti de Biden… « On ne veut pas perdre du temps avec des élus qui ne voteront pas les lois dont nous avons besoin. On ne peut manifestement pas compter sur le gouvernement pour se débarrasser des industries polluantes », reprend Bella, originaire de Sugar Land, au Texas, dans la banlieue de Houston. Elle n’a pas encore 20 ans, mais parle d’expérience : « J’ai été “organizer” pendant plusieurs campagnes au Texas, donc j’accorde de la valeur au processus électoral. Mais je vois à quel point nous pouvons ne pas être entendus. »

La joyeuse équipe – majoritairement composée de jeunes femmes –, qui manie ciseaux et pinceaux pour préparer le happening anti-énergies fossiles, assume la « rupture générationnelle » avec leurs parents. À l’image de Kate, 19 ans, en 2e année. Elle étudie à la fois les statistiques et les politiques publiques de santé. Arrivée de son Illinois natal à peine majeure, elle s’est politisée sur le campus. Depuis peu, elle s’occupe de la « communication » de Sunrise à GWU. « Chaque génération est façonnée par ce qu’elle traverse, développe-t-elle. Pour mes parents, c’était la guerre froide. Ma mère a fait partie du mouvement anti-guerre au Vietnam. Pour moi, c’est ce qui s’est déroulé après. Il y a un sentiment fort partagé par ma génération liée à l’expérience du capitalisme. Il peut y avoir des jugements un peu différents mais disons que ce qui est très largement partagé, c’est que le “marché libre” ne réglera pas les problèmes que nous rencontrons. » « Mon père est un immigrant, il vient d’Inde. Quand il est devenu américain, le vote était sa façon de se faire entendre, raconte Bella. Nos parents ont toujours connu le capitalisme et ils n’ont jamais eu idée qu’il pouvait y avoir un autre système, alors que nous cherchons une alternative. »

Ces néocitoyens n’ont pas pour autant fait une croix sur l’élection comme levier de changement. Si, dans la « combinaison entre l’action et le vote, ce n’est clairement pas le vote qui vient en premier », comme le stipule Kate, elle n’en espère pas moins « pouvoir faire partie d’une campagne qui (lui) convienne lors de la prochaine élection présidentielle ». Pada, 20 ans, en 2e année d’études américaines, déjà très investi dans les grèves dans son lycée à New York, envisage de devenir organizer lorsqu’il aura obtenu son diplôme. « Globalement, on ne fait pas confiance aux élus – avec quelques exceptions – et comment le pourrait-on ? » Alors, il va se charger de la politique lui-même.

(1) International Workers of the World, fondé en 1905, dont l’un des principes est l’abolition du salariat.

(2) Organisation d’action politique qui lutte contre le changement climatique. Elle est à l’origine de la proposition de New Deal écologique.

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En Virginie, la traînée de poudre de la syndicalisation chez Starbucks

Comme dans tout le pays, une nouvelle génération de « baristas » impose le fait syndical au sein de la multinationale. Reportage dans les banlieues de la capitale fédérale, Washington. (Article publié dans l’Humanité du 20 octobre 2022.)

Envoyé spécial à Merrifield (Virginia).

C’est un « Starbucks » comme les autres. Un parmi les 6500 que compte le pays. Frappé du célèbre logo vert représentant une sirène. Planté en pleine zone commerciale, avec sa climatisation trop poussée pour une habitude européenne. Sa déco un peu vintage/brocante, son wifi gratuit et son public de joggeurs en fin d’exercice, de jeunes étudiants profitant de la connexion sans limites et de cadres en réunion informelle, son café médiocre voire surchargé de calories si l’on y ajoute, comme le conseillent des panneaux et ardoises, du caramel ou du chocolat.

Les employés appelés « baristas » (spécialistes dans la préparation de boissons à base de café) qui prennent la commande du Caramel Macchiato ou du Pumpkin spice latte ne ressemblent pourtant pas à l’image idéale que la firme de Seattle attend de ses 350 000 « partenaires » employés par la firme de Seattle : ils sont syndiqués.

Le 22 avril dernier, ce Starbucks, situé au 3046 Gatehouse Plaza, à Merrifield, en Virginie, est devenu le premier de la chaine à voter pour la syndicalisation dans la région métropolitaine de la capitale fédérale, Washington D.C. Résultat sans appel : 30 pour, 2 contre.

Le lendemain, un autre « store », situé à quelques minutes en voiture (dans les banlieues de DC, rien ne se fait sans automobile) a rejoint le mouvement, un salarié revenant même de ses vacances en Floride pour voter. Score : 10 à 1. Et le surlendemain, victoire simultanée dans cinq « stores » de Richmond, la capitale de l’Etat, que venait saluer en personne Bernie Sanders. Neuf mois après la mèche allumée à Buffalo dans l’Etat de New York, la traînée de poudre de la syndicalisation continue de traverser le pays avec plus de 200 magasins où les salariés sont désormais syndiqués.

