En Californie, le double coup de force de Donald Trump

En ordonnant le déploiement de la garde nationale et des marines en Californie, le président nationaliste tente de mettre au pas le principal Etat démocrate et de faire taire les dissensions internes à la coalition républicaine. (Article publié dans l’Humanité du 11 juin 2025.)

D’une garde nationale, deux coups. En envoyant la réserve de l’armée en Californie, Donald Trump délivre un double message politique. Aux démocrates, qui dirigent l’État le plus peuplé du pays, il impose un rapport de forces politique en s’appuyant sur l’armée. Aux républicains, il signale qu’il a tranché en faveur de la ligne Bannon, quelques jours après le divorce ultramédiatisé avec Elon Musk.

C’est le premier message qui compte évidemment le plus dans un pays ultra-polarisé. Pour la première fois depuis 1965, un président a envoyé la garde nationale sans que le gouverneur de l’État concerné ne l’ait sollicité. Il s’agissait alors de Lyndon Johnson déployant la troupe en 1965 en Alabama afin d’assurer la sécurité des manifestants en faveur des droits civiques.

Donald Trump a pris le prétexte de quelques heurts très localisés à Paramount et Compton, deux villes de l’agglomération de Los Angeles pour déclencher cette offensive sans précédent. Les opérations de l’ICE (Immigration and Customs Enforcment), la police de l’immigration, y avaient rencontré l’opposition vigoureuse des habitants las de ces descentes à répétition.

C’est pourtant la décision de déployer des soldats – dont les premiers sont arrivés dimanche 8 juin – qui a contribué à envenimer la situation. La tension s’est aussitôt accrue lors de rassemblements qui se sont déroulés dans la ville.

Une escalade inédite

En se saisissant de faits mineurs pour procéder à une escalade inédite, Donald Trump rejoue la même partition qui plaît tant à sa base : le parti de l’ordre contre la « chienlit » que représentent les « villes sanctuaires ». Los Angeles fait partie de ce mouvement depuis très longtemps : sur ordre du maire, la police locale (LAPD) ne collabore pas avec l’ICE. Elle n’est intervenue ces derniers jours que dans sa mission de « maintien de l’ordre », qu’elle mène traditionnellement dans une grande brutalité, pas pour procéder à des arrestations de sans-papiers.

Rien ne justifiait le déploiement de la garde nationale, si ce n’est une sorte d’impératif politique pour Donald Trump. Il représente d’abord un aveu de faiblesse. La « plus grande opération d’expulsions de l’histoire du pays », promise par le candidat républicain, vire au fiasco : la peur propagée dans les quartiers à forte immigration est inversement proportionnelle aux résultats effectifs.

Il intervient surtout dans un moment politique où l’hôte de la Maison Blanche se trouve affaibli notamment par la tonitruante dissension avec Elon Musk. Pour prévisible qu’il fut, ce clash des oligarques n’en ébrèche pas moins la coalition républicaine, constituée de différents courants aux visions parfois contradictoires. Le multimilliardaire s’était ainsi opposé à la guerre commerciale et au creusement du déficit tout en réclamant, en vain, l’ouverture des robinets migratoires pour les plus qualifiés.

En assumant la guéguerre avec le plus important financeur de sa campagne et en créant un précédent dans le principal État démocrate sur la question de l’immigration, Donald Trump a choisi la ligne de Steve Bannon, son ancien conseiller ouvertement en contact avec toutes les extrêmes droites du monde : ouvertement nativiste et autoritaire.

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Donald Trump, le dernier allié de Benyamin Netanyahou

Le premier ministre israélien ne peut désormais plus compter que sur le président américain pour mener à bien sa guerre totale à Gaza. Mais l’hôte de la Maison Blanche doit gérer des contradictions inhérentes à ce statut. (Article publié dans l’Humanité du 22 mai 2025.)

Les derniers, mais les plus puissants. Avec le changement de pied de l’Union européenne, les États-Unis apparaissent comme l’ultime allié de la coalition d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv. Problème : il est aussi celui qui dispose des leviers les plus importants pour obliger Benyamin Netanyahou à mettre fin à sa guerre totale à Gaza.

Malgré quelques frictions entre les deux diplomaties, rien n’indique que l’administration Trump envisage une révision de son soutien inconditionnel. C’est ce qu’a rappelé l’ambassadeur des États-Unis en Israël, Mike Huckabee, lors de récentes déclarations publiques : il n’y a pas de désaccords entre la Maison-Blanche et le premier ministre israélien.

L’annulation de la visite du vice-président J. D. Vance et la tournée de Donald Trump au Moyen-Orient qui ne passait pas par Israël avaient alimenté la chronique de possibles dissensions. Avant le décollage, mi-mai, du président nationaliste pour Riyad, Yanir Cozin, correspondant de la radio de l’armée israélienne, annonçait dans un message sur son compte X que celui-ci avait pris la décision de couper les liens avec Benyamin Netanyahou, suspectant ce dernier de le manipuler. « Il n’y a rien que Trump déteste plus que d’être dépeint comme un imbécile ou quelqu’un qui se fait manipuler. C’est pourquoi il a décidé de couper les ponts avec M. Netanyahou », estimait alors un fonctionnaire israélien.

Vers un revirement de l’administration Trump ?

Il ne s’agissait finalement que d’un simple nuage dans un ciel uniformément serein. Dans un entretien accordé au journal de gauche Haaretz, Mike Huckabee reprend tous les éléments de langage de Benyamin Netanyahou. Il accuse l’Unrwa d’avoir collaboré avec le terrorisme et estime que le Hamas demeure le principal responsable de la situation de famine à Gaza en refusant de libérer les derniers otages détenus.

Surtout, il propose un changement de cap de la diplomatie américaine sur la question d’un État palestinien. « C’est une grande question que les Palestiniens et les Israéliens doivent résoudre », répond-il, renvoyant donc aussi à Israël un sujet qui, au regard du droit international, ne doit relever que de l’autodétermination des peuples, donc des Palestiniens seuls. « Je me demande s’il est vraiment nécessaire de créer un État distinct », ajoute-t-il ensuite. Or, la solution à deux États est la position officielle de Washington depuis les accords d’Oslo.

