Droits de douane : le nouvel ordre de Trump

La guerre commerciale déclenchée par le président états-unien vise à redéfinir les règles collectives afin de restaurer une hégémonie contestée par l’émergence de nouvelles puissances, au premier rang desquelles la Chine. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 21 août 2025.)

La guerre commerciale a commencé à l’heure. Jeudi 7 août 2025, à minuit et une minute, fuseau horaire de Washington D. C., Donald Trump a déclenché une salve d’augmentations de droits de douane comme le monde n’en avait pas vu depuis des décennies. L’offensive avait été annoncée le 2 avril dernier, à grand renfort de superlatifs et de tableaux, dans la roseraie de la Maison-Blanche. Le président de l’« America First » se donnait alors 90 jours pour conclure 90 accords. Il y en eut beaucoup moins. Les taux appliqués depuis trois semaines relèvent donc plus de la sanction que du « deal ». D’après l’université de Yale, le taux moyen des droits de douane imposés aux marchandises entrant sur le marché intérieur américain va se hisser à 20 %, selon les calculs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du Fonds monétaire international (FMI), soit le plus haut niveau depuis 1910.

Le libre-échange unilatéraliste de Donald Trump

De la même manière que le président états-unien rejette le système de relations internationales multilatéraliste mis en place en 1945, notamment sous la houlette de son propre pays, il entend redéfinir les règles du commerce mondial édictées au début des années 1990, après la fin de la guerre froide. Dans les deux cas, il s’agit de dégager les États-Unis des contraintes collectives afin de rétablir une hégémonie contestée. En une formule, on pourrait résumer ainsi l’objectif de Trump : établir un libre-échange unilatéraliste, avec des barrières tarifaires pour les produits du monde importés aux États-Unis mais aucune pour les biens et services « made in USA ».

Le fondement de ce virage à 180 degrés réside dans un argument frelaté : les États-Unis auraient été « volés » par d’autres pays, qu’il s’agisse des alliés européens ou des rivaux chinois. Il s’appuie sur le sentiment de déclassement économique d’une partie de la population américaine, notamment de la base Maga (« Make American Great Again »), qui résulte plus de l’explosion des inégalités que de la réduction de la richesse totale produite. En effet, l’Amérique représente toujours un quart du PIB mondial, comme en 1980. Le décollage du Sud global ne s’est donc pas fait au détriment de la principale puissance économique mondiale. Mais le « narratif » du vol des richesses par les pays tiers permet à la droite trumpisée d’offrir un récit alternatif aux faits eux-mêmes : le pays a retrouvé ses niveaux d’inégalité des années 1920, soit avant les politiques de redistribution sociale du « New Deal ».

C’est d’ailleurs ce poids économique intact qui permet à Donald Trump d’imposer à des pays rendus vulnérables, car isolés, les termes d’un « deal » totalement déséquilibré. En s’affranchissant des règles communes de l’OMC, l’administration Trump peut négocier en position de force. Certains pays ont rapidement hissé le drapeau blanc à leurs dépens (Grande-Bretagne, Japon, Corée du Sud, Vietnam, entre autres). D’autres ont fait de la résistance passive et se sont vu infliger des surtaxes allant de 10 à 50 %. L’Europe disposait, elle, du poids économique pour engager le bras de fer mais a préféré renoncer. La Chine a, en revanche, assumé la confrontation, en répondant du tac au tac aux premières surtaxes. Les deux principales puissances mondiales ont, depuis, conclu une trêve jusqu’en novembre.

Inflation et recettes fiscales : la double conséquence aux États-Unis

Les droits de douane sont des impôts : prélevés sur les marchandises entrant sur le marché intérieur du pays qui les décide et collectés par le gouvernement. Leur hausse générale aura donc une double conséquence pour les États-Unis.

Tout d’abord, le coût des produits importés sera surenchéri, sauf si les entités importatrices décident de rogner sur leurs marges, ce qui est peu probable. Aux niveaux décrétés par Donald Trump, les effets indolores semblent impossibles. Un secteur en particulier risque de subir une inédite fièvre inflationniste : celui des médicaments, premier poste importateur des États-Unis. Or, Donald Trump a particulièrement visé les deux premiers exportateurs dans ce domaine : l’Inde (punie politiquement d’un taux de 50 % pour son achat de pétrole russe) et la Suisse (39 %). Le prix de nombreux médicaments va donc s’envoler dans un pays qui consacre déjà 18 % de son PIB aux dépenses de santé, un record mondial. Impôt par définition non progressif (le montant est le même pour un ouvrier ou un trader de Wall Street), les droits de douane vont donc frapper principalement les classes populaires mais aussi les classes moyennes. L’inflation s’est déjà accélérée ces dernières semaines.

Ensuite, la manne de ce type spécifique d’impôts va renflouer les caisses de l’État fédéral. Selon les données du Trésor américain, les droits de douane ont généré 152 milliards de dollars jusqu’en juillet, soit environ le double des 78 milliards de dollars enregistrés au cours de la même période de l’exercice fiscal précédent. Le « pactole » pourrait se monter à 2 000 milliards de dollars de recettes supplémentaires au cours de la prochaine décennie.

Les républicains vont pouvoir se racheter du crédit politique après avoir voté une loi budgétaire (« Big Beautiful Bill »), qui fait payer les diminutions d’impôts pour les plus riches par les coupes dans les dépenses sociales, notamment de santé. Le sénateur républicain du Missouri, Josh Hawley, a suggéré d’envoyer un chèque de 600 dollars à chaque Américain aux revenus modestes ou moyens, les mêmes qui seront les premières victimes de la loi budgétaire et des droits de douane.

Europe, la reddition au nom de la paix

La saignée n’a pas disparu avec le Moyen Âge. Elle conserve ses adeptes sans pour autant améliorer l’état général du malade. C’est sans doute avec délice que le président états-unien, constatant que l’Union européenne était consentante, a prescrit la thérapie fatale. Dans le cadre de l’accord commercial conclu fin juillet, l’Union européenne s’était engagée à investir 600 milliards de dollars supplémentaires aux États-Unis sur trois ans et à acheter 750 milliards de dollars d’énergie américaine. Au final, elle écope d’une surtaxe de 15 % au lieu des 30 promis initialement. Grand seigneur, Donald Trump prévenait toutefois, dès le 5 août, sur CNBC : si l’Europe n’investissait pas à la hauteur de ses engagements, « alors ils paieront des droits de douane de 35 % ». Et ce, alors même que la deuxième phase des négociations entre « partenaires » était toujours en cours. Par anticipation, les Européens avaient pourtant annoncé le jour même suspendre leurs représailles et rayer d’un trait de plume la liste des produits états-uniens taxés à hauteur de 93 milliards d’euros.

Trump a donc sans conteste profité de la faiblesse et de l’absence de souveraineté des Européens qu’on ne peut – à ce stade – plus vraiment qualifier du terme d’alliés mais plutôt de vassaux. Les Vingt-Sept avaient pourtant des cartes en main. L’Union, additionnée au Royaume-Uni, à la Norvège, à la Suisse et à l’Islande, pèse 18 % du PIB mondial, selon le Fonds monétaire international. En l’espèce, elle avait des arguments à faire valoir même si sa part dans l’économie mondiale a presque été divisée par deux depuis 2004. Problème, l’Europe a consenti à sa propre vulnérabilité en faisant des États-Unis son principal partenaire commercial (20,6 %, selon Eurostat) au lieu de diversifier ses échanges. La Chine a compris depuis plus d’une décennie qu’elle avait intérêt à réorienter son modèle de développement de l’exportation vers le marché intérieur pour hisser le niveau de vie. Ce n’est pas encore le cas de l’Europe pour qui le libre-échange et la concurrence libre et non faussée continuent de servir de tables de la loi.

L’UE sera-t-elle en mesure de proposer un contre-modèle – en clair une vision politique – qui la remette dans l’action et lave l’humiliation ? Rien n’est moins sûr. En l’absence d’autonomie commerciale, numérique et militaire, l’Europe s’est présentée sans armes au combat. Pis, au-delà de la capitulation et de l’initiative individuelle d’Ursula von der Leyen, les Vingt-Sept ont défendu des intérêts divergents dans cette affaire. Une défaite qui relègue un peu plus l’UE aux marges de l’Histoire telle qu’elle s’écrit.

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La guerre des droits de douane est déclarée

Quatre-vingt-dix pays, dont ceux de l’Union européenne, sont visés par les surtaxes à l’exportation. Les négociations se poursuivent avec la Chine, poids lourd qui conteste l’hégémonie états-unienne. (Article publié dans l’Humanité du 8 août 2025.)

Ceux qui déclenchent des guerres communiquent rarement le jour et l’heure du début de leur forfait. Pas Donald Trump qui avait annoncé la couleur : jeudi 7 août 2025 à minuit et une minute, à Washington D. C., il a déclenché un conflit commercial d’une ampleur inédite.

Plus de 90 pays se voient infliger des taxes à l’exportation, renchérissant ainsi le coût des produits qu’ils envoient sur le marché intérieur américain.