Les voilà donc, ceux qui ont contribué à transpercer les lignes de défense de la compagnie de Seattle, aux 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et à l’engagement antisyndical proclamé. Les premiers dans cet Etat de Virginie. Ils se prénomment Gailyn, Greg, Kat, Tamia, Kaleb, Flavi, Sofia ou Julene. Jeunes, quasiment tous membres de la « Génération Z » (nés à partir de 1997), aux origines démographiques diverses, e payant pas forcément de mine, mais redoutablement déterminés). Après l’euphorie de la victoire, est venu le temps du travail syndical. Un « bargaining committee », une sorte de comité d’établissement à l’échelle de chaque « store », composé à part égales de représentants de la direction et de ceux des salariés, a été créé.

Depuis plusieurs mois, les baristas syndiqués suivent une formation sur les négociations collectives. Ils ont déjà établi leurs priorités : des augmentations de salaires et le rétablissement d’un avantage en nature (un item par jour, qu’ils soient de service ou non) instauré pendant la pandémie puis abandonné par la multinationale.

Dans cette aventure en terre presque totalement inconnue pour eux, ils savent pouvoir compter sur l’expertise de la section locale du SEIU (Service Employees International Union, représentant 2,2 millions de travailleurs exerçant plus de 100 professions différentes aux Etats-Unis, à Porto Rico et au Canada) et de leur président, David Broder, très investi dans la syndicalisation des Starbucks, mais jamais à la place des salariés eux-mêmes.

C’est la grande leçon tirée après plusieurs échecs de campagne de syndicalisation. Auparavant, l’organisation syndicale débarquait dans des « stores » et demandait aux salariés de les rejoindre en lançant un processus de création de section syndicale. Désormais, elle laisse les « baristas » s’auto-organiser, offre son aide et ses ressources si besoin.

Le « modèle » est né à Buffalo, en décembre 2021, où les employés ont créé leur propre syndicat – Starbucks Workers United (SWU) – avec le soutien de Workers United, affilié à la SEIU, qui stipule dans sa charte : « Nous sommes un syndicat de salariés de Starbucks, par les salariés de Starbucks, pour les salariés de Starbucks. » L’objet de SWU est donc unique alors que certaines organisations syndicales comptent parfois parmi leurs membres des salariés de l’automobile comme des doctorants d’Université, aux problématiques assez éloignés. A Merrifield, ce n’est pas seulement la relation avec la direction qui a changé, mais aussi celle avec les clients. « Parfois, on nous glisse un petit mot pour nous féliciter », relate K. qui requiert l’anonymat afin de ne prêter aucun flanc à la direction de Starbucks… « Il y a même quelques clients qui nous disent qu’ils préfèrent faire quelques kilomètres de plus mais venir ici. »

Le 4 septembre dernier, c’était même quasiment ambiance de Fête. A l’occasion du Labor Day (journée du travail), le SWU avait organisé un peu partout dans le pays, une opération « SipIn » (jeu de mots renvoyant au Sit In, « Sip » signifiant « siroter ») invitant ceux qui soutiennent la syndicalisation à débarquer dans les « stores », commander les produits les moins chers et laisser de gros pourboires, en signe de solidarité.

C’est ce qu’a fait Marcus, originaire de l’Ohio arrivé dans la région il y a quelques mois pour travailler au Département du Travail en tant que juriste. « Je ne peux penser à un meilleur jour pour démontrer ma solidarité avec les salariés syndiqués», écrit-il sur Twitter. Un message accompagné d’une photo le montrant avec un « latte » en main et portant un tee-shirt noir, reprenant le logo de la firme mais avec cette inscription « Starbucks workers united ». Il y avait d’ailleurs foison de t-shirts, ce jour-là. « Si on nous avait dit cela, il y a quelques mois… », glisse, regard songeur, L., une autre « partenaire», dans la novlangue de Starbucks.

A une quinzaine de kilomètres au sud, dans le « store » de Huntsman Square, à Springfield, cette fête du travail a, en revanche, été plutôt maussade. Pourtant, ce Starbucks a bien failli devenir le premier « syndiqué » de Virginie. Cela s’est joué quelques jours avant le vote de Merrifield à une voix près : 10 contre, 8 pour.