L’administration Trump s’apprête-t-elle à la remettre en cause ? Si tel devait être le cas, les républicains n’auraient à subir aucune conséquence électorale lors du scrutin de mi-mandat en novembre 2026, contrairement à Kamala Harris, qui a, en partie, payé la calamiteuse politique de Joe Biden en la matière. Le bloc évangélique (dont fait partie l’ambassadeur Huckabee, pasteur de son état), matrice de la base Maga (Make America Great Again), constitue également le pilier du lobby pro-Israël.

Selon un sondage réalisé par le Pew Research Center, la moitié des électeurs républicains estiment que la politique de Donald Trump est équilibrée, contre 13 % seulement la jugeant trop favorable à Israël. Un quart d’entre eux soutient l’idée démentielle d’une prise de possession américaine de Gaza. Les plus fervents partisans de ce projet sont à trouver parmi ces chrétiens évangéliques blancs dont le vote pour le Parti républicain (80 %) s’est renforcé au fur et à mesure de leur recul numérique dans le pays (désormais 20 % de la population).

Mais Donald Trump doit néanmoins affronter une contradiction : son soutien sans faille à une guerre génocidaire renforce l’isolement d’une puissance dont il prétend restaurer la prédominance, voire l’hégémonie. C’est sans doute pour tenir compte de l’émotion grandissante dans le monde que les États-Unis ont d’ailleurs contraint Israël à laisser entrer dans Gaza, en début de cette semaine, le premier convoi humanitaire depuis le 2 mars.

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Trump, deux fers au feu oriental

La tournée du président américain a permis de fortifier les liens avec des pays arabes sans affaiblir pour autant le lien avec le gouvernement Netanyahou. (Article publié dans l’Humanité du 16 juin 2025.)

Pour la première fois depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a pu dérouler un de ses plans, sans obstacles, ni accrocs. Pas de décisions de justice stoppant l’expulsion illégale de migrants. Pas de boycott citoyen visant les entreprises de son allié, Elon Musk. Pas de tensions financières l’obligeant à rétropédaler sur les « droits de douane réciproques ». Pas de manœuvre dilatoire de Vladimir Poutine l’empêchant de régler, en 24 heures, comme promis durant sa campagne présidentielle, la guerre en Ukraine.

Autopromoteur de son art du deal, il repart les bras chargés d’accords commerciaux. Riyad a confirmé des contrats, notamment négociés en amont avec les fils du président, d’une valeur de plusieurs centaines de milliards de dollars. À Doha, les dirigeants qataris ont annoncé une commande de 210 Boeing pour un montant de près de 100 milliards de dollars. Un volume record qui s’ajoute à un cadeau plus personnel : un Boeing 747 destiné à remplacer Air Force One et à demeurer propriété personnelle du président lorsqu’il aura quitté le bureau Ovale. Le Qatar devient ainsi le seul État qui finance à la fois le Hamas et la famille Trump.

Réinsérer la puissance américaine

Si le milliardaire nationaliste avait placé sa tournée sous le sceau des bonnes affaires, celle-ci revêtait également – et peut-être surtout – une dimension politique. Il s’agissait d’une certaine façon de réinsérer la puissance américaine – suspectée, à raison, de s’aligner sur la stratégie de Benyamin Netanyahou – au cœur de la géopolitique du Proche et Moyen-Orient. L’Arabie saoudite, dont le rapprochement avec Pékin n’avait pas échappé à Washington, a ainsi retrouvé une centralité, tandis que l’administration Trump aurait remis une proposition d’accord à l’Iran sur son programme nucléaire, autre pierre d’achoppement régional.

La rencontre avec Ahmed Al Charaa, le nouvel homme fort de la Syrie, en présence de Mohammed ben Salmane et, en visio, de Recep Tayyip Erdogan, suite à la levée des sanctions américaines, a illustré également une volonté d’apaisement que Donald Trump a tenu à expliciter lors d’un discours. Le président américain a assuré que les États-Unis en avaient fini avec leur volonté de « nation building », une notion qui a conduit la superpuissance à s’impliquer dans des changements de régime. Sous les applaudissements de son audience saoudienne, il a également déclaré que l’Amérique ne « donnerait plus de leçons sur comment vous devez vivre ».

La « rupture » avec la doxa néo-conservatrice, jadis en vogue au sein du Parti républicain, est spectaculaire, mais elle n’est en grande partie que sémantique. Avec sa proposition de prendre le pouvoir à Gaza, le même Donald Trump a justement versé dans le « nation building » via un nettoyage ethnique assumé qu’il a, de fait, autorisé la coalition d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv à mener. Dans ce même discours, Donald Trump a invité les habitants de la région à tracer « leur propre destin à leur manière », un droit qu’il nie de fait aux Palestiniens. Si Benyamin Netanyahou ne figurait pas au programme de cette tournée, il y retrouve finalement son compte.

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L’offensive contrariée de Donald Trump

Malgré une guerre éclair politique et des dégâts considérables causés, le président nationaliste a rencontré plus d’opposition que prévue. Son bilan des 100 jours s’affiche en demi-teinte, à l’image de sondages en berne. (Article publié dans l’Humanité du 29 avril 2025.)

Donald Trump envisageant la politique comme une guerre permanente, il faut bien mobiliser un vocabulaire belliqueux pour jauger les cent premiers jours de son second mandat. Une offensive d’une envergure sans doute, en effet, inégalée dans l’histoire des États-Unis a été lancée dès son retour dans le bureau Ovale : autoritaire et ethniciste en Amérique même, nationaliste et unilatéraliste à l’extérieur.

Elle a été pensée, notamment dans le cadre du Projet 2025 de la fondation ultra-conservatrice Heritage, comme une opération militaire. La presse états-unienne a même tracé un parallèle avec la doctrine « Shock and Awe » (choc et stupeur), credo de l’armée états-unienne, qui vise à écraser l’adversaire sous une telle puissance de feu qu’il ne peut y riposter avant de céder au découragement.