En lançant son offensive, le 2 avril, dans la roseraie de la Maison-Blanche, Donald Trump promettait de conclure « 90 accords en 90 jours ». Il n’en a finalement décroché qu’une poignée. Ce sont donc des sanctions plus que des « deals » qui sont entrées en œuvre.

La différence n’est pourtant que sémantique, puisque les accords conclus se sont systématiquement faits au détriment des autres pays. Donald Trump joue du poids de l’économie américaine (25 % du PIB mondial) pour imposer ses conditions : zéro taxe sur les produits américains exportés, de 10 à 50 %, selon les pays, pour les biens importés par les États-Unis.

Cette salve de hausse va établir le taux moyen des droits de douane à 18 %, soit le plus haut niveau depuis 1934, selon l’université de Yale. Pour Donald Trump, l’outil des « tarifs » a plusieurs fonctions. Il permet de redéfinir les règles du commerce mondial afin de les plier aux seuls intérêts des États-Unis. Le président de l’« America First » fragilise les partenaires économiques en les isolant.

Que pèsent le Vietnam ou la Suisse face au mastodonte économique américain ? Nous assistons à la fin du cycle de « libéralisation » ouvert après la fin de la guerre froide, mais pas forcément à celui du libre-échange. Donald Trump n’est pas opposé au principe : il est juste un libre-échangiste unilatéraliste qui renforce les barrières douanières pour les produits non américains mais les élimine pour les biens et services « made in USA ».

Le droit de douane est également transformé en arme politique. Le taux – actuellement plafond – de 50 % est appliqué en représailles au Brésil et à l’Inde. Le premier est visé pour l’enquête de la justice sur l’ancien président d’extrême droite Jair Bolsonaro comme pour le positionnement diplomatique global de Lula.

La seconde, pourtant dirigée par Narendra Modi, un nationaliste qui partage la vision du monde de Donald Trump, est prise pour cible car elle achète du pétrole à la Russie.

Il constitue enfin un moyen de contraindre à la relocalisation de productions. Le pari : les entreprises non américaines auront intérêt à produire sur le sol des États-Unis afin d’échapper à cette surtaxe. Les décisions de quelques groupes (du constructeur automobile coréen Hyundai à la multinationale états-unienne Apple) laissent augurer quelques succès en la matière. Suffisamment pour inverser une tendance à la désindustrialisation amorcée dès les années 1960 ?

À plus court terme, les effets risquent d’être néfastes pour les salariés américains. Comme le souligne le New York Times : « En conséquence, les prix ont commencé à grimper. Le dernier indice mensuel de l’inflation a montré que les appareils électroménagers, les vêtements et l’ameublement ont renchéri en juin. L’économie a connu une croissance, mais à un rythme anémique, et certains analystes prévoient peu d’amélioration pour le reste de l’année. Le marché du travail a connu ses propres tensions, avec un ralentissement marqué des embauches en juillet. »

Dans ce bras de fer engagé à l’échelle de la planète, le locataire de la Maison-Blanche a trouvé en Xi Jinping un compétiteur robuste. Lorsque le premier a annoncé, lors du fameux « jour de la libération », le 2 avril, une surtaxe de 145 % sur les produits chinois, le second a riposté avec 125 %.

La tension est depuis redescendue et avec elle les taux : ils s’établissent désormais à 30 %. Une trêve a momentanément été conclue entre les deux principales puissances économiques mondiales.

Elle expire le 12 août et les deux pays semblent d’accord pour la prolonger. Donald Trump ne peut se comporter avec la Chine comme avec n’importe quel autre pays : elle est le premier exportateur vers les États-Unis (20 % du volume global, soit 486 milliards de dollars, contre 13 % pour l’Union européenne) et dispose d’une unité politique qui fait défaut au Vieux Continent.

Dès avril, le pouvoir chinois a montré à l’autoproclamé roi du deal qu’elle disposait de cartes maîtresses dans son jeu, en annonçant des restrictions d’exportations sur sept métaux essentiels aux secteurs automobile et électronique. Cette guerre commerciale ne sera vraiment mondiale que si les deux géants économiques de la planète se livrent une confrontation directe.

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« L’establishment démocrate refuse de choisir son camp »

Un entretien avec Jonathan Smucker, figure de la gauche militante et intellectuelle. Pour lui, une guerre ouverte doit être menée par les mouvements sociaux à l’intérieur de l’appareil démocrate. (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 24 juillet 2025).

On aurait pu le rencontrer à Berkeley, l’université contestatrice de la côte ouest où il enseigne, ou à New York, capitale de la gauche intellectuelle. C’est dans un café de Lancaster que Jonathan Smucker nous a fixé rendez-vous. Cette figure intellectuelle majeure de la gauche, sociologue, stratège, acteur d’Occupy Wall Street en 2011 et auteur d’un livre remarqué qui en tire les leçons « Hegemony How-To : A Roadmap for Radicals » (non traduit), a décidé de vivre dans cette ville de 100 000 habitants, dans le « pays profond ». Nous commençons cette rencontre par son choix de résidence, éminemment politique.

Pourquoi avez-vous choisi de revenir sur votre terre natale ?

Parce qu’il m’est apparu clairement qu’un État comme la Pennsylvanie est, d’une certaine manière, un microcosme de l’ensemble du pays. Vous avez Pittsburgh d’un côté, Philadelphie de l’autre, et entre les deux, cette mer de comtés républicains. Il y a soixante ans, le mouvement syndical et le Parti démocrate étaient majoritaires dans tout l’État. Ce n’est plus le cas, sous l’effet combiné de plusieurs facteurs : la désindustrialisation, la mondialisation, la délocalisation des usines, mais aussi le fait que le Parti démocrate, les syndicats et les organisations locales se désengagent en quelque sorte de ces régions.

En général, les gens comme moi, élevés dans un milieu conservateur, issus de la classe ouvrière, et qui, pour diverses raisons, se sont politisés, ont tendance à partir vers les grandes villes. Je me suis dit qu’il était peut-être temps de revenir et de voir ce qu’il était possible de faire. Il s’est avéré qu’avec un peu d’organisation et de savoir-faire, on peut apporter du changement dans ces endroits qui ne sont plus habitués aux véritables compétitions politiques.

Revenons sur les élections de novembre 2024. S’agit-il d’une défaite de Harris ou d’une victoire de Trump ?

Les deux. La première raison tient à l’entrée en campagne tardive de Kamala Harris. Il n’y a eu ni dynamique ni primaire ouverte avec une compétition qui captive l’imagination. Rien de tout cela n’a été possible en raison du maintien de Joe Biden. Son retrait anticipé aurait pu à lui seul faire la différence.

Mais il y a d’autres facteurs fondamentaux, car une élection contre quelqu’un comme Donald Trump n’aurait même pas dû être serrée. Les démocrates doivent se pencher sur l’hémorragie des électeurs des classes populaires qui dure depuis des décennies et qui s’est accélérée au cours des dix dernières années, en particulier depuis 2020. Je ne parle pas seulement des classes populaires blanches. Le problème s’est étendu aux Africains-américains et aux Latinos.

Les abstentionnistes représentent le facteur le plus important. Mais les électeurs démocrates qui ont voté pour Trump sont aussi une réalité, en particulier parmi les travailleurs. Je suis d’accord avec la catégorisation de Michael Moore (documentariste – NDLR) : en 2016, juste avant l’élection de Trump, il a dit que ce dernier était une sorte de cocktail Molotov humain que les électeurs mécontents ont l’impression de pouvoir lancer sur un système qui a laissé des gens comme eux sur le carreau.

Pourquoi les démocrates n’arrivent-ils pas à développer un message audible par les classes populaires ?

Comme le dit la vieille chanson syndicale américaine : « De quel côté êtes-vous ? » Du côté de la classe ouvrière multiraciale, qui constitue leur base historique depuis le New Deal et Franklin Delano Roosevelt, ou du côté de la classe des donateurs ? Par défaut, le Parti démocrate est du côté du statu quo économique et les électeurs le voient. De nombreux électeurs des classes populaires continuent de voter pour lui, car ils comprennent que le Parti républicain est pire, mais ils en ont assez. Et donc, plus encore que les personnes qui changent de camp et votent pour Trump, il y a celles qui restent chez elles parce qu’elles sont trop démoralisées et ne voient personne se battre pour elles.

Ou plus précisément, elles voient que des élus, comme Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, se sont battus pour eux et que l’establishment démocrate, bien qu’il n’ait pas réussi à battre Trump, a néanmoins été assez efficace pour juguler le mouvement réformateur qui tente de changer le parti. Ce dernier point à lui seul explique la défaite de Kamala Harris. Que se passe-t-il lorsqu’un camp encourage cette énergie populaire et que l’autre camp cherche à chaque occasion à l’écraser et y parvient généralement ? Ce n’est pas sorcier. C’est de la science politique élémentaire.

En parlant de Michael Moore… En 2012, il déclarait que la gauche avait gagné la bataille des idées. Dans votre livre paru en 2017, vous écriviez : « L’opinion populaire est de notre côté ».