L’une des chevilles ouvrières de cette campagne infructueuse, un lycéen en terminale, Tim Swicord, a livré à un média local son récit, racontant la réaction de l’encadrement après l’annonce, les réductions de volumes horaires, les entretiens de « connexion » (comme le veut la novlangue managériale chez Starbucks) qui d’individuels devenaient à deux (managers) pour un (salarié), les menaces rampantes (« Vous pourriez perdre votre couverture sociale », « Vous pourriez ne plus pouvoir être transféré dans d’autres « stores »), la présence permanente de la « manager de district ».

« Nous avons dû faire face à cela aussi, raconte K. Dès qu’ils ont appris que nous avions rempli le dossier pour un vote auprès du National Labor Relations Board (1), nous avons eu droit à des entretiens individuels au cours desquels le manager insistait sur le fait qu’il n’y avait pas besoin d’une « troisième partie ».

La direction a même encouragé chacun à voter, pensant sans doute noyer le cercle des salariés les plus militants dans la masse des 32 « baristas » assignés à ce « store ». Peine perdue : 30-2. Pour K., le fait que l’affiliation à la SWU permettrait quand même la négociation « magasin par magasin » de la convention collective, a fortement pesé dans le choix de ses collègues. Les jeunes salariés ont senti qu’ainsi, le pouvoir ne leur échapperait pas », ajoute-t-elle. Trois jours après l’ouverture du score en Virginie, soit le 25 avril, ce fut au tour du Maryland voisin, autre Etat limitrophe de la capitale fédérale, de sortir du désert syndical. Un 14-0 sans appel, dans le « store » de Charles Street, situé dans le centre de Baltimore.

Les salariés s’étaient, au préalable, fendus d’une lettre-pétition : « Nous fabriquons des produits Starbucks pour moins que le salaire décent et aucun profit, tout en nous offrant des avantages qui n’égalent en rien nos efforts, pouvait-on y lire. Nous souffrons d’abus de la part des clients, d’équipements défectueux, de conditions de travail dangereuses, d’un manque chronique de personnel et d’un manque total de place. Beaucoup trop d’entre nous ont passé leur carrière de baristas et de chefs de quart à se détériorer mentalement et physiquement. »

Et les employés d’ajouter encore : « Non seulement Starbucks ne fait pas face à ce stress, mais il ne se rend pas compte non plus que dans une ville où les prix du logement ne cessent d’augmenter, les magasins Starbucks sont l’un des rares lieux de refuge pour les sans-abri. »

Leurs voisins du « store » d’Olney Road, avaient même pris la plume pour s’adresser à Howard Schultz, le PDG de Starbucks, soulignant leur épuisement, leur stress après l’impact de longs mois de la pandémie de coronavirus et regrettant que leurs complaintes auprès du directeur du magasin et du directeur de district de l’entreprise « sont tombées dans l’oreille d’un sourd ».

Avec un syndicat, la firme de Seattle est désormais dans l’obligation légale d’écouter et, dans certains cas, d’agir au bénéfice de ses « partenaires ». Howard Schultz en est tellement inquiet qu’il a décidé de prendre son bâton de pèlerin pour tenter de conjurer le « fléau » syndical.

1) Agence indépendante du gouvernement fédéral américain chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, créée dans les années 30 sous la présidence de Franklin Delano Roosevelt).

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À Leesburg, « ground zero » de la guerre scolaire

Les républicains, qui veulent reprendre le contrôle du Congrès le 8 novembre, transforment les écoles et les programmes en enjeux politiques. Tout a commencé ici, dans une banlieue proprette de Washington. (Article publié dans l’Humanité du 26 octobre 2022).

Leesburg (Virginie), envoyé spécial.

C’est donc ici le « ground zero » (point zéro) de la guerre scolaire aux États-Unis. Au cœur de cette « exurb », dernière excroissance de l’étalement urbain, avec son chapelet de résidences plutôt huppées, de « condos » en construction, de centres commerciaux proprets, d’espaces verts et de lacs… Bref, un décor à la Desperate Housewives. Il y a un peu plus d’un an, une banale réunion du comité des écoles publiques du comté (school board) – dont les membres sont élus au suffrage universel direct – s’est transformée en pugilat oratoire et presque physique, déclenchant un psychodrame ­politico-scolaire résonnant dans l’ensemble du pays. Qui a craqué l’allumette ? Des groupes constitués au nom des « droits des parents », faux nez de la frange la plus droitière du Parti républicain. L’huile jetée sur le feu ? Des accusations d’endoctrinement de leurs enfants, relayées quotidiennement par Fox News : on leur inculquerait de force la « théorie critique de la race » (1) et la doxa d’un supposé « lobby LGBT ».

