Alors que 160 millions de votes sont attendus, Joe Biden est le favori, mais les chances de Donald Trump demeurent. L’Amérique va sans doute connaître l’élection la plus civique de son histoire et peut-être la plus surprenante, voire incontrôlable. (Article publié dans l’Humanité du 3 novembre 2020.)
Cette élection rentrera certainement dans les livres d’Histoire. C’est presque acquis. Tout y contribue. L’enjeu : faire du « premier président blanc » (la formule est du journaliste écrivain africain-américain Ta-Nehisi Coates) l’homme d’un seul mandat. Le contexte sanitaire : la pandémie en est à son troisième pic, a frappé 9 millions de personnes et en a abattu 230.000 morts. La méthode : alors que les bureaux de vote ouvrent ce matin comme de tradition le premier mardi qui suit le premier lundi de novembre, on s’apprête à vivre l’élection présidentielle la plus civique depuis les années 60. Demeure cette inconnue : par quelle porte entrera-t-elle dans ce grand panthéon des événements ?
La vague bleue
Personne ne s’attend à vivre une soirée électorale comme les autres, avec le puzzle des Etats qui s’assemble au fil de la nuit américaine et le nom de l’élu connu au petit matin. Les raisons en sont multiples : refus de Donald Trump de s’engager à accepter les résultats du vote ; participation historique qui va engorger, ici et là, un système électoral désuet ; processus de comptage d’un nombre historiquement élevé de bulletins envoyés par correspondance. Un seul scénario peut déjouer la perspective d’une interminable attente: un résultat tellement clair et massif qu’il ne peut être contestable. En l’occurrence, et en l’état des derniers sondages comme des analyses des votes anticipés, il ne peut clairement pas s’agir d’une déferlante en en faveur de Donald trump. Seule une vague démocrate peut clore le chapitre de l’élection 2020, quelques heures seulement après la fermeture des derniers bureaux de la côte ouest. Quelle forme peut-elle prendre? Tout d’abord, une avance nette dans le vote populaire, même si, au final, celui-ci n’est d’aucune importance : disons, entre 5 et 10% (la dernière moyenne des sondages indiquaient 7,5%), soit de 7 à 15 millions de voix d’avance. Elle serait alors de même ampleur que la dernière « vague bleue » en date, celle des élections législatives de mi-mandat : 10 millions de voix et 8,5% d’avance. Ce « landslide » (raz de marée) national doit, pour ne souffrir d’aucune contestation, se matérialiser dans les Etats clés. Hypothèse : Joe Biden remporte largement les trois du Midwest (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) perdus par Hillary Clinton en 2016, et empoche, en supplément l’Arizona et la Caroline du Nord avec une marge confortable, soit un total de 304 grands électeurs (majorité à 270). Si la Floride voire la Géorgie s’ajoutent à la liste, c’est banco pour le parti de l’âne. A l’unisson, les républicains perdent leur majorité au Sénat et les démocrates maintiennent la leur à la Chambre des représentants. Présidence-Chambre-Sénat : grand chelem pour les démocrates, qui peuvent rapidement se lancer dans la transition et dans les premières mesures marquantes du mandat. C’était le scénario rêvé des stratèges démocrates jusqu’à la résurgence de craintes avec d’ultimes sondages
Le chaos
Sans « vague bleue », c’est la boîte de Pandore. Joe Biden remporte le vote populaire par une marge plus étroite que celle indiquée par les sondages depuis des mois. Dans nombre de « swing states », les résultats seront suffisamment serrés pour que Donald Trump n’y reconnaisse pas sa défaite (si tel est le cas) et fasse envoyer l’armée d’avocats à pied d’œuvre depuis de nombreux mois. Coup de tonnerre même : en fin de soirée, le président sortant annonce que son avance est telle en Pennsylvanie qu’il ne peut plus être rattrapé sauf fraudes massives. Sur les écrans, les chiffres qui s’actualisent lui accordent une forme de véracité : il devance largement Joe Biden. Mais ce sont les votes effectués en personne le jour même (mode privilégié par les républicains) qui s’affichent. Le résultat du vote par correspondance, utilisée majoritairement par les démocrates, n’apparaissent pas encore. Il reste des millions de bulletins à compter : ils ont été enregistrés par les autorités et l’on peut suivre en direct sur internet le volume restant à dépouiller. Peu importe, Trump créé la confusion. Des groupes armés font leur apparition autour de bureaux où sont centralisés les bulletins. Trump persiste et revendique la victoire en Floride et en Caroline du Nord, alors que les opérations de comptage ne sont pas terminées. Avec le Texas et la Georgie qui tombent dans son escarcelle, il twitte : « SECOND MANDAT. MERCI L’AMERIQUE. » Les avocats des deux candidats ont lancé des dizaines de recours devant des tribunaux. Les décisions de juges fédéraux sont contradictoires tandis que la contestation des totalisations est contestée, ici par un camp, là, par un autre. En Pennsylvanie, on s’écharpe pour savoir si les signatures sur chaque enveloppe reçue sont bien correspondantes. Au Texas, les démocrates font appel d’une décision judiciaire qui annule le vote de 120.000 citoyens effectués à Houston en « drive-through » (bulletin déposé à un comptoir au volant de sa voiture.) En Georgie, les associations de défense des droits civiques constatent que des dizaines de milliers d’Africains-Américains n’ont pas pu voter alors qu’ils étaient dûment inscrits. En Floride, les machines censées comptabiliser les bulletins multiplient défaillances et pannes. Les comtés les moins aisés – notamment autour de Miami, où réside une forte population africaine-américaine – en sont les principales victimes. Bref, la situation de 2000 en Floride est de retour, mais démultipliée à l’échelle de plusieurs Etats. Dans les rues, rassemblements et manifestations se multiplient, avec parfois accrochages et affrontements. Ensuite ? C’est le principe de la boîte de Pandore : on ne sait ce que l’on y trouve en l’ouvrant.