Pour autant, malgré l’escadrille de décrets présidentiels lancée dès le 20 janvier, le bilan des cent jours, marqueur plus médiatique que réellement politique, s’affiche en demi-teinte. Si des percées ont été effectuées et des dégâts causés, il compte également des replis tactiques pas forcément attendus et des micro-défaites certainement peu envisagées. La ligne de front politico-idéologique a-t-elle avancé ? Incontestablement. Elle semble pourtant, en l’état, plus ou moins gelée et les « territoires » conquis sont moins importants que dans les rêves des républicains. Ces derniers ont dû faire face à une triple opposition dont ils n’envisageaient certainement pas la vigueur.

L’émergence de contre-pouvoirs

La première vient des institutions elles-mêmes, notamment de la justice. Nombre d’ordres exécutifs ont été retoqués dans des tribunaux, y compris par des juges nommés par des présidents républicains. Les stratèges trumpistes avaient sans doute anticipé ces blocages, pariant sur une résolution à l’échelon supérieur du système judiciaire, soit à la Cour suprême, à majorité conservatrice (six juges sur neuf, dont trois nommés par Donald Trump lui-même).

C’est de là qu’est venue une mauvaise nouvelle : elle ne se montre pas aussi docile que prévu. La plus haute instance judiciaire du pays s’est même réunie en pleine nuit le 19 avril afin de bloquer, par sept voix contre deux, l’expulsion de migrants vénézuéliens, au nom d’une loi de 1798 – Alien Enemies Act –, transformant les migrants en soldats d’une puissance étrangère et conférant à Donald Trump des pouvoirs spéciaux.

La seconde réside dans la « société civile ». Avec des millions de personnes défilant dans des milliers de villes, la grande journée de mobilisation du 5 avril a marqué le réveil de cette autre Amérique, plongée jusque-là dans un état de sidération. Le boycott de Tesla constitue un autre volet de cette résistance par le bas : les profits de la compagnie détenue par Elon Musk ont plongé de 71 % au premier trimestre. L’attitude de la direction de Harvard peut également être classée ici : malgré un climat de peur sur les campus, elle a refusé les diktats de l’administration Trump et lui intente même un procès. Enfin, les villes « sanctuaires », protectrices pour les migrants, tiennent bon malgré les chantages à la suppression de fonds fédéraux.

La troisième, enfin, renvoie à l’opposition politique institutionnelle. On l’attendait comme la plus ferme, elle s’est avérée dans les tout premiers temps comme la plus chancelante. Lors de réunions publiques, de nombreux députés démocrates se sont fait secouer par des électeurs leur reprochant leur manque de mordant face au nouveau pouvoir. Figure honnie parmi toutes : celle de Chuck Schumer, le chef des sénateurs démocrates qui a apporté sa voix à une loi républicaine de réduction des dépenses publiques afin de prévenir une fermeture des services de l’État (shutdown). Moribonde, la coalition démocrate a, sous la pression de sa base et avec Bernie Sanders et ses meetings pour « combattre l’oligarchie » comme aiguillon, retrouvé de l’énergie.

Les limites de la guerre commerciale de Donald Trump

L’action involontairement combinée de ces contre-pouvoirs empêche Donald Trump de déclarer la « mission accomplie » sur les grandes thématiques de sa campagne. Chasse aux migrants : le milliardaire nativiste avait promis « la plus grande opération d’expulsions de l’histoire du pays ». Au-delà de cas médiatisés – les gangs vénézuéliens et quelques étudiants pro-Palestiniens – les résultats se situent en deçà des annonces.

En février 2025, 11 000 migrants ont été expulsés du pays contre 12 000 en février 2024 sous l’administration Biden. « Les rues sont vides, les stades sont vides, les églises sont vides. Les migrants, qu’ils aient un statut légal ou non, préfèrent ne pas prendre de risque et restent chez eux », résume une pasteure d’une église du centre-ville de Denver. Le cas de Kilmar Abrego Garcia, déporté par erreur dans une prison au Salvador, cristallise le rejet de cette politique par une majorité d’Américains.

Guerre commerciale : c’est sans doute l’exemple le plus parfait des limites du projet trumpiste. Tout a commencé par un quasi-show en direct de la roseraie de la Maison-Blanche pour se poursuivre assez rapidement en chute spectaculaire des Bourses et notamment des bons du trésor américain (la dette publique, dont un quart est détenu par des pays étrangers). Et finalement un virage à 180 degrés, ramenant la guerre mondiale des « tarifs » à un duel avec Pékin qui ne semble pas en être affolé.

Dépeçage de l’État : Elon Musk, à la tête du Doge (département pour l’efficacité du gouvernement), a manié la tronçonneuse sans distinction. Il a découpé des budgets utiles et infligé des licenciements massifs. Il revendique, sans preuves, 160 milliards d’économies contre 1 000 milliards annoncés. De nombreuses décisions de justice l’ont obligé à mettre en pause une partie de ses projets. Personnage le plus haï d’Amérique, selon un récent sondage, le multimilliardaire va retourner plus vite que prévu à ses affaires qui profitent grandement… de subventions publiques.

Des visées impérialistes en matière de politique étrangère

Politique internationale : c’est sans doute le domaine dans lequel la présidence impériale, sans contrôle de la justice ou du Congrès, a provoqué le plus de dommages. Donald Trump a donné le feu vert à Benyamin Netanyahou pour finir de nettoyer ethniquement Gaza. Il est en passe d’accorder la victoire politique à Vladimir Poutine tout en extorquant centrale nucléaire et terres rares à l’Ukraine. Ses menaces tous azimuts – de retrait du continent européen ou d’annexions du Groenland, du Panama voire du Canada – ont accéléré une course inflationniste des budgets militaires.

Selon le récent sondage du New York Times, ces cent premiers jours sont jugés chaotiques (66 %), effrayants (59 %) plus qu’exaltants (42 %). « Les électeurs sont plus de deux fois plus nombreux à dire que ses politiques leur ont nui qu’ils ne le sont à dire que ses politiques les ont aidés. Il s’agit d’un revirement par rapport à l’automne dernier, lorsque de nombreux électeurs, toutes catégories démographiques confondues, estimaient que les politiques menées au cours de son premier mandat les avaient aidés », commente le quotidien new-yorkais.