Absolument. La garantie d’emplois fédéraux, les investissements dans les infrastructures, l’imposition des riches, la fiscalité progressive, les soins de santé pour tous sont autant de propositions très populaires. Et les démocrates ne se battent pas pour ces propositions, ce qui explique le fait qu’ils perdent. Bernie Sanders se bat pour ces idées et il est le responsable politique le plus apprécié aux États-Unis. On ne peut pas dire que personne au sein du Parti démocrate ne se bat pour les travailleurs. En fait, beaucoup le font. C’est juste que le message contradictoire contraste avec le Parti républicain, qui véhicule un message discipliné.

Un exemple. Après les élections, il y a eu tout un discours du type : « Les questions transgenres sont impopulaires. L’immigration est devenue impopulaire. Devons-nous devenir une sorte de « Trump light » sur ces sujets afin de gagner ? » C’est une façon très limitée de voir les choses, comme si nous étions encerclés sur ce terrain.

Utilisons ici la métaphore du champ de bataille, justement, où nous sommes encerclés et attaqués de tous côtés. Et puis, il y a, ici, un terrain où tout est à notre avantage. Mais nous choisissons de nous battre dans ces batailles défensives en abandonnant le terrain où nous pourrions complètement dominer, où les républicains joueraient la défense, où Trump ne sait pas comment mener ces batailles. J’ai vu Trump en 2016 lors d’un rassemblement dans le New Hampshire où il a parlé sans script pendant plusieurs minutes des victoires de Bernie Sanders, disant qu’il ne savait pas comment mener campagne contre lui.

Regardez ce que fait Andy Beshear, le gouverneur du Kentucky. C’est un démocrate dans un État très conservateur. Il a opposé son veto à un projet de loi anti-trans. Il a pu le faire parce qu’il s’est forgé une réputation de défenseur des intérêts des travailleurs. Il a coupé court au sous-entendu des républicains sur le sujet : « Les démocrates se soucient davantage de ce groupe de personnes, envers lesquelles vous avez probablement des préjugés, que des gens ordinaires qui travaillent dur comme vous. » La puissance de ce message s’estompe si vous vous forgez une réputation de défenseur des travailleurs.

Les gens sont en colère et ils veulent des responsables de ce qui leur arrive dans la vie, avec un parti et des candidats qui désignent ces responsables et se montent prêts à se battre contre eux. Mais comme le Parti démocrate refuse de le faire, cela crée un vide que Trump comble avec des « méchants », qui sont en réalité moins convaincants : un ado transgenre qui veut faire du sport dans une équipe, un migrant… Est-ce vraiment pour cela que vous avez des difficultés ? Est-ce plus convaincant comme coupable que les gens de Wall Street, de l’industrie pharmaceutique et de l’assurance-maladie qui ont manipulé tout le système politique et l’économie à leur avantage ? Ce sont des méchants plus convaincants mais qui ne sont pas nommés.

Que pensez-vous de l’idée suivante : la société américaine se déplace vers la gauche, la politique américaine se déplace vers la droite…

Je pense que la société américaine, depuis au moins les années 1960, évolue dans une direction plus progressiste, plus inclusive, plus ouverte et plus pluraliste. Pour comprendre Trump et son ascension, il faut en partie comprendre le mouvement de rejet qui s’oppose à cette évolution. Sur le plan économique également, la société américaine évolue globalement dans une direction progressiste. Nous ne sommes plus dans les années 1980 où Reagan pouvait devenir populaire en réaction aux politiques économiques du New Deal et à la montée en puissance des syndicats.

Dès lors, le déplacement à droite de nos systèmes politiques constitue un grand échec du Parti démocrate et un grand succès du Parti républicain. On peut aussi parler d’un échec du mouvement social de gauche, auquel j’ai principalement participé au cours des trente dernières années. Si le Parti démocrate est si mauvais pour naviguer dans le contexte actuel, pourquoi ne le renversons-nous pas pour prendre les rênes ? Parce que les mouvements extérieurs qui pourraient le faire sont eux aussi incroyablement faibles, divisés et mal équipés. Je ne blâme personne.

Nous sommes à la fin d’une période de cinquante ans de déclin des infrastructures progressistes, avec la montée de l’individualisme et du néolibéralisme. Il y a environ quinze ans, nous avons connu un tournant où davantage de personnes sont devenues actives, mais nous sommes en train de reconstruire cette infrastructure, ce savoir-faire, cette capacité de leadership, et cela prend du temps. À bien des égards, le mouvement Occupy Wall Street a fait émerger une conscience de classe populaire qui a changé le fait que le discours reaganien n’a plus d’emprise sur la population. Il a inauguré cette opposition populaire entre les 99 % et les 1 %. Mais qu’avons-nous accompli depuis lors ? Très peu. Parce que l’emporter dans les esprits est très différent de naviguer sur le terrain politique pour consolider ses acquis.

Le Parti démocrate peut-il être le vecteur d’un grand changement ou le mouvement social doit-il créer un troisième parti ?

Les partis politiques aux États-Unis sont très différents des partis politiques de la plupart des pays, en particulier ceux des systèmes parlementaires. Tout lecteur français doit comprendre que, en raison de notre système, nous sommes fondamentalement coincés avec ces deux partis. Ce à quoi nous devons donc réfléchir dans le contexte américain, c’est à la création de factions organisées. Il faut considérer le Parti démocrate moins comme un véhicule, même s’il en est un, que comme un terrain en soi. Il faut réfléchir à la création d’une faction plus organisée pour disputer ce terrain.

Et ensuite, idéalement, utiliser ce terrain comme un véhicule. Nous devons donc nous battre au sein du Parti démocrate. Nous avons un modèle très contemporain, qui nous montre comment faire. Il s’agit du Tea Party (mouvement populiste qui a émergé en 2009 – NDLR) qui se trouve désormais au pouvoir avec l’administration Trump. Il y est parvenu en menant une guerre ouverte au sein du Parti républicain. Je pense donc que nous avons besoin de faire la même chose, d’un élan venant de l’extérieur du parti pour le changer.

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Le long chemin de Mamdani vers la mairie de New York

Malgré une victoire sans contestation lors de la primaire, le candidat socialiste doit faire face à des forces qui ont juré sa perte. On y trouve, sans surprise, l’oligarchie de la ville, Donald Trump mais également une partie de l’establishment démocrate. (Article publié dans l’Humanité du 21 juillet 2025.)

Zohran Mamdani a remporté haut la main la primaire démocrate, mais n’est pourtant pas assuré de devenir en novembre le maire de New York, une ville qui compte pourtant six électeurs du parti de l’âne pour un électeur républicain. Comment expliquer cette anomalie ?

Depuis la victoire écrasante du candidat socialiste le 24 juin, un front « anti-Mamdani » tente de se mettre en place. À la manœuvre : l’oligarchie new-yorkaise, qui refuse de céder une miette de son festin, Donald Trump lui-même, ainsi qu’une partie de l’establishment démocrate. Si Zohran Mamdani, 33 ans, membre du DSA (Democratic Socialists of America, la principale organisation de gauche aux États-Unis), est devenu une figure nationale et une source d’inspiration pour les progressistes, il s’est également transformé en cible pour ceux qui refusent le changement promis pendant sa campagne.

À peine les bulletins dépouillés, quelques milliardaires sont allés voir le maire en place, Eric Adams, avec une seule boussole : comment empêcher Zohran Mamdani de rentrer à l’hôtel de ville ? L’édile, élu en 2021 sous l’étiquette démocrate, participera en tant qu’indépendant à l’élection du 4 novembre. Avant l’été, il n’était qu’un quasi-paria, au plus bas dans les sondages.

Son deal avec Donald Trump – collaboration politique avec la Maison-Blanche, notamment sur la chasse aux migrants, contre abandon des poursuites judiciaires pour corruption à son encontre – avait fini de déconsidérer cet ancien officier de police, élu sur une vague « la loi et l’ordre » en réaction à un regain momentané de la criminalité pendant la pandémie. Il est désormais revenu en odeur de sainteté auprès de ceux qui voient en lui le seul obstacle pouvant faire trébucher Mamdani sur son chemin vers la magistrature suprême de la plus grande ville du pays (8,2 millions d’habitants).

Mais Eric Adams n’est plus le seul prétendant. Après avoir reconnu sa défaite lors de la primaire démocrate, Mario Cuomo tente de revenir par la fenêtre : il a annoncé, la semaine dernière, que son nom figurera sur les bulletins, au nom d’un troisième parti qu’il a fondé il y a quelques mois. Enfin, pour compléter le champ des concurrents, on retrouvera pour les républicains Curtis Sliwa et son éternel béret rouge, signe distinctif des Guardian Angels, un groupe d’autodéfense qu’il a fondé à la fin des années 1970, avec l’objectif de combattre la violence dans le métro de New York.