2016, le remake
Autre scénario possible: Joe Biden recueille 49,95% des voix, soit 80 millions de voix. Donald Trump : 46,1% et 73,8 millions de voix. Comme annoncé par le politologue Michael Mc Donald, le taux de participation est historique : 67% (bien plus que les 63,8% de Kennedy-Nixon en 1960 et les 61,6% d’Obama-Mc Cain en 2008). Avec 6,2 millions de voix de plus que Donald Trump, Joe Biden double l’avance de Hillary Clinton. Pourtant, il subit le même destin et ne prêtera pas serment le 20 janvier 2021. Donald Trump dispose de 279 grands électeurs contre 259 à l’ancien vice-président de Barack Obama. Au bout des comptes, recomptes et décisions de justice, les résultats validés sont sans appel. Le président sortant a remporté la Floride avec 65000 voix d’avance. Il a surtout réédité son exploit de 2016 en Pennsylvanie (18000 voix d’avance), exploitant au mieux, dans cet Etat qui profite du boom du gaz de schiste et du gaz naturel, de la « gaffe » de Biden appelant à sortir de l’ère des énergies fossiles. Et réalisé un « comeback » dans l’Arizona, Etat historiquement conservateur dont les changements démographiques laissaient augurer d’un virage vers les démocrates, pour devancer de 8000 voix Joe Biden. Jamais, depuis la fondation du pays, la distorsion entre le « vote populaire » et le collège électoral n’a été de cette ampleur. L’Amérique antitrumpiste descend dans la rue pour demander une réforme du système, par ailleurs souhaitée par une majorité d’Américains. La réponse des républicains est claire : NO. En vingt ans, ce système leur a permis de remporter la présidence tout en étant minoritaire en voix. Des appels à la sécession montent dans le Vermont, à New York et en Californie.
Le hold up
Cette bonne vieille démocratie américaine n’a pas réussi à organiser une élection juste et équitable aux résultats incontestables. Le collège électoral est censé se réunir, Etat par Etat, le 14 décembre afin que les grands électeurs – qui ne sont tenus par aucun mandat, dans un tiers des Etats – désignent le président. Problème : aucune issue n’a été trouvée dans un certain nombre d’Etats. Pire : en Caroline du Nord et en Pennsylvanie, deux « certifications ont été envoyées » à Washington, l’une par le gouverneur démocrate, l’autre par les assemblées à majorité républicaine. A partir de là, deux versions sont envisageables. Saisie, la cour suprême exige que le vote ait lieu en temps et en heure. En l’absence des délégués de plusieurs Etats, aucune majorité ne se dégage. Ce qui renvoie la décision à la Chambre des représentants. Astuce de la Constitution : on n’y vote pas par député, mais par délégation. La Californie et ses 53 députés compte autant que le Wyoming et son unique député. Même si le parti de Joe Biden et Nancy Pelosi a renforcé sa majorité de quelques unités le 3 novembre, 27 Etats ont une majorité de députés républicains contre 23 à majorité démocrate. Donald Trump est réélu président des Etats-Unis. Ou alors, par un moyen ou par un autre, une majorité des neuf juges de la plus haute instance judiciaire du pays accordent sur le tapis vert le plomb d’une défaite en or d’une victoire. La juge Amy Coney Barrett, nommée au pas de charge par les républicains du Sénat, apporte la voix décisive. Donald Trump n’avait pas caché son intention de faire trancher une Cour Suprême au complet. Le (mauvais) tour est joué.