Si les démocrates font basculer aujourd’hui les deux sièges de sénateur, le président Joe Biden pourra disposer in extremis des moyens de gouverner. Sinon, ce sera l’impuissance. (Article publié dans l’Humanité du 5 janvier 2020.)
Joe Biden sera-t-il un président sans réel pouvoir ? C’est en Géorgie que se joue, aujourd’hui, le destin du premier mandat du 46e président des Etats-Unis, via deux sièges de sénateurs. L’enjeu est limpide : si les démocrates emportent les deux scrutins, ils disposeront, en plus de celle qu’ils détiennent à la Chambre des représentants, d’une majorité au Sénat (où ils disposent actuellement de 48 sièges sur cent) grâce à la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris. Sinon, les républicains maintiendront leur emprise sur la chambre haute et ainsi leur capacité de blocage, ne laissant à Joe Biden que le domaine limité des décrets.
Un Etat républicain qui a basculé chez les démocrates en novembre, deux duels « accrocheurs », toute l’attention médiatique du pays si ce n’est du monde, un Donald Trump en élément perturbateur : le « runoff » (second tour) géorgien est aussi spectaculaire et haletant qu’un scénario hollywoodien débridé, à l’image de ce que fut une campagne présidentielle hors-norme. La « composition » des duels dessine ces deux Amériques qui vont en découvre une nouvelle fois. D’un côté, le sénateur sortant républicain ultra-conservateur, David Perdue, homme d’affaires accusé d’avoir profité d’informations confidentielles sur la pandémie pour faire son beurre en achetant des actions dans une entreprise fabriquant des équipements de protection individuelle, est opposé au démocrate Jon Ossof, un millennial (33 ans) surdiplômé (Georgetown, London School of Economics), producteur de films documentaires. Le 3 novembre dernier, le premier a devancé le second (49,73% contre 47,95%) mais n’ayant pas atteint la barre des 50% se voit contraint à un second tour. De l’autre, Kelly Loeffler, multimillionnaire dont la famille possède le New York Stock Exchange (la Bourse de New York) affronte Raphael Warnock, un pasteur de 51 ans qui officie à l’Ebenezer Church d’Atlanta, l’église où le pupitre fut un temps occupé par Martin Luther King.
Le casting ne serait évidemment pas complet sans… Donald Trump, aussi omniprésent que manifestement encombrant pour son propre parti. En guise de vœux, dès le 1er janvier, il a lancé sur tweeter une nouvelle diatribe contre ces deux scrutins qu’il juge « illégaux et invalides. » Comment dès lors, le G.O.P. (Grand Old Party, surnom du parti républicain) va-t-il pouvoir mobiliser ses électeurs si le grand chef, toujours populaire auprès de sa base, affirme que cela n’en vaut pas la peine ? Depuis sa défaite, le président battu mais toujours en poste sème la zizanie dans la grande famille républicaine, notamment en Géorgie, un Etat traditionnellement conservateur qui a accordé une dizaine de milliers de voix d’avance à Joe Biden. Ici, comme ailleurs, le milliardaire a crié à la fraude. Ici, plus qu’ailleurs, il a vilipendé l’attitude des élus républicains qui ont validé les résultats, à commencer par le gouverneur Brian Kemp et le secrétaire aux élections, Brad Raffensperger. L’hôte de la Maison Blanche est même allé beaucoup plus loin (lire ci-dessous). Perdue et Loeffler tentent de se tenir à équidistance des acteurs de ce psychodrame familial en ne désavouant pas le pater familias, afin de ne pas démobiliser la base, tout en ne sombrant pas dans une théorie du complot qui repousserait sans doute les plus modérés des républicains. Pour sortir de cette nasse, le duo républicain joue une carte qu’il pense maîtresse sur ces terres encore largement conservatrices. « Nous sommes le pare-feu pour empêcher le socialisme d’arriver en Amérique », a ainsi lancé Kelly Loeffler, s’attirant une ovation du public venu l’écouter dans une petite bourgade bien comme il faut, située dans le Nord de l’Etat, crucial pour les républicains.
Ces derniers savent que c’est dans les parties rurales de la Géorgie qu’ils pourront contrer la puissance de feu des démocrates dans la métropole d’Atlanta. Les démocrates ont toujours régné dans la principale ville de l’Etat. Un changement s’est pourtant produit durant ces deux dernières décennies : les banlieues entourant la ville sont de moins en moins « rouges » et de plus en plus « bleues ». Conséquence d’un afflux de nouvelles populations, principalement africaines-américaines, membres de la classe moyenne. 65% des habitants arrivés ces dix dernières années ont voté démocrate, clé du succès de Biden en novembre. Pour décrocher la timbale sénatoriale, le duo Ossof-Warnock joue sur le même registre : l’antitrumpisme modéré. A titre d’exemple, les deux candidats s’opposent à deux des mesures-phrases de l’aile gauche : le Medicare for All et le New deal écologique. Les derniers sondages (pour ce qu’ils valent) leur accordent une légère avance. Les meetings prévus hier de Donald Trump et Joe Biden sont-ils susceptibles de faire bouger le curseur ? Réponse (au mieux) dans la nuit de mardi à mercredi.