La situation ne manque pas d’ironie : la multiplication des candidatures contre Zohran Mamdani le favorise, puisqu’elle émiette de fait l’électorat qui refuserait que New York soit dirigée par un socialiste musulman de 33 ans. Battu à plates coutures, mais politicien toujours madré, Andrew Cuomo, 67 ans, distingue parfaitement le piège et a proposé un pacte : seul doit rester en lice celui qui sera le mieux placé en septembre. Une sorte de nouvelle primaire par sondage interposé. Eric Adams a décliné, s’appuyant sur ce qui lui reste de légitimité de maire sortant. Malgré les pressions de Donald Trump qui qualifie Zohran Mamdani de « communiste », menace de lui retirer la citoyenneté et de l’expulser, Curtis Sliwa refuse.

Dans la deuxième phase de cette bataille pour la direction de la capitale symbolique des États-Unis, le candidat officiel de la coalition démocrate – puisqu’il a remporté la primaire – ne peut pourtant pas compter sur le soutien sans faille de l’appareil… démocrate. Seuls quatre des douze députés démocrates qui représentent New York lui ont apporté leur soutien. Les leaders des groupes au Congrès, le député Hakeem Jeffries et le sénateur Chuck Schumer, tous deux new-yorkais, ont refusé de se ranger derrière le porte-drapeau désigné dans le cadre d’une élection à la participation record, avec plus d’un million d’électeurs, reléguant ainsi l’onction du suffrage universel au second plan de leurs calculs politiques.

Le verdict des urnes est pourtant sans appel. Zohran Mandani a recueilli au premier tour près de 44 %, contre 36 % pour Andrew Cuomo, ultrafavori des sondages. Le scrutin s’est déroulé selon le mode du « vote préférentiel », qui permet à chaque électeur de voter, par ordre de préférence, pour cinq candidats. À chaque tour, les deuxième, troisième et quatrième choix du candidat éliminé sont comptabilisés.

À la fin, le représentant du Queens à l’Assemblée d’État a battu l’ancien gouverneur par une marge qu’aucun institut n’avait prédit : 56 % contre 44 %, avec 130 000 voix d’avance. « Les sondages ont mis du temps à refléter son élan, mais il était en train de construire quelque chose que la ville n’avait jamais vraiment vu auparavant : une campagne victorieuse pour la mairie, menée à l’échelle de la ville, construite à partir de rien en quelques mois », constatait le New York Times, dont le comité éditorial avait appelé les électeurs à ne pas voter pour le candidat socialiste.

Un surgissement que n’avait pas plus vu venir la campagne d’Andrew Cuomo. Son porte-parole, Rich Azzopardi, a expliqué que l’ancien gouverneur avait atteint ses propres objectifs en termes de participation, mais n’avait pas vu venir la capacité de Zohran Mamdani « d’élargir l’électorat d’une manière telle qu’aucun modèle de participation électorale ni aucun sondage n’ont pu le refléter ».

Pour la première fois, les jeunes générations ont représenté la frange la plus importante des votants, alors que les plus de 45 ans s’avèrent traditionnellement les électeurs les plus assidus. Zohran Mamdani est également arrivé en tête parmi les électeurs blancs, latinos et asiatiques, tandis qu’Andrew Cuomo, bénéficiant du soutien des pasteurs, a maintenu son avantage parmi les Africains-Américains.

Le candidat socialiste a également convaincu un nombre significatif d’électeurs de Donald Trump de 2024, souvent d’anciens démocrates ou indépendants. Sa thématique centrale de la ville « abordable » a séduit ces électeurs des catégories populaires frappées par l’inflation et l’explosion des inégalités.

À gauche, on veut voir dans cette campagne un « modèle ». Les élites centristes aussi, sans doute, ce qui s’apparente à un danger pour elles. Les résultats, presque étourdissants, ont jeté une lumière encore plus crue sur les errements stratégiques du Parti démocrate.

D’un côté, ce dernier désespère de renouer avec une dynamique populaire qui permettrait de recoller les morceaux de la « coalition Obama » (jeunes, minorités et classes populaires) ; de l’autre, lorsque celle-ci surgit, sous les traits de la campagne de Zohran Mamdani en l’occurrence, son premier réflexe est de juguler la vague montante. L’exemple new-yorkais renvoie à la contradiction fondamentale des démocrates, soulignée, dans un entretien à paraître dans l’Humanité magazine le 24 juillet, par Jonathan Smucker, figure intellectuelle de la gauche. « Entre les classes populaires multiraciales, qui constituent sa base historique depuis le New Deal et Franklin Delano Roosevelt, et la classe des donateurs, le Parti démocrate ne choisit pas. Par défaut, il se trouve donc du côté du statu quo économique et les électeurs le voient. »

Le succès de Zohran Mamdani s’est aussi forgé dans ce contraste entre ses propositions – gratuité des bus, gel des loyers dans les logements publics, création d’épiceries municipales, augmentation de l’impôt pour les plus riches (la ville compte 384 000 millionnaires) – et le déni de son principal concurrent, arc-bouté sur l’argument de sa propre expérience du pouvoir.

À New York, seul le mouvement syndical – pilier de la coalition démocrate – a amorcé un habile virage sur l’aile : les organisations (santé, personnels de gardiennage et d’entretien) qui avaient appelé à voter pour Andrew Cuomo se sont ralliées à Zohran Mamdani, anticipant le fait que les manœuvres n’ont pour l’instant pas altéré les probabilités qu’il sera le prochain maire de New York. Le candidat lui-même se comporte comme tel, multipliant les rencontres, y compris avec le patronat, et prépare ses premières décisions, qui confronteront ses engagements de campagne à l’exercice du pouvoir.

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Donald Trump dans le piège Esptein

Le président est accusé par une partie de sa propre base de camoufler des éléments de l’enquête. Il a dû se résoudre à en divulguer une partie. (Article publié dans l’Humanité du 21 juillet 2025.)

Donald Trump a cédé, mais pas totalement. Il a demandé à Pam Bondi, la ministre de la Justice, de rendre public le témoignage de Jeffrey Epstein devant un grand jury, étape qui a précédé sa mise en examen, puis son procès. Le locataire de la Maison-Blanche s’est ainsi octroyé un répit qui sera sans doute de courte durée.

La frange « complotiste » de sa base ne se contentera pas de cette bribe et demandera que l’ensemble des éléments, y compris les enquêtes du FBI, soient révélés. Donald Trump n’est donc pas encore sorti de la nasse dans laquelle il est entré il y a quelques semaines.

Tout a commencé par une déclaration de Pam Bondi le 7 juillet. Après avoir assuré il y a quelques mois qu’elle avait sur son bureau la liste des « clients » d’Epstein, condamné pour pédocriminalité, l’ancienne avocate de Donald Trump, désormais à la tête du département de la Justice, a annoncé ce jour-là qu’aucun élément nouveau n’existait.

Cette affirmation a déclenché la fureur de figures populaires au sein de la base Maga (Make America Great Again), de Steve Bannon, l’ancien conseiller, à Charlie Kirk, figure du suprémacisme blanc, en passant par Tucker Carlson, ancien présentateur vedette de Fox News. Tous suspectent l’administration Trump de « dissimuler » des éléments du dossier.

Cette partie de la coalition républicaine est convaincue que « le gouvernement » masque l’étendue du réseau, dont l’ancien financier pédocriminel était le pivot, ainsi que l’identité des personnalités politiques et des célébrités impliquées. Elle remet également en cause le suicide du condamné dans sa cellule en 2019. Il y a quelques mois, l’administration Biden était leur cible. Désormais, c’est Donald Trump lui-même. D’autant que, lors de la campagne présidentielle, le candidat républicain avait relayé ces théories complotistes. Le voilà désormais pris à son propre piège où le passé refait surface. Le Wall Street Journal a ainsi révélé la semaine dernière une carte d’anniversaire envoyée en 2003 à Jeffrey Epstein par Donald Trump. Ce dernier a porté plainte contre le quotidien, propriété de l’homme d’affaires ultraconservateur Rupert Murdoch, également propriétaire de Fox News, la chaîne officielle du trumpisme. Les deux milliardaires avaient entretenu pendant des années une relation de proximité, s’affichant dans des fêtes et auprès de femmes sélectionnées pour leur physique.

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Le torchon brûle entre Trump et sa base Maga

Affaire Epstein, livraison d’armes à l’Ukraine et chasse aux migrants : sur ces trois dossiers, la frange populiste de la coalition républicaine reproche au président d’avoir renoncé à ses engagements de campagne. (Article publié dans l’Humanité du 15 juillet 2025).

Donald Trump n’aura savouré l’adoption de sa grande loi budgétaire que le temps d’un week-end. Aussitôt après la célébration de l’indépendance, le 4 juillet dernier, le climat politique au sein de coalition a viré à l’orage. Trois décisions prises par l’administration Trump ont provoqué la fronde d’éléments conséquents de la base MAGA (« Make America Great Again »).

Commençons par l’affaire Epstein, qui a mis le feu aux poudres. Après avoir expliqué il y a quelques mois que la liste des « clients » de Jeffrey Epstein, le prédateur sexuel mort en prison en 2019, se trouvait sur son bureau, Pam Bondi, la ministre de la Justice, a annoncé qu’elle n’avait finalement pas d’informations supplémentaires à communiquer. Plusieurs voix influentes d’extrême droite ont aussi tôt crié à la dissimulation. Laura Loomer, l’une des plus extrêmes d’entre elles et souvent cajolée par Donald Trump, a même appelé à la démission de Pam Bondi.