La mèche allumée s’est répandue dans tout le comté puis dans l’État de Virginie. Le Parti républicain s’en est habilement servi pour galvaniser sa base électorale et permettre, en novembre 2021, à son candidat de défaire le gouverneur démocrate sortant, dans un État pourtant acquis à Barack Obama puis Joe Biden. À peine élu, le nouveau gouverneur républicain, Glenn Youngkin, a voulu faire la peau au school board en invalidant l’élection de ses neuf membres, idée saugrenue à laquelle la justice l’a contraint à renoncer. Finalement, on ne votera, le 8 novembre, que pour les deux sièges prévus pour un renouvellement. Si l’intensité de la « guerre culturelle » a baissé d’un cran dans le comté de Loudoun, le cyclone réactionnaire a parcouru tous les États républicains, dont certains ont voté des lois interdisant officiellement d’utiliser un certain nombre de termes parmi lesquels « racisme systémique », « homosexualité », « intersectionnalité », voire simplement « racisme », et ont banni des bibliothèques scolaires des ouvrages aussi dangereux pour les élèves que les romans de Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993.

Énigme géographique de la formation des processus ­politiques, c’est donc ce comté périphérique sans histoire ni enjeux apparents qui en constitue l’épicentre. On tente d’en comprendre les raisons en prenant un café avec Nick Gothard dans l’un de ces centres commerciaux interchangeables. Le jeune homme a 22 ans. Électeur de Bernie Sanders lors de la primaire de 2020, il a reçu l’investiture du Parti démocrate. Dans un district très « bleu », il devrait remporter sans sourciller l’élection du 8 novembre et siégera au school board. « Il y a des frustrations des forces qui dominaient et qui ont constaté qu’elles étaient désormais minoritaires. Elles ont exploité des peurs, peur des changements démographiques, peur que les moyens soient plus consacrés aux classes ­populaires et aux personnes de couleur », analyse-t-il. S’il n’a pas cité le racisme, c’est sans doute par prudence en temps de campagne. On lui pose la question. Il finit sa gorgée et répond : « Pour certains, c’est à propos de la question raciale. Mais je ne veux pas trop dépeindre de la sorte des gens qui peuvent être simplement effrayés par les changements en cours dans une terre qui était rurale, avec les data centers remplaçant les fermes familiales, et une nouvelle population qui va avec. Pour d’autres, c’est l’anxiété économique. Tout cela a été instrumentalisé. »

Il faut sans doute commencer par cela : Loudoun County a viré du « rouge » républicain au « bleu » ­démocrate en une génération. Ce glissement politique s’est construit sur un bouleversement démographique. Le comté de Loudoun a profité du rayonnement de la capitale fédérale, Washington D.C., pour attirer de nouveaux habitants (de 86 000 en 1990 à 420 000 aujourd’hui), très majoritairement issus des minorités. Désormais, seulement la moitié des habitants sont blancs dans un comté qui fut l’un des foyers de la Confédération et l’un des derniers du pays à déségréguer ses écoles publiques… Pour Wendall Fischer, premier Noir élu au comité d’école, la « révolte » des « parents d’élèves » a agi comme un voyage à remonter dans le temps, comme il l’a confié au New York Times. La connexion est directe entre la résistance des Blancs à l’intégration des Noirs lorsqu’il était enfant et les critiques contemporaines de la « théorie critique de la race ». « Pour une raison ou une autre, le même type de voix ne cesse de ­revenir », explique-t-il.

Il ne faut pas gratter longtemps le vernis de l’un des groupes les plus en pointe, Moms for Liberty (Mamans pour la liberté), pour découvrir une rouille ultraconservatrice. Sur Facebook, Pat, l’une des chevilles ouvrières du mouvement, poste : « Moyen facile de prioriser tout ce qui doit retenir votre attention : 1. Dieu. 2. La famille. 3. Le pays. » Les membres de ce groupe se sont mobilisés contre le port du masque, mettent en ligne des messages contre les syndicats d’enseignants, etc. Et lorsque Christopher Rufo, le maître à penser de l’ultradroite sur la nouvelle guerre scolaire, poste un tweet affirmant que l’on enseigne dans les écoles de l’Ohio le « sadomasochisme » et le « fisting », les Moms commentent qu’il « faut ­reprendre possession de l’éducation publique », comme si ces délires relevaient de la réalité. Cela n’inquiète pas outre mesure Chris Croll. Ancienne élue du comité d’école, habitante du comté ­depuis longtemps, elle livre son analyse en forme de quasi-fable : « Pour moi, c’est le dernier soupir de la vieille garde républicaine en Virginie avant qu’ils ne déménagent dans le Tennessee (plus conservateur – NDLR), qu’ils meurent ou je ne sais quoi. Ils sont presque comme les cigales : ils deviennent plus bruyants avant de mourir. »

(1) Courant de pensée qui interprète la notion de race comme construction sociojuridique et sociopolitique et analyse le racisme comme incrusté dans les structures et institutions du pays.

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