Le dilemme des républicains pour les élections de mi-mandat

Donald Trump a signé son retour à la Maison-Blanche en profitant à la fois d’une volonté de changement et d’un vote sanction contre Kamala Harris, considérée comme dépositaire du bilan Biden. Il est désormais jugé à l’aune du changement qu’il apporte lui-même. « Nous sommes à une époque – je dirais que nous y sommes depuis 2016 – où il y a un désir de changement structurel, en particulier en ce qui concerne l’économie », rappelait David Sirota, ancien conseiller de Bernie Sanders, dans l’Humanité magazine (17 avril 2025).

La méthode Trump n’a fait que contenter une base Maga (Make America Great Again), puissante et cohérente mais minoritaire dans le pays. Les stratèges du GOP (Grand Old Party, surnom du parti républicain) commencent à avoir des suées à la perspective d’un Waterloo électoral lors des scrutins de mi-mandat, en novembre 2026. D’autant que l’extension, en partie réussie, du champ présidentiel a, lui aussi, ses limites.

Les républicains devront faire passer leur grande loi économique (baisse des impôts pour les plus riches, coupes dans les budgets sociaux) par le Congrès, exposant chacun des élus de droite à un vote public, obligeant ainsi les fantassins à se découvrir, nouvelle phase d’une guerre qui n’a pas encore proclamé son vainqueur.

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A Denver, une Amérique « sanctuaire » pour les migrants

Malgré la peur propagée par l’administration Trump et les raids de la police de l’immigration, la grande ville du Colorado reste fidèle à sa tradition d’accueil et de protection des nouveaux arrivants grâce à l’action d’églises, associations, avocats et élus locaux. (Article publié dans l’Humanité magazine du 17 avril 2025.)

Monica pose sa main sur l’épaule de Susie et la caresse, puis souffle. La main droite de Susie lâche le volant et tapote le genou de Monica. Susie reprend la conduite à deux mains. Monica se laisse aller sur le siège passager légèrement incliné puis tourne la tête vers la vitre à travers laquelle défilent les rues de Denver. Tout en silence. La solidarité par un geste. L’inquiétude par un soupir.

Jusqu’au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, Monica, migrante vénézuélienne, disposait d’un statut légal. Aujourd’hui, elle ne sait pas. Le programme, créé sous la présidence Biden, grâce auquel elle est entrée aux États-Unis il y a un peu plus d’un an, a été annulé par la nouvelle administration, mais elle dispose d’un permis de travail… qui pourrait être annulé en ce mois d’avril.

Susie, l’une des deux « sponsors » de Monica, vient de l’accompagner à une banque alimentaire dans le nord de la principale ville du Colorado. Dans le coffre du SUV, de quoi remplir le frigo pour le mois : pâtes, fruits, légumes, poulet et porc, sodas. Les deux femmes ne se sont pas vues depuis un mois. Via le téléphone de Susie et une application de traduction, elles profitent du trajet pour se donner des nouvelles.

Monica explique qu’elle a donné son téléphone à sa fille aînée. Il y a deux semaines, cette dernière s’est trompée de bus en rentrant de l’école. Sa mère l’a attendue pendant deux heures. Angoisse. Puis une voiture de police s’est arrêtée devant l’appartement. Angoisse absolue. L’adolescente en est sortie et a rejoint sa mère tandis que les deux policiers repartaient vers d’autres missions.

« Sanctuaires » pour les personnes migrantes

Condensé d’un paradoxe américain. Monica Navarro est une cible de la police fédérale de l’immigration, l’ICE, mais, à Denver, elle bénéficie de la protection de « bons samaritains » comme des autorités publiques. La plus grande ville du Colorado fait partie d’un réseau d’États et de dizaines de cités qui, depuis les années 1980, se sont déclaré « sanctuaires » pour les personnes migrantes. La municipalité les accueille, les prend en charge et interdit à la police, dont les forces se trouvent sous l’autorité du maire, de collaborer avec les forces fédérales de l’immigration.

Monica et sa famille n’ont pas choisi de venir s’installer à Denver. C’est le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, qui a choisi pour eux. Monica, son compagnon, Miker Silva, et leurs deux filles sont arrivés aux États-Unis par cet État ultraconservateur, principale porte d’entrée pour les migrants d’Amérique latine. Dans une opération politique au cynisme consommé, l’élu a organisé dès mai 2023 des convois vers des villes démocrates, avec pour sous-titre : « Vous êtes pour l’immigration, eh bien, prenez-les ».

La famille Navarro-Silva a donc débarqué un beau matin de janvier 2024 à Denver avec 10 dollars en poche. La municipalité les loge dans une chambre d’hôtel, le temps qu’ils trouvent un logement. Puis un boulot pour Miker. Puis un autre logement, à Aurora, ville voisine de Denver. Dans la petite résidence à la population mixte où elle occupe un appartement en rez-de-chaussée, la famille se sent bien. Et Monica a trouvé elle aussi un travail. Dans la même boulangerie industrielle que son mari, à quarante-cinq minutes de trajet du domicile. Elle fait le « quart » de nuit. Miker, celui de l’après-midi.

Avec une seule voiture en possession de la famille, Monica doit compter sur une collègue qui la récupère et la redépose au petit matin, juste avant que les deux filles, Shantal et Sheleska, ne se lèvent pour aller à l’école. Les salaires ne sont pas terribles, mais permettent au couple – désormais marié pour les besoins d’une demande d’asile – de faire plus ou moins bouillir la marmite.

Du rêve américain au cauchemar de l’arrestation

Dans son périple, la famille Navarro-Silva n’avance pas seule. Deux « anges gardiens », comme les appelle Monica, sont à leurs côtés : Susie et Jane, membres de l’Église presbytérienne de Montview Boulevard, dans le nord de Denver. Jane, retraitée après une double carrière dans le journalisme puis le paysagisme, fait partie depuis plusieurs années du comité sur l’immigration de la congrégation.