Durant la campagne présidentielle, la frange « complotiste » mettait régulièrement en avant une conjuration organisée par l’administration Biden visant à masquer l’étendue du réseau de prédation sexuelle organisé par Jeffrey Epstein et les noms de personnalités politiques et de célébrités y ayant participé. Donald Trump avait relayé cette théorie, trop content de nuire à son adversaire démocrate.

« En tant que personne qui a voté pour le président et qui a beaucoup fait campagne pour lui, je ne m’en prends pas au président, mais je pense que même les personnes qui soutiennent pleinement la majeure partie du programme MAGA se disent : ”C’est trop, en fait”, a déclaré Tucker Carlson, ancien présentateur vedette de Fox News. Je dis cela avec amour, et j’espère qu’ils m’écoutent. Parce que je pense que cela risque de tout faire capoter. »

Interrogé par un journaliste lors d’une réunion de son cabinet, le président n’a pas masqué son agacement : « Vous parlez encore de Jeffrey Epstein ? On parle de ce type depuis des années », a-t-il rétorqué. « Je n’arrive pas à croire que vous posiez une question sur Epstein dans un moment pareil. Nous connaissons actuellement l’un de nos plus grands succès, mais aussi une tragédie avec ce qui s’est passé au Texas. Cela me semble tout simplement irrespectueux. »

Cet épisode a eu lieu quasiment en même temps que la décision de reprendre les livraisons d’armes à l’Ukraine, un temps suspendues. Les « isolationnistes » y ont vu un renoncement, quelques mois après le lâchage de Kiev via l’humiliation dans le bureau ovale de Volodymyr Zelensky. Ils avaient déjà été échaudés par les bombardements sur les sites nucléaires iraniens, contravention au principe de l’ « America First ».

De la même manière, ils regardent avec suspicion, mais pas vraiment dans une franche opposition pour autant, les visites à répétition de Benyamin Netanyahou à Washington, symbole d’un alignement total de l’administration Trump sur la stratégie de la coalition au pouvoir à Tel-Aviv et du risque que la puissance américaine soit de nouveau directement impliquée sur le terrain au Proche-Orient.

Enfin, dernier motif de fâcherie pour une partie des plus fidèles trumpistes : la « plus grande opération d’expulsions de migrants de l’Histoire du pays », promise par Donald Trump. Ce dernier a finalement cédé à l’aile « business » de sa coalition et donné des instructions pour que la police de l’immigration (ICE) cesse ses raids dans les grandes propriétés agricoles, les hôtels et restaurants. Les lobbies patronaux faisaient pression depuis plusieurs semaines, évoquant une situation qui mettait en péril leur activité.

L’ICE est prié de se concentrer sur les sans-papiers qui sont des délinquants ou criminels. La composante « nativiste » y voit une « amnistie » déguisée pour l’immense majorité des 11 millions de sans-papiers. Là encore, ce ne sont pas des voix « secondaires » qui mènent la charge : Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump à la Maison Blanche et idéologue du suprémacisme blanc, et Charlie Kirk, fondateur de Turning Point USA et figure montante de l’extrême droite. « De quoi parlent-ils ? Je n’ai jamais parlé d’amnistie », s’est défendu Trump, sans vraiment convaincre ses propres ouailles.

Début juillet, lors d’un rassemblement dans l’Iowa visant à célébrer le vote de la grande loi budgétaire, le président, qui a fait de l’immigration le thème central de son ascension politique, avait annoncé le changement de couleur : « Je me suis mis dans une situation délicate parce que j’ai dit que je ne voulais pas priver les agriculteurs de leur main-d’œuvre », avait-il lancé avant d’annoncer qu’une loi était en cours d’élaboration pour protéger certains migrants contre les « expulsions brutales » menées par son administration dans le cadre de ses raids sur les lieux de travail.

Il a depuis reconnu que les « partisans radicaux de droite » de sa base politique « pourraient ne pas être très satisfaits » de cette initiative. Des trois sujets de discorde, c’est incontestablement celui-ci qui porte le plus à conséquence politique. De nombreuses enquêtes et études ont montré que le sentiment anti-migrants constituait le ciment de la base électorale de Donald Trump.

Dans les arbitrages entre les différents segments de sa coalition, Donald Trump a, sur ces trois dossiers, donné le sentiment qu’il agissait de plus en plus comme un républicain « normal » et non plus comme le champion populiste que certains voyaient en lui. Les dissensions sont désormais étalées au grand jour avec un Stephen Bannon, très offensif.

Dans son talk-show quotidien « War Room », très populaire auprès de la base MAGA, il a exhorté ses auditeurs à ne pas « se recroqueviller en position fœtale », mais à engager le bras de fer. « Ne disons pas : ”Oh mon Dieu, il va entrer en guerre avec l’Iran. Il se laisse entraîner en Ukraine. Il pousse à l’amnistie.” C’est Epstein, oui, c’est tout cela, et peut-être plus encore. Ce n’est pas grave, a-t-il poursuivi. Vous êtes dans le fight club. Et dans le fight club, que faisons-nous ? Nous nous battons. »

Elon Musk, lui aussi, a décidé d’engager le combat mais de l’extérieur, avec la création de son « parti de l’Amérique ». S’il peut difficilement envisager une vocation majoritaire, il peut à tout le moins empêcher le parti républicain de retrouver sa majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat en novembre 2026.

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A New York, comment Zohran Mamdani a renversé l’establishment

Le candidat socialiste de 33 ans a remporté la primaire démocrate, appuyé sur une force militante unique et un programme de rupture. (Article publié dans l’Humanité du 26 juin 2025.)

« M-A-M-D-A-N-I ». Lors du deuxième débat opposant les candidats à la primaire démocrate pour la fonction de maire de New York, Zohran Mamdani avait épelé fermement son nom de famille au favori, Andrew Cuomo, qui l’écorchait régulièrement, volontairement ou pas. L’ancien gouverneur de l’État de New York ne risque pas d’en oublier l’orthographe. Et le monde politique américain sera désormais bien obligé de retenir son nom.

Mardi soir, le candidat de 33 ans, membre du DSA (Democratic Socialists of America, la principale organisation socialiste du pays), né en Ouganda de parents indiens, de confession musulmane, a remporté une victoire aussi éclatante qu’inattendue. Avec 43,5 % des suffrages (432 000 voix), il devance largement Andrew Cuomo (36 %, 360 000 voix).

Les inégalités dans le viseur

Ces derniers jours, les courbes des sondages s’étaient rapprochées mais les observateurs tablaient sur un duel serré au 8e tour. New York a en effet adopté en 2019 le vote préférentiel. Les électeurs ont la possibilité de choisir cinq candidats en les désignant par ordre de préférence. À chaque tour, le candidat arrivé dernier est éliminé, et les choix suivants de ses électeurs sont crédités à ceux qui restent en lice. Lorsque tous les bulletins seront comptabilisés, l’avance de Zohran Mamdani sera certainement massive.

« Ensemble, nous avons montré le pouvoir de la politique du futur », a lancé le désormais candidat démocrate à la mairie de New York. Lorsqu’il s’engage dans cette primaire à l’automne 2024, le jeune socialiste n’a que peu d’expérience (trois ans de mandat d’élu du Queens à l’Assemblée de l’État) et quasiment pas d’équipe. Il dispose néanmoins d’une vision qui part d’un constat : la métropole la plus riche des États-Unis est également l’une des plus inégalitaires et les classes populaires et même moyennes sont de plus en plus reléguées à ses confins. Big Apple est devenu le terrain de jeu des millionnaires – au nombre de 384 000.

Zohran Mamdani choisit un mot, un seul, pour résumer son projet, « affordability », que l’on peut traduire par « accessible », mais qui s’incarne mieux dans le concept de « ville pour tous ». Ses propositions concrètes – augmentation des impôts pour les plus fortunés et les entreprises, gel des loyers, gratuité des bus, création d’épiceries municipales – deviennent rapidement des « forces matérielles » lorsque des forces militantes et sociales s’en emparent.

En quelques mois est bâtie une campagne forte de 50 000 volontaires qui propagent la « bonne parole » jusque dans les quartiers les plus reculés du Queens et de Brooklyn. Le mode de communication comme le charisme du candidat enflamment une campagne dans laquelle personne pourtant ne se risque à dire que le favori n’est pas Andrew Cuomo.

Ce dernier a un nom que tout le monde sait épeler : son père était gouverneur de l’État de New York dans les années 1980, fonction qu’il a lui-même occupée plus tard. Contraint de démissionner après les accusations de harcèlement sexuel de la part de 11 femmes, il revient dans l’arène politique dans un climat moins favorable au mouvement MeToo. L’establishment – qui n’a sans doute pas d’alternative puisque le maire démocrate sortant, englué dans des affaires de corruption, veut se présenter en novembre prochain en indépendant – se range derrière lui. Il dispose donc du soutien des églises noires, de la plupart des syndicats et de riches donateurs, dont certains ont également abondé la campagne de Trump.

