Pourquoi un siège à la Cour Suprême rebat les cartes de la campagne

Donald Trump voulait centrer le débat sur la thématique sécuritaire. Joe Biden souhaitait le coincer sur le terrain de sa gestion du coronavirus. Finalement, le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg place les deux candidats sur un terrain inattendu. (Article publié le 21 septembre 2020 dans l’Humanité).

C’est la « surprise d’octobre » avant l’heure. L’éventuel imprévu (en 2016 : la réouverture par le FBI du dossier des fameux emails d’Hillary Clinton) qui surgit généralement à quelques jours du scrutin présidentiel s’est présenté avec un peu d’avance avec le décès, vendredi, de Ruth Bader Ginsburg, juge progressiste à la Cour Suprême. Un nouveau terrain d’affrontement s’offre à Donald Trump qui entendait imposer le thème de « la loi et l’ordre » au cœur du débat afin de mobiliser sa base électorale et à un Joe Biden contre-attaquant sur la gestion du coronavirus par son adversaire (le bilan affiche 200.000 morts ce jour). Dans une campagne déjà inédite (contexte de coronavirus, un président sortant distancé dans les sondages), la première grande bataille aura finalement lieu dans l’enceinte feutrée du Sénat (qui ratifie la nomination proposée par le président) comme sur les estrades surchauffées des meetings.

Cour Suprême : pourquoi une telle importance ?

Dans le monde, aucune instance judiciaire n’a autant de pouvoir politique que la Cour Suprême des Etats-Unis. Les lois les plus contestées finissent le plus souvent devant les neuf juges nommés à vie (ils étaient sept jusqu’en 1869), de fait acteurs politiques à part entière. Prenons l’exemple de l’une des questions cruciales de l’histoire du pays – l’esclavage puis la ségrégation – où elle a toujours joué un rôle de premier plan, dans des directions pourtant diamétralement opposées, selon l’époque. En 1857, sept juges contre deux rendent une décision favorable aux esclavagistes dans l’arrêt Scott v. Sandford. Quatre ans plus tard, la guerre de Sécession est déclenchée. Elle se solde par la défaite de la Confédération et par l’abolition de l’esclavage. Mais après le départ des troupes yankees, en 1877, les Etats du Sud mettent en place des lois de ségrégation. Là encore, intervient la Cour Suprême, qui dans son arrêt Plessy v. Ferguson, en 1896, leur donne raison à travers l’établissement d’une doctrine appelée « separate but equal » (séparés mais égaux). En 1954, l’instance judiciaire, dans l’arrêt Brown v. Board, déclare inconstitutionnelle la ségrégation dans les écoles publiques. Véritable tournant pour le mouvement des droits civiques qui gagnera alors en vigueur et ampleur jusqu’à la signature de lois égalitaires en 1964 et 1965. Ce que la Cour fait un jour, une autre Cour peut le défaire un autre jour. C’est d’ailleurs l’objectif de la droite chrétienne : qu’une majorité conservatrice invalide l’arrêt Roe v. Wade, qui déclare, en 1973, constitutionnel le droit à l’avortement.

Une aubaine pour Trump ?

En 2016, les républicains, majoritaires au Sénat, avaient refusé d’auditionner Merrick Garland, le candidat de Barack Obama, en remplacement du juge conservateur, Antonin Scalia, décédé en février. Raison officielle : ne pas décider en année électorale et laisser le soin aux électeurs de désigner le futur président. Nous étions alors à 8 mois et demi du scrutin. Nous sommes à 45 jours du cru 2020 de l’élection présidentielle et ces mêmes républicains ont lancé une course contre la montre pour remplacer la juge progressiste dont la dernière volonté était justement, selon sa petite fille, « de ne pas être remplacée tant qu’un nouveau président n’aura pas prête serment. » Dès cette semaine, Donald Trump fera connaître son choix. Il a déjà annoncé qu’il s’agirait d’une femme.