Elle a d’abord été sponsor de deux familles afghanes avant d’accompagner les Navarro-Silva. « Mon engagement est d’abord enraciné dans l’histoire de ma famille, explique la dynamique septuagénaire. Ma grand-mère, qui a été la personne la plus importante dans ma vie, est arrivée de Tchécoslovaquie à l’âge de 14 ans avec 5 dollars en poche. Il tient aussi à ma foi : même je ne suis pas une grande prosélyte, Jésus-Christ nous a dit d’aimer nos voisins sans exception. »

Depuis plusieurs semaines, la famille Navarro-Silva est passée de sa quête du rêve américain au cauchemar de l’arrestation et de la déportation« S’ils se font arrêter dans la rue, ils seront renvoyés. Rien dans les tribunaux ne les protégera », redoute Jan. Susie s’affiche moins pessimiste : « On ne sait pas en fait. On cherche des conseils juridiques. » Sur les porte-clés de la famille, un traceur indique leur position. « Si on vient les chercher, je saurai où ils sont », indique Jan, qui est également enregistrée auprès de l’école des filles pour pouvoir les récupérer en cas de scénario-catastrophe. « Surtout, insiste-t-elle, on leur a bien expliqué de ne pas ouvrir si la police de l’immigration frappait à leur porte. Il leur faut un mandat. »

L’épée de Damoclès a trois lettres gravées sur sa lame : ICE, pour Immigration and Customs Enforcement (police de l’immigration et des douanes). En anglais, l’acronyme signifie : « glace ». Depuis trois mois, elle agit en toute impunité, déporte en dehors de toute procédure légale des personnes en situation régulière aussi bien qu’irrégulière, arrête des militants pro-Palestiniens, multiplie les erreurs sans s’excuser et encore moins réparer. La Maison-Blanche a ainsi reconnu qu’un migrant au statut parfaitement légal avait été envoyé dans la pire prison salvadorienne, mais qu’elle ne pouvait rien faire qui puisse le faire revenir…

L’opération « Aurora »

Si aucun endroit du pays n’échappe à l’arbitraire de la chasse aux migrants, l’administration Trump a voulu faire de Denver un exemple. Tom Homan, le « tsar des frontières » comme l’appelle Trump, qui l’a chargé du contrôle de l’immigration, promet même la prison (comme s’il était habilité à prononcer une décision qui revient à la justice) au maire, Mike Johnston, s’il persistait à faire de Denver une ville sanctuaire. Convoqué par la majorité républicaine du Congrès, l’édile, un ancien proviseur de lycée, démocrate aux engagements assumés et au verbe tranchant, parlant par ailleurs couramment l’espagnol, avait tranquillement affirmé qu’il ne changerait pas de cap.

Dès le 5 février, le nouveau pouvoir lançait l’opération « Aurora », du nom de la ville de 400 000 habitants située aux portes de Denver. Aurora, où un habitant sur cinq est né à l’étranger (dont les Navarro-Silva), se voyait comme « l’Ellis Island des plaines », en référence à l’île de New York où ont débarqué des dizaines de millions de migrants européens entre 1880 et 1920. Elle se découvre, dans le discours de Donald Trump, travestie en ghetto sous la coupe du gang vénézuélien Tren de Aragua, désormais placé sur la liste des organisations terroristes. Pire : le symbole d’une « Amérique occupée » qu’il faut « libérer ». Au petit matin, c’est à une véritable opération militaire qu’assistent les habitants de plusieurs résidences, plus victimes des marchands de sommeil que des gangs, pour un bilan famélique : 40 arrestations dont une seule personne avec un casier judiciaire.

Mais le « gros coup », la police de l’immigration le réalise le 17 mars, en arrêtant Jeanette Vizguerra. Arrivée il y a trente ans de manière illégale du Mexique, mère de quatre enfants dont trois sont des citoyens américains, elle est une figure locale connue, militante des droits des migrants comme des droits sociaux, nommée en 2017 par le magazine « Time » une des personnes les plus influentes du pays. Ce jour-là, une équipe de l’ICE l’attend sur le parking de Target, un supermarché où elle travaille. « On a fini par vous avoir », raille l’un des agents. Jeanette ne s’était jamais cachée et accordait des entretiens aux médias du monde entier… Mike Johnston dénonce « une persécution dans le style poutinien des dissidents politiques ». Un juge a bloqué son expulsion, mais la militante est toujours enfermée dans un centre de rétention de l’ICE.

Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon

Mais un message d’intimidation a été envoyé. Dans une église du centre-ville qui s’occupe depuis les années 1960 des populations les plus pauvres, on a installé un mécanisme de fermeture à la porte d’entrée. « En prévision d’un raid de l’ICE », informe l’une des pasteurs. La directive fédérale interdisant à la police de l’immigration de cibler les églises, les écoles et les hôpitaux a été révoquée par Donald Trump. Anne Kleinkopf, coordonnatrice d’un réseau baptisé Interfaith Immigration Network, regroupant des dizaines de groupes et églises, chrétiens, juifs et bouddhistes, décrit une ambiance de « peur généralisée : dans les églises, dans les quartiers. Quasiment plus personne ne sort ». Certains, à l’instar de la famille Navarro-Silva, ne sont même plus certains de leur statut, qui était lié à des programmes spécifiques révoqués par Trump mais dont la révocation ne devrait pas être rétroactive. Théoriquement.

Tout est fait pour saper les fondements du mouvement « sanctuaire ». Exemple : dès fin janvier, l’association Rocky Mountain Immigrant Advocacy Network, un réseau d’avocats spécialisés dans l’immigration, s’est vu interdire l’entrée du gigantesque centre de détention d’Aurora, où plus d’un millier de migrants attendent leur comparution. La justice a restauré ce droit, mais c’est désormais au portefeuille que l’administration Trump veut frapper en sucrant le quart des subventions. Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon, les élus ne flanchent pas, les églises continuent d’accueillir, et les traceurs de la famille Navarro-Silva indiquent qu’ils sont toujours ensemble dans leur petit appartement d’Aurora.

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« Chez les démocrates, une situation inédite depuis les années 60 »

Ancien conseiller de Bernie Sanders, scénariste du film « Don’t look up » et fondateur du média d’investigation The Lever, David Sirota est une voix majeure de la gauche américaine. (Article publié dans l’Humanité magazine du 17 avril 2025.)

La série de meetings de Bernie Sanders pour « combattre l’oligarchie » rencontre un immense succès, comment l’expliquez-vous ?