Les élites démocrates affolées

La montée en puissance régulière de Zohran Mamdani inquiète puis affole les élites démocrates et l’oligarchie new-yorkaise. Les milliardaires menacent de quitter la ville. On l’accuse directement d’être « anti-Israël » et à demi-mot d’être antisémite, puisqu’il a qualifié la guerre à Gaza de « génocide ». Le New York Times demande aux électeurs de ne même pas l’inscrire parmi les cinq noms possibles de leur bulletin. Et, finalement, Bill Clinton tente de venir à la rescousse de son ancien ministre Andrew Cuomo en lui apportant son soutien à quelques jours du vote.

Mais toutes ces tentatives de barrages semblent avoir plutôt fonctionné comme des accélérateurs de la campagne « populiste » (aux États-Unis, le mot a une connotation positive) de Zohran Mamdani, qui finit donc largement en tête du premier tour.

« Les milliardaires et les lobbyistes ont dépensé des millions contre vous et notre système de financement public. Et vous avez gagné », a écrit sur X la députée socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, qui, en 2018, avait elle-même mené une campagne de ce type afin de battre le sortant démocrate de sa circonscription. Bernie Sanders, qui avait apporté son soutien à Zohran Mamdani, y est également allé de sa félicitation : « Vous vous êtes attaqué à l’establishment politique, économique et médiatique, et vous l’avez battu. »

Plus largement, la soirée électorale a été bonne pour tous les sortants de gauche défiés par des candidats centristes. Comme le dit l’adage états-unien : « La marée fait monter tous les bateaux. » Et la marée est celle « d’une nouvelle coalition démocrate à travers la ville, composée principalement d’électeurs blancs, asiatiques et latino-américains de Brooklyn, Manhattan et Queens », comme la décrit le New York Times.

On peut y ajouter deux autres caractéristiques : une coalition jeune et diplômée (mais précaire), à l’instar de Aisha Pasha, 37 ans, dont le salaire à l’université de Columbia (5 500 dollars par mois) peine à couvrir son loyer à Brooklyn (3 100 dollars). Elle a voté pour la première fois à une primaire.

« J’ai vu une interview de Zohran, et ça m’a poussée à y regarder de plus près, notamment sur les questions de richesses », raconte-t-elle à l’Humanité. Elle a finalement voté pour le jeune socialiste « afin de montrer au parti démocrate que des gens comme lui ont un soutien populaire, que les gens veulent quelqu’un comme Zohran, pas comme Cuomo ».

Dans le bras de fer commencé en 2016 entre l’aile gauche et l’establishment, la première vient de décrocher une victoire dans la ville que les jazzmen chérissaient par-dessus tout, au point d’en faire la plus belle des pommes de l’arbre, « Big Apple ». La gauche attend que, dans d’autres endroits, la même stratégie porte également ses fruits.

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A New York, la saga des deux familles démocrates

La primaire démocrate pour la fonction de maire de la plus grande ville du pays s’est transformée en test national du rapport de force entre la gauche, incarnée par le socialiste Zohran Mamdani, et l’aile centriste derrière Andrew Cuomo. (Article publié dans l’Humanité du 24 juin 2025.)

Tom Wolfe, le romancier qui avait dépeint, dans le Bûcher des vanités, les ressorts du pouvoir à New York, n’aurait certainement pas trouvé mieux, quarante après, que le pitch offert par la primaire démocrate pour la fonction de maire qui se déroule ce mardi 24 juin. Tous les ingrédients d’un roman à succès s’y trouvent : les personnages – deux responsables politiques aux antipodes l’un de l’autre – comme la palette des thèmes (l’argent, le monde, la morale, la religion, l’espoir), le tout dans un climat de tension dramatique propre aux moments aussi indécis que décisifs.

Commençons par le contraste saisissant des deux figures d’incarnation. En tête dans les sondages et champion de l’establishment : Andrew Cuomo, fils d’un ancien gouverneur de l’État de New York, lui-même ancien gouverneur de l’État, contraint à la démission en 2021 après des accusations de harcèlement sexuel.

Son challenger, inattendu, tout au moins en début de campagne : Zohran Mamdani, membre du DSA (Democratic Socialists of America) et représentant du Queens à l’Assemblée de New York. C’est un bras de fer générationnel et politique presque chimiquement pur dont l’issue alimentera le récit de l’un des deux principaux blocs au sein de la coalition démocrate – la gauche ou les centristes – et qui déterminera, en partie, l’attitude du Parti démocrate dans les années à venir. Le cru 2025 de la primaire new-yorkaise est devenu une véritable élection nationale.

Comme Trump, Cuomo collectionne les casseroles

Andrew Cuomo a 67 ans ; Zohran Mamdani, la moitié de son âge (33). Il s’agit pourtant de la moindre de leurs différences. Le premier était considéré comme politiquement démonétisé lorsque des accusations de plus d’une dizaine de femmes l’avaient poussé hors des murs du manoir de gouverneur à Albany. Le revoici, entré par la fenêtre de la mairie de New York, sans que son pedigree ne semble lui porter préjudice.

Pour Michael Zweig, professeur honoraire d’économie à l’université de Stony Brook, « cela dit que l’environnement n’est plus le même que lors du déclenchement du mouvement MeToo. La parole des femmes était alors crue. Ce n’est plus le cas ». Au point où Andrew Cuomo peut estimer que sa démission fut une erreur, la seule qu’il « revendique » dans sa carrière politique.

« Il s’agit aussi d’une campagne de redéfinition de ce qui est acceptable en termes de candidature, souligne pour l’Humanité Fanny Lauby, professeure associée de science politique à l’université de Montclair. Il y a un changement du rapport de l’électorat aux candidats, avec l’abandon de certains principes. C’est encore plus surprenant à New York, avec un électorat qui se définit comme progressiste. »

Comme si une « jurisprudence Trump » avait rebattu les cartes dans les deux camps. Bill de Blasio, maire progressiste de la ville de 2014 et 2021, assure avoir entendu les conseillers d’Andrew Cuomo assumer de prendre pour modèle le « come-back » de Donald Trump après les accusations de harcèlement sexuel.

À part le président en exercice, aucun responsable politique dans le pays ne traîne d’ailleurs autant de casseroles qu’Andrew Cuomo. Ajoutons au panier le scandale des maisons de retraite : lors de la pandémie, alors gouverneur, il avait sciemment masqué les vrais chiffres de décès.

L’establishment uni derrière Cuomo

Dès l’annonce de sa candidature, l’establishment s’est pourtant rallié (presque) en masse. Sans doute ne disposait-il pas d’autre option, alors que le maire démocrate sortant, Eric Adams, englué dans des scandales depuis le début de son mandat et qui a passé un deal avec Donald Trump (l’abandon des enquêtes judiciaires contre la « bienveillance » politique du premier édile), a renoncé à l’étiquette démocrate pour se présenter, en novembre prochain, en « indépendant ».

L’argent afflue comme jamais, avec certains donateurs qui ont également financé la campagne de Donald Trump, une collision-collusion que Zohran Mamdani ne manque pas de mettre en lumière. Et les segments les plus influents de la coalition démocrate à New York se sont rangés derrière celui qui a également reçu le soutien de l’ancien maire (républicain puis indépendant puis démocrate) le milliardaire Michael Bloomberg. « Le soutien du mouvement syndical et des églises noires n’est pas surprenant car ils sont plus proches du centre de la coalition démocrate », décrypte Fanny Lauby.

Toutes les planètes semblent aligner sauf que… les sondages et la dynamique de campagne racontent autre chose. Propulsé par son profil de fils d’immigré (il est né en Ouganda de parents indiens), son style de communication, sa campagne de terrain et son programme, Zohran Mamdani talonne désormais Andrew Cuomo dans les enquêtes d’opinion.

Dans une métropole de plus en plus inaccessible aux classes populaires et moyennes, ses propositions (gratuité des bus, gel des loyers, création d’épiceries municipales, le tout financé par une augmentation de l’impôt des plus fortunés) tapent dans le mille. La ville la plus riche du monde est également l’une des plus inégalitaires. New York compte 384 000 millionnaires, soit l’équivalent de la population d’une ville comme Cleveland.

L’oligarchie new-yorkaise tremble

Pour ajouter à la dramaturgie, cette élection se déroule selon un mode scrutin dont personne ne maîtrise réellement l’impact. Zohran Mamdani et Brad Lander, autre candidat progressiste, récemment arrêté par la police de l’immigration dans un tribunal, ont conclu un accord en demandant de voter pour l’autre comme second choix.