L’intérêt pour le président américain est double. Tout d’abord, il se trouve en situation de sécuriser le « verrou » de la Cour Suprême  avec une majorité conservatrice de 6 contre 3. Il s’agirait de la composition  « la plus conservatrice depuis un siècle », selon le professeur de droit Carl Tobias, interrogé par l’AFP. Depuis son accession au pouvoir Donald Trump a déjà nommé deux juges (Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh), mais l’instance a récemment pris des décisions (maintien du programme créé par Barack Obama permettant aux enfants d’immigrés sans-papiers de demeurer sur le territoire américain et obligation pour Trump de rendre publiques ses déclarations d’impôts) qui ont provoqué son ire. Dans les deux cas, le président de la Cour Suprême, John Roberts, un conservateur nommé par W. Bush, a voté avec les quatre juges progressistes. Nommer un nouveau juge conservateur permettrait aux républicains de s’assurer une majorité susceptible de remettre en cause le droit à l’avortement et de démanteler l’Obamacare.

Ensuite, que le processus soit bouclé ou non d’ici au 3 novembre, cela permet à l’hôte de la Maison Blanche de maximiser la mobilisation de ses troupes électorales, notamment les chrétiens évangéliques blancs qui l’ont adoubé à 80% en 2016, en identifiant clairement l’enjeu : un juge conservateur nommé par Trump ou un juge progressiste nommé par Biden. Parmi les deux noms qui reviennent le plus souvent dans les médias américains, figure celui de Barbara Lagoa, née à Miami de parents anticastristes. Cette nomination pourrait faire fonction d’une « pierre, deux coups » : en Floride, principal « swing state » (Etat clé) où il est devancé par son concurrent démocrate, la mobilisation de la communauté cubano-américaine lui sera essentielle.

Pour autant, cette stratégie d’une nomination à marche forcée risque d’entraîner certaines défections parmi les sénateurs républicains, actuellement au nombre de 53. L’attitude de quelques élus en situation politique fragile est d’ores et déjà scrutée. Susan Collins (Maine) et Jeff Flake ont fait savoir qu’ils souhaitaient attendre l’élection. Mitt Romney (Utah) et Lisa Murkowski (Alaska), parfois d’humeur frondeuse, pourraient la rejoindre, privant Donald Trump d’une majorité ou établissant un partage égal des votes. Auquel cas, le président du Sénat  s’avère décisive : il s’agit de celle du vice-président, soit le républicain Mike Pence.

Le déclic pour Biden ?

Dans les soixante minutes qui ont suivi l’annonce du décès de Ruth Ginsburg, le comité de campagne de Joe Biden a reçu 6,3 millions de dollars. Cent mille dollars par minute. Jamais une campagne n’avait reçu autant de dons en une heure. Signe que l’enjeu d’une nomination à la Cour Suprême ne galvanise pas que les républicains, qui ont pourtant montré historiquement plus d’appétit pour les nominations dans les tribunaux que les démocrates. Les choses sont manifestement en train de changer. Et Joe Biden a aussitôt adapté sa stratégie, sans donner l’impression pour autant de la réorienter. Selon ses conseillers, il compte transformer le  scrutin du 3 novembre en référendum sur l’Obamacare et le droit à l’avortement, qui seraient tous deux menacés en cas de super-majorité conservatrice.  « Si vous voulez quelque chose qui enflamme les jeunes qui ne sont pas intéressés par l’élection cette année, la voici. Ils connaissent Roe v. Wade », estime dans le New York Times, un expert en sondages de Joe Biden. Ce nouvel angle d’attaque positionnerait l’ancien vice-président de Barack Obama au-delà du seul antitrumpisme comme ciment de son électorat mais sans se détacher de ce centrisme qui a fait sa marque de fabrique depuis son entrée en campagne (et même en politique il y a 50 ans.) Certes, les démocrates ont bâti leur « vague bleue » lors des élections de mi-mandat de 2018 sur la thématique de la santé et la défense de la réforme de Barack Obama. Mais la pandémie a changé la donne, comme le souligne l’élue socialiste de New York, Julia Salazar. La défense de l’Obamacare s’accompagnera-t-elle d’un pas en avant décisif vers un système public universel, ce à quoi s’est refusé Biden depuis de longs mois ?

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Classé dans Actualités, Eclairages

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