Cela renvoie à deux éléments. Il y a d’abord beaucoup d’insatisfaction à l’égard du parti démocrate qui n’est pas perçu comme un véritable parti d’opposition. Ensuite, notre société est organisée autour de la célébrité, de la renommée, de la notoriété. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez disposent de cet atout. Ils essaient donc, à juste titre, de l’utiliser pour galvaniser une véritable opposition à Trump et aux républicains. Ce ne sont pas seulement les partisans des campagnes présidentielles de Bernie Sanders qui s’y retrouvent. Il s’agit d’une coalition idéologique plus large.

« Combattre l’oligarchie », le mot d’ordre de la tournée de Bernie Sanders, ce serait également combattre l’establishment démocrate ?

Non. Je m’explique. Nous vivons un moment où, pour la première fois depuis très longtemps, les sondages nous disent que la base électorale du Parti démocrate est profondément mécontente de la direction du parti. Nous devons comprendre à quel point cette situation est unique, du moins au cours des cinquante dernières années. Il faut remonter aux années 1960, au mouvement pour les droits civiques puis aux mobilisations contre la guerre du Vietnam pour retrouver un tel état de fait. La base du parti a toujours fait preuve d’une grande déférence à l’égard de la direction. Obama disposait d’un « mandat » puissant de l’électorat et on pouvait espérer que la dynamique se poursuive lors de sa prise de pouvoir.

Cela ne s’est pas produit mais le parti s’est malgré tout rangé derrière lui. Ce fait a créé, à mon sens, les conditions d’une réaction brutale, d’une déception qui a alimenté l’ascension de Donald Trump. Ce que nous voyons aujourd’hui est différent, et je pense que c’est une énorme opportunité de faire évoluer ce parti vers une position beaucoup plus consistante…

Pour revenir à votre question : l’oligarchie dispose certes de beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate mais les deux ne sont pas synonymes pour autant. Je ne pense pas que l’ensemble du Parti démocrate ou de la direction démocrate soit une entreprise purement oligarchique. En revanche, les multinationales et les grands donateurs ont beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate. Et c’est à cette influence qu’il faut mettre fin.

Comment définiriez-vous le trumpisme ?

La coalition républicaine était autrefois composée de milliardaires très puissants, d’une partie de la classe aisée et d’une partie de la classe ouvrière culturellement conservatrice. Ce qui a changé, c’est que la classe aisée – la classe moyenne supérieure, disons – se trouve désormais dans la coalition démocrate tandis que les républicains essaient encore plus d’intégrer les milieux populaires, y compris multiraciaux, puisque les résultats des dernières élections montrent qu’ils ont augmenté leur score parmi les personnes de couleur.

Le trumpisme représente une tentative d’amalgamer une rhétorique « America first » (l’Amérique d’abord) et une absence de croyance dans les normes démocratiques au corpus idéologique républicain. Ma description de base du trumpisme serait celle-ci : nationaliste, autoritaire, replié sur lui-même, conservateur sur le plan culturel, qui tente de fusionner des thèmes racistes et xénophobes au sein de la coalition républicaine.

Le Parti républicain détient la présidence et le Congrès, et d’une certaine manière la Cour suprême, mais Trump utilise des ordres exécutifs et des décrets. Pourquoi ?

Il y a deux raisons à cela. La première est pratique : ils auraient du mal à faire voter certaines politiques même par un Congrès républicain. Le Congrès est l’institution la plus démocratique du pays avec des députés élus tous les deux ans. Trump a compris que les élus doivent retourner dans leur circonscription et affronter l’impopularité des mesures. Ensuite, il y a une tentative pour créer de nouvelles normes et un nouveau paradigme où le président et le pouvoir exécutif n’ont pas besoin d’obtenir l’aval du Congrès.

C’est l’idée du roi-élu qui peut gouverner par décrets, ignorer les décisions de justice, se débarrasser d’agences indépendantes. Ce qui est différent de la définition que nous avons donnée historiquement du gouvernement, avec l’exécutif censé être une branche du gouvernement mais égale avec les deux autres (législatif et judiciaire, NDLR). Il s’agit d’une tendance qui va bien au-delà de Trump. La théorie de l’exécutif unitaire s’est développée depuis le début des années 1980. Il y a des idéologues au sein de l’administration Trump qui ont un plan délibéré.

Un article récent du politologue Alan Abramowitz défend l’idée que ce sont les questions raciales et culturelles et non économiques qui expliquent la domination du Parti républicain parmi la classe ouvrière blanche. Qu’en pensez-vous ?

Le Parti républicain a réalisé un travail efficace pour dépeindre le Parti démocrate comme se souciant uniquement des Américains non-blancs, ce qui n’est pas une description juste. Et les démocrates n’ont clairement pas fait un travail efficace pour échapper à cette caractérisation. Cela a attiré une partie de la classe ouvrière blanche dans le camp républicain, même si de nombreuses politiques économiques républicaines sont mauvaises pour la classe ouvrière.

Cette dynamique n’explique pas pour autant pourquoi le Parti républicain gagne de plus en plus d’électeurs de couleur, même si les démocrates restent majoritaires parmi eux. La dénonciation du racisme des républicains n’a pas vraiment permis aux démocrates de préserver leur ancienne coalition. Et cela s’explique en partie par le fait que le message économique des démocrates a été assez faible. Les personnes de couleur votent sur la base de nombreuses questions et pas seulement raciales ou ethniques. Ils votent sur le besoin de justice économique, par exemple.

Que pensez-vous de l’idée que l’Amérique vivrait un immense paradoxe avec une vie politique qui vire à droite et une société qui évolue vers plus d’ouverture culturelle et de progressisme ?

Qu’il s’agisse de questions sociétales, comme le droit à l’avortement, ou économiques, comme la méfiance à l’égard du pouvoir des grands groupes ou le mécontentement à l’égard d’un système de santé géré par des entreprises privées, je ne dirais pas forcément que ce sont des valeurs de gauche qui l’emportent mais ce ne sont certainement pas des valeurs de droite. Quant à la vie politique qui virerait à droite, je ne le formulerais pas ainsi.

Nous sommes à une époque – je dirais que nous y sommes depuis 2016 – où il y a un désir de changement structurel, en particulier en ce qui concerne l’économie. Il y a eu un mandat de Trump, puis un mandat de Biden, puis un nouveau mandat de Trump. La majorité au Congrès a changé à plusieurs reprises. Les deux partis promettent d’amener ce changement. Mais, désormais, les gens sont à bout de patience. Ce désir de changement s’exprime parfois de manière chaotique mais il est la constante de la vie politique du pays depuis plusieurs années.

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A Boulder, une Amérique vent debout contre Trump

Dans cette ville libérale du Colorado, la colère face à l’offensive de Donald Trump mais également un Parti démocrate parfois jugé trop peu combatif, s’exprime depuis plusieurs semaines. (Article publié dans l’Humanité du 4 avril 2025).

Boulder, Colorado (États-Unis), envoyé spécial.

Un décor de carte postale avec, en toile de fond, les montagnes Rocheuses coiffées de leur neige éternelle. Une météo de saison : frais mais ensoleillé. Mais l’heure n’est pas à une petite randonnée sur les contreforts, à une journée de ski à Vail ou à du lèche-vitrines dans le coquet centre-ville de Boulder.

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, en janvier, l’atmosphère est chargée de colère, voire de rage, dans le comté qui a voté pour Kamala Harris à 76,5 %, record absolu dans l’État du Colorado solidement démocrate depuis 2008. Les manifestations et rassemblements se bousculent sur l’agenda du comté en ce premier samedi de printemps.

Cela commence en fin de matinée à un carrefour apparemment lambda, dans la ville de Superior, voisine de Boulder. Un concert discontinu de Klaxon sature l’environnement. Il encourage la centaine de manifestants qui occupent les quatre angles de l’intersection. Tous les participants sont des Blancs d’âge mûr, portant des doudounes et bonnets ou casquettes pour affronter le vent qui pince, encore plus à cette altitude (1 600 mètres), un « public » peu habitué à ce genre de happening.

Une pancarte résume : « Ne nourrissez pas un fasciste ». Derrière la femme qui l’agite, on devine le symbole honni : celui de Tesla. À l’intérieur de la concession de la firme détenue par Elon Musk, on fait grise mine. Les clients sont rares. « Ça va passer, veut croire un vendeur. Ça ne change pas le fait que la Tesla est le meilleur véhicule électrique sur le marché. » À distance, Jim, un manifestant particulièrement remonté, lui rétorque : « Tu parles que ça va passer. On ne va pas se laisser intimider par un fasciste. »

Cela se poursuit en début d’après-midi dans l’église du Bon-Berger, à Northglenn. Aucune messe n’est prévue, mais le lieu de culte presbytérien est bondé comme jamais. Un comité de citoyens organise une réunion publique en lieu et place du député républicain de la 8e circonscription, qui englobe une partie du comté de Boulder, dont l’une des permanences se situe à quelques mètres.

Élu de justesse (49 % contre 48,2 %) en novembre 2024 face à la députée sortante démocrate, Gabe Evans joue les Belphégor et refuse de se livrer à l’exercice, commun aux États-Unis, du « town hall meeting », cette rencontre ouverte à tous les électeurs. D’où le nom de l’initiative : « Où est passé Gabe ? » Téléphone en haut-parleur, Jennifer, une élue locale, appelle le député sur son portable, et laisse ce message : « On voulait savoir quand vous alliez tenir la prochaine réunion publique. Car, ici, on a une idée. » « MAINTENANT ! » hurle la foule. « Vous devez affronter les gens que vous représentez », conclut l’élue.

« Quel est notre message ? »

Les résidents défilent au micro et expriment leurs doléances, comme si leur représentant était là pour les écouter. L’immense majorité d’entre elles portent sur la santé, alors que la majorité républicaine au Congrès envisage de procéder à des coupes dans les programmes publics qui concernent les plus de 65 ans (Medicare) et les enfants pauvres (Medicaid). Les larmes le disputent parfois aux noms d’oiseaux lancés au député absent…

Cela se ponctue au lycée Monarch, à Louisville. Joe Neguse y organise sa deuxième réunion publique du jour. A priori, il n’a aucune crainte à avoir : il est démocrate, affiche des positions politiques assez claires et progressistes, ainsi qu’une opposition virulente à Donald Trump. Il ne s’attendait tout de même pas à une telle affluence.

Un millier de personnes. Un samedi après-midi. Dans le gymnase d’un lycée. On a dû également ouvrir l’auditorium. Et pour autant, des résidents n’ont pas pu rentrer. Le député de 40 ans, fils d’immigrants érythréens que la presse locale promet à un bel avenir politique (gouverneur ou sénateur) n’est pas venu seul : il est accompagné par Michael Bennet, l’un des deux sénateurs démocrates de l’État, considéré comme un « modéré ».

Les questions fusent. « Quel est notre message ? » « Quelle est l’équipe qui va le porter ? » « Qu’ont fait les directions des deux groupes et du parti entre le 6 novembre et le 20 janvier pour préparer l’arrivée de Trump ? » « Comment allez-vous engager le parti dans une nouvelle direction ? » Une injonction, également : « Débarrassez-vous de Schumer ! » Le leader des sénateurs démocrates est l’objet de toutes les critiques depuis qu’il a décidé de joindre sa voix à celles des républicains, permettant l’adoption d’une loi de réductions budgétaires qui a permis d’éviter un « shutdown » du gouvernement, ce qui aurait été pire, a-t-il tenté de faire valoir.

À une colère d’un nouveau type (celle de la base face à un assaut d’un genre inédit (Trump II), les deux élus patinent. Joe Neguse se perd dans les dédales juridiques tandis que Michael Bennet fait un cours d’histoire : « Ce que je peux vous dire, c’est que, dans l’histoire de ce pays, à chaque période réactionnaire a succédé une période progressiste. » Cette loi d’airain semble tenir lieu de stratégie pour le démocrate : le meilleur viendra après le pire, presque mécaniquement. Pourquoi y aurait-il, dès lors, besoin d’organiser quoi que ce soit ? La veille, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont réuni plus de 30 000 personnes à Denver, dans le cadre de leur tournée pour « combattre l’oligarchie ». Aucun des deux élus n’en fait mention.La tournure de la réunion a « énervé » Colton Janjak Plahn, pourtant démocrate ; et même un des responsables de la section de Boulder. C’est tout frais : arrivé dans l’organisation après la victoire de Trump en novembre dernier et élu en février, vice-responsable de la communication externe. « Je pensais que je pouvais avoir un impact », explique-t-il, attablé en terrasse d’un coffee shop du quartier universitaire.

Le jeune homme métis (amérindien et africain-américain) de 23 ans ne passe pas inaperçu dans ce parti composé majoritairement de Blancs de plus de 50 ans, très remontés contre Trump, mais plus frileux lorsqu’il s’agit de la proposition démocrate. « Résister est une part de ce que nous devons faire, mais une part seulement. L’antitrumpisme ne suffit pas. Il faut aussi présenter une politique alternative », revendique-t-il, sans cacher qu’il est « difficile de parler de cela dans le parti ».

Tout comme il est compliqué d’évoquer ce qu’est devenu Boulder : une ville démocrate certes, mais hors de prix. Le coût du logement notamment est devenu quasiment prohibitif, fruit d’une politique urbanistique restrictive au nom du maintien de la qualité environnementale. Les « boomers » arrivés dans les années 1970 veulent désormais geler les choses, empêchent toute construction de logements collectifs qui pourrait faire baisser le prix de l’immobilier mais également la valeur de leurs biens… Même les jeunes profs qui arrivent à l’université préfèrent se loger en dehors de la ville.

« On ne peut pas rester à ne rien faire »


« Boulder dit quelque chose de l’évolution de la base démocrate, avec une forme d’aveuglement sur les questions de classe », souligne Mathieu Desan, professeur de sociologie à l’université du Colorado et résident de la ville depuis près de dix ans. D’âge moyen et de diplômes et revenus élevés, le socle des plus mobilisés apparaît ainsi à la fois férocement opposé à Trump et mièvre dans sa réponse alternative, car enfermé dans son aisance sociale. L’atonie des campus – à commencer par celui de Boulder – ajoute à ce « grisonnement » de la « résistance ». « Côté étudiants, la répression des manifestations sur Gaza a clairement joué sur le manque de réponses collectives », insiste l’universitaire.

Pourtant, les jeunes étaient légion lors du meeting record de « Bernie » et AOC. Mais, à l’instar de Steve, un ingénieur trentenaire, nombre d’entre eux ne font « absolument pas confiance au Parti démocrate ». Un peu comme Autumn et Kai, venues assister un dimanche après-midi à un atelier de formation de DSA (Democratic Socialists of America), qui a connu son pic d’adhérents, avant le Covid, en 2020, avec 90 000 membres. « La pandémie a stoppé la progression mais on a réussi à maintenir le niveau d’adhérents malgré tout, explique Tom, le formateur venu du Wisconsin. Il y a clairement un rebond d’adhésions depuis le retour de Trump. L’état d’esprit est qu’il faut s’organiser. »Autumn, la vingtaine, en recherche d’emploi, a assisté à une première réunion en février, puis a décidé de se jeter dans le grand bain. « J’étais engagée politiquement mais superficiellement, disons. Là, j’ai l’intention de m’investir beaucoup plus. On ne peut pas rester à ne rien faire avec ce qui se passe. »

Elle a emmené son amie Kai qui, elle, a toujours entretenu une distance avec l’engagement politique, même si elle refuse de se définir comme « apolitique » ou « dépolitisée ». Son évolution s’est jouée à la fois dans le climat politique national et sur son lieu de travail. La jeune femme est barista dans un Starbucks qui ne dispose pas encore d’une section syndicale« On est en train de réfléchir à comment s’y prendre pour en créer une, justement. » En attendant, ce samedi 5 avril, elles participeront toutes deux à l’une des centaines de manifestations organisées dans tout le pays, premier effort conjoint pour juguler les politiques trumpistes.

ENCADRE

Une ville pionnière « où il fait bon vivre »

Les conservateurs disent de Boulder qu’il s’agit de « 25 miles carrés entourés par la réalité ». Certains l’appellent aussi la « République populaire de Boulder ». En tout état de cause, la cité située au pied des Rocheuses, à 45 minutes au nord-ouest de Denver, a été pionnière : en 1974, le conseil municipal vote une ordonnance interdisant les discriminations basées sur le genre ; un an plus tard, le comté délivre les premiers contrats de mariage gay ; en 2006, elle est la première à instituer une taxe carbone avant de décréter, en 2019, « l’urgence climatique » avec des politiques publiques ambitieuses ; enfin, en 2020, 78 % des habitants établissent par référendum le « vote préférentiel », testé pour la première fois lors de l’élection du maire en 2023. Siège de l’université du Colorado (38 000 étudiants, 10 000 profs et salariés), deuxième pôle de laboratoires scientifiques après Washington D.C., ville la plus diplômée de l’État, Boulder ne quitte jamais le peloton de tête des villes « où il fait bon vivre ».

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Kim Cordova, première gréviste de l’ère Trump

La présidente du syndicat UFCW dans le Colorado a engagé un bras de fer avec Kroger, la plus grande chaîne de magasins des États-Unis. Une bataille pour de meilleures conditions de travail qu’elle envisage comme un épisode du combat contre l’oligarchie. (Article publié dans l’Humanité du 4 avril 2025.)

Denver, Colorado (États-Unis), envoyé spécial.

Vingt-trois mille « pionniers » et elle à leur tête. Trump II en était à ses premiers jours, dans une ambiance de sidération, et de « résistance » portée disparue. Les radars médiatiques manquaient les 77 petits clignotants sur la carte du Colorado, comme le nombre de supermarchés King Soopers entrés en débrayage début février. « Je pense que l’on peut dire que nous avons déclenché la première grève de l’administration Trump », assume Kim Cordova, la « meneuse », présidente du local 7, c’est-à-dire une section, du syndicat UFCW (commerce et alimentation).

Pour l’instant, Kroger, la plus grande chaîne de magasins du pays et propriétaire de King