Les soutiens d’Alexandria Ocasio-Cortez, députée de New York, et de Bernie Sanders ont encore gonflé les voiles de la campagne de Mamdani. « Son message, présenté avec éloquence et une communication directe, peut vraiment amener dans le processus de nouveaux électeurs, nous indique Peter Hogness, auteur et lui-même membre du DSA. Je ne pensais pas que sa campagne serait aussi réussie et rencontrerait autant de succès. » Dans la dernière ligne droite, alors que le vote anticipé bat des records, notamment parmi les jeunes, la nervosité de l’establishment est devenue tellement visible que certains y ont vu le sens du vent. Zohran Mamdani, de confession musulmane, constant dans ses positions contre la guerre à Gaza, est dépeint par l’équipe de campagne de Cuomo en activiste anti-Israël voire en antisémite, un argument qu’ils espèrent définitif pour les électeurs juifs.

Des milliardaires font savoir, par voie de « confidences » à la presse, qu’ils quitteront la ville s’il est élu. Le New York Times a demandé à ses lecteurs, dans un éditorial, de ne réserver aucune place à Zohran Mamdani sur leurs bulletins de vote. Enfin, dimanche, le soutien officiel de Bill Clinton, fait rarissime pour un ancien président, est venu confirmer la panique qui agite les élites démocrates dans une ville qu’elles dominent depuis des décennies.

D’autres indicateurs montrent que la dynamique se trouve du côté du jeune candidat socialiste, fort d’une force militante revendiquée de 50 000 volontaires. Le grand syndicat des enseignants n’a pas donné de consigne de vote, une première dans l’histoire des élections municipales new-yorkaises. « C’est un bon signe que la direction du syndicat qui penche pour Cuomo n’ait pas appelé à voter officiellement pour lui. Il y a eu des pressions de la base », explique Bryan McTiernan, professeur d’histoire au lycée Franklin Delano Roosevelt de Brooklyn.

Lui-même, avec sa confortable paie d’enseignant, ne peut prétendre à une location dans un quartier central de la ville, symbole à sa façon d’un New York devenu une cité premium pour les classes supérieures et les élites, qui attendent une seule chose du scrutin de ce mardi : le statu quo.

Quitte à mobiliser tous les moyens possibles : en cas de défaite, Andrew Cuomo envisage de se présenter en novembre prochain lui aussi en « indépendant ». David Sirota, l’ancien conseiller de Bernie Sanders, résume d’une formule qui pourrait servir d’incipit à ce roman politique : « Cette primaire, c’est la guerre des classes et la crise démocratique emmêlées dans une seule et même chose. »

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Iran: Donald Trump et la quadrature de sa coalition

Entre les « néocons », les isolationnistes et les chrétiens évangéliques blancs pro-Israël, le président américain navigue à vue, conscient qu’il devra s’aliéner un bloc de son électorat. (Article publié dans l’Humanité du 20 juin 2025.)

« Personne ne sait ce que je vais faire. » Cela pourrait être du Donald Trump fanfaron autant que d’habitude, jouant avec le fait qu’il détient la clé de telle ou telle décision, savourant son pouvoir « maximus ». En fait, en répondant, mercredi, à quelques journalistes sur la pelouse de la Maison-Blanche, c’est un Trump désemparé qui parlait : lui-même ne sait sans doute pas ce qu’il va faire.

En attendant, il temporise : « Je prendrai ma décision sur le fait d’y aller ou non au cours des deux prochaines semaines », a-t-il fait savoir lendemain en évoquant « une possibilité substantielle de négociations éventuelles avec l’Iran dans le futur proche ».

Pris à son propre piège

Si le président n’aime rien tant qu’occuper le centre du ring médiatico-politique, le voilà dans la position qu’il déteste le plus : acculé dans un coin. Benyamin Netanyahou l’y a placé de fait. Mais l’hôte de la Maison-Blanche a participé à son propre piège en exigeant de l’Iran une « capitulation sans conditions ».

Désormais, soit il donnera l’impression de reculer, soit il devra franchir un pas dans l’engrenage déclenché par le premier ministre israélien et lancer la puissance militaire américaine au Moyen-Orient, une nouvelle fois, vingt-deux ans après l’invasion de l’Irak par George W. Bush.

Ce n’est pas une affaire de conscience pour Donald Trump, mais un sujet politique, partisan même. Sa décision risque de fracturer durablement la coalition républicaine. Elle se déchire déjà ouvertement, comme le résume une scène inimaginable il y a quelques mois. Elle oppose Ted Cruz à Tucker Carlson, deux fidèles parmi les fidèles.

Quand les troupes républicaines se déchirent

Le premier, sénateur du Texas, est un « faucon », à l’instar du secrétaire d’État, Marco Rubio. Le second, ancien journaliste de Fox News, voix très écoutée par la base Maga (Make America Great Again), incarne cette frange trumpiste qui rejette les interventions militaires. Lors d’une interview, l’affrontement entre ces deux figures ultraconservatrices s’est déroulé à couteaux tirés. Le second demande au premier combien l’Iran compte d’habitants. L’élu ne sait pas. « Vous ne connaissez pas le nombre d’habitants d’un pays que vous cherchez à renverser ? » hoquète Tucker Carlson. « Je ne passe pas mon temps à mémoriser les tableaux des populations », se défend Ted Cruz, dont le chemin de croix se poursuit pendant plus d’une minute, avec une ultime banderille de l’ancienne vedette de la chaîne ultraconservatrice : « Dites-moi comment ça va se jouer, dans un pays de 90 millions d’habitants. Est-ce que vous avez bien réfléchi ? Est-ce que ça vous importe ? La réponse est non. »

Steve Bannon, l’idéologue d’extrême droite qui a dirigé la première campagne victorieuse de Donald Trump, se trouve également sur la ligne originelle de l’America First, donnant du poids au bloc « isolationniste » face au substrat « néoconservateur » qui demeure au sein du Grand Old Party (surnom du Parti républicain).

Mais Donald Trump doit prendre en considération un troisième bloc, sans doute le plus important : les chrétiens évangéliques blancs. Ils forment à la fois la matrice du lobby pro-Israël aux États-Unis et le socle électoral du Parti républicain (80 % d’entre eux ont voté Trump).

Figure de la droite religieuse, Mike Huckabee, ambassadeur des États-Unis en Israël, totalement aligné sur les menées de Benyamin Netanyahou, s’est dit certain que le président américain entendrait « la voix de Dieu », qui serait « bien plus importante que (…) celle de quiconque ». Une façon d’appeler Donald Trump à engager le feu américain, sans toutefois donner l’impression de l’y contraindre.

Le Congrès comme ultime garde-fou ?

Mais finalement, c’est peut-être la voix du Congrès qui sera la plus importante de toutes. Thomas Massie, élu républicain ultraconservateur du Kentucky, a déposé avec Ro Khanna, député progressiste de Californie, une résolution dont le vote « empêcherait l’implication américaine dans la guerre Israël-Iran ». Les juristes sont presque unanimes : il appartient au Congrès de déclarer une guerre.

L’Aipac (American Israel Public Affairs Committee), le groupe de pression pro-Israël le plus influent à Washington, l’a tellement intégré qu’il a lancé, selon the Prospect et Drop Site News, une offensive à Capitol Hill en direction des… démocrates. Signe que l’unité des républicains, majoritaires dans les deux Chambres, est considérée comme une cause perdue.

Les divergences qui s’étalent désormais publiquement pourraient même se transformer en « schisme », a alerté Charlie Kirk, fondateur de l’organisation d’extrême droite Turning Point USA, étoile montante de la constellation trumpiste.

Déjà, au sein de l’administration, les brèches se sont élargies au point que Tulsi Gabbard, la directrice du renseignement national, a été mise sur la touche. Le 26 mars, devant une commission de la Chambre des représentants, elle déclarait que l’Iran « ne construit pas d’arme nucléaire et (que) le guide suprême Khamenei n’a pas autorisé le programme d’armes nucléaires qu’il avait suspendu en 2003 », invalidant ainsi l’argument principal de Benyamin Netanyahou, sur lequel pourrait s’appuyer Donald Trump pour prendre le contre-pied de son propre discours d’investiture. Il y disait alors que son succès serait « mesuré non seulement par les batailles (qu’il) remport (erait), mais aussi les guerres (qu’il) ach (èverait), et, peut-être encore plus significativement, les guerres dans lesquelles (il ne s’)engage (rait) jamais ».

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Cole Stangler : « Entre la France et les États-Unis, les dynamiques politiques se ressemblent »

Dans son ouvrage-enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, le journaliste franco-états-unien Cole Stangler explore les similitudes entre les deux pays, du vote des classes populaires au rôle du syndicalisme, en passant par l’influence des chaînes de télévision ultradroitières. (Entretien publié dans l’Humanité magazine du 12 juin 2025.)

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a produit deux effets dans le discours public : l’éloignement des États-Unis de la France et de l’Europe, d’une part, et la crainte que la situation outre-Atlantique soit annonciatrice de l’avenir de notre pays, d’autre part. À la croisée de ces deux pistes, mais hors des sentiers battus, un journaliste – franco-américain comme il se doit – a mené l’enquête dans les deux pays.

Vous tendez un « miroir américain » – titre de votre livre – à la France. En quoi ces deux pays sont-ils plus proches qu’il n’y paraît ?

Les similitudes remontent à la période de la Révolution française et à la guerre d’indépendance américaine. Ces deux révoltes ont donné naissance à des Républiques inspirées par la philosophie des Lumières. La France et les États-Unis sont également, de longue date, des pays d’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de gens venus d’ailleurs. La grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche également parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives de façon limpide.

Enfin, bien qu’ils soient dotés de systèmes politiques très différents, la France comme les États-Unis partagent un point commun très important : à un moment donné, les électeurs sont obligés de choisir entre deux candidats afin d’élire un président détenant des pouvoirs considérables. Dans un climat marqué par un fort sentiment de rejet, voire de dégoût de la politique, cela peut produire des surprises. Un politicien relativement impopulaire peut se retrouver à la Maison-Blanche ou à l’Élysée.

Plus précisément, je pense que les dynamiques politiques se ressemblent dans nos deux pays. Les classes populaires en dehors des grandes métropoles basculent à l’extrême droite. Les électeurs et les élus de la droite « traditionnelle » se radicalisent, en déployant des mots et des expressions longtemps confiés aux marges. Des médias financés par des milliardaires conservateurs transforment le débat. Face à tout cela, la gauche a du mal à proposer une alternative crédible. La France n’est pas les États-Unis et je n’ai aucune intention de prédire l’avenir. En revanche, j’estime que mieux comprendre les bouleversements politiques qui transforment les États-Unis peut nous aider à éclaircir certaines choses en France.

Vous parlez du décrochage des classes populaires du Parti démocrate aux États-Unis et de la gauche en France et de leur penchant pour le vote d’extrême droite. Pourtant, les comportements électoraux diffèrent parmi les mêmes groupes sociaux en fonction des « origines ». Un ouvrier blanc aura plus tendance à voter républicain et un ouvrier noir démocrate. Votre présentation n’est-elle pas trop uniforme ?

Évidemment, les classes populaires blanches (ce que les Américains appellent la « white working class ») votent beaucoup plus à droite que les classes populaires racisées. Ces dernières votent majoritairement démocrate. Soyons clairs : le racisme joue un rôle structurant dans la société américaine et Donald Trump en tire des bénéfices depuis le début de sa carrière politique. Il s’appuie aussi sur d’autres formes de discrimination, notamment le sexisme et la xénophobie. Pour certains de ses électeurs, et notamment les hommes blancs, c’est justement la parole désinhibée du candidat qui plaît.

Toujours est-il que les républicains séduisent de plus en plus les classes populaires dans leur ensemble, y compris les minorités. Selon les sondages à la sortie des urnes en 2024, presque la moitié des électeurs latinos ont voté Trump, dont une majorité d’hommes latinos. Si on ne parle que de la « white working class », on risque d’avoir une vision incomplète de la transformation politique en cours.

De manière plus générale, je pense qu’il faut essayer de comprendre pourquoi des catégories de la population qui votaient historiquement à gauche ne le font plus. C’est la raison pour laquelle je consacre autant d’attention à la « Rust Belt », cette vaste zone des États-Unis frappée par la désindustrialisation, où il y a peu de perspectives économiques et où de nombreux résidents gardent le souvenir d’un passé plus prospère. Dans des territoires de ce type, les électeurs sont davantage susceptibles d’adhérer à des discours désignant des boucs émissaires. Pour le Parti républicain comme pour le Rassemblement national, la source du malheur, c’est l’immigré, et plus précisément l’immigré sans papiers. Malheureusement, ces discours fonctionnent très bien.

Vous consacrez un chapitre à Fox News et CNews, où le miroir renvoie deux images identiques, la chaîne française semblant avoir copié la chaîne créée dans les années 1990 par Rupert Murdoch. En quoi ces deux chaînes sont-elles devenues des instruments politiques au service de l’extrême droite ? On pourrait penser qu’elles ne convainquent que ceux qui les regardent et qui sont déjà des convaincus.

Ces deux chaînes ont été conçues par leurs fondateurs comme des outils de combat politique. Elles cultivent des liens étroits avec des partis de droite et d’extrême droite et elles donnent la priorité à leurs sujets de prédilection : l’immigration, l’insécurité, l’identité nationale, la place de la religion dans la société, le « wokisme »

Souvent, l’analyse s’arrête là. Mais, à mon avis, il faut aussi prendre en compte le style populiste de ces deux chaînes. Comme l’a montré le chercheur Reece Peck dans « Fox Populism : Branding Conservatism as Working Class », les chroniqueurs de Fox News se positionnent régulièrement du côté de leurs téléspectateurs (« nous » les « Américains ordinaires »), tout en critiquant des médias plus prestigieux comme le « New York Times » ou CNN, qu’ils assimilent aux « élites ». CNews joue le même jeu. Des chroniqueurs comme Pascal Praud parlent au nom des « Français » et ne cessent de critiquer le travail d’autres médias, avec une véritable obsession pour l’audiovisuel public. Il faut aussi reconnaître que les deux chaînes savent comment amuser la galerie. Fox News et CNews consacrent énormément d’attention aux faits divers.

Pourquoi s’intéresser à ces deux chaînes ? Tout d’abord, le fait qu’elles soient les chaînes d’information les plus regardées aux États-Unis et en France mérite notre attention. Deuxièmement, elles exercent énormément d’influence auprès des élus. Depuis le début des années 2000, Fox News signale aux politiciens républicains les sujets qui méritent leur attention, ainsi que les positions à prendre sur les combats du jour.

Imaginons que vous êtes sénateur et vous ne savez pas comment vous positionner sur un vote budgétaire : il y a de fortes chances que vous alliez regarder l’émission de Sean Hannity avant de prendre votre décision, en sachant très bien que le contrarier comporte des dangers. Si vous ne respectez pas ses consignes, vous risquez d’être traité comme un « Rino » (un « republican in name only », soit un républicain d’apparence) et de subir une primaire contre un concurrent plus radical. Selon une série d’études, Fox News a ainsi contribué à la droitisation des élus républicains.

À ce stade, il n’y a pas d’études équivalentes sur CNews. J’ai pourtant l’impression d’assister à une dynamique similaire quand on voit à quel point la chaîne pèse sur le débat politique en France. Cette influence va bien au-delà des bancs de l’extrême droite. Je pense à ce qu’un ancien député Renaissance m’a dit, en parlant de son propre groupe parlementaire : « Nous sommes complètement à la botte de CNews. »

Que pensez-vous de l’idée qu’en France et outre-Atlantique, il existe deux gauches, l’une radicale et l’autre d’accompagnement ? Aux États-Unis, elles se retrouveraient dans le même parti par la force du système politique et, en France, elles auraient chacune son parti ou ses partis.

En effet, le Parti démocrate rassemble des tendances politiques très différentes. Alexandria Ocasio-Cortez l’a dit elle-même dans une interview en 2020 : si elle avait été élue en Europe, elle ne siégerait pas dans le même parti que Joe Biden. Aujourd’hui, le Parti démocrate est dominé par un centre-gauche qui peut tolérer un peu de redistribution, mais pas trop. Un centre-gauche qui dénonce le racisme et d’autres formes de discrimination, mais qui n’a pas très envie de s’attaquer aux racines des maux non plus. Ensuite, il y a une gauche plus à gauche, incarnée par des gens comme « AOC » ou Bernie Sanders.

Comme en France, cette gauche-là doit élargir son électorat si elle veut un jour arriver au pouvoir. Mais elle se confronte à un défi supplémentaire aux États-Unis : l’absence de plafond pour les dons et les dépenses de campagne. Si une candidate a réellement envie de s’attaquer aux inégalités, elle va souvent se retrouver face à un adversaire ayant une meilleure assise financière.

Votre dernier chapitre s’intitule « Retour aux sources ». On y croise une jeune femme qui a contribué à la création d’un syndicat à Starbucks et un docker de Port-de-Bouc, près de Marseille. En quoi le syndicalisme, largement affaibli dans les deux pays par la désindustrialisation, peut-il avoir un avenir et en représenter un pour une alternative progressiste ?

Dans un contexte où une partie des classes populaires basculent à l’extrême droite, il est plus indispensable que jamais. En plus de défendre les intérêts les plus immédiats des salariés, les syndicats parviennent à transmettre un certain nombre de valeurs à leurs adhérents : l’utilité de l’action collective, le respect de la différence, la redistribution des richesses… en somme, une vision du monde à l’opposé de celle défendue par les trumpistes. Un élu de gauche peut très bien alerter sur les dangers de l’extrême droite, mais ce message est plus crédible lorsqu’il est porté par quelqu’un qui vous ressemble et vous défend au quotidien.

Nous pouvons passer des heures à débattre de la politique politicienne. Sur quels sujets faudrait-il faire campagne ? Dans quels États ou dans quelles régions ? Ces choix ne sont pas sans importance, mais ils masquent une déconnexion plus profonde entre la gauche et une partie de sa base historique qui ne va pas se régler dans un cycle électoral, que ce soit en France ou aux États-Unis. Retisser ces liens va prendre du temps. Il est dur d’imaginer que le travail se réalisera de manière durable sans un renouveau du syndicalisme.

Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, de Cole Stangler, Éditions les Arènes, 192 pages, 20 euros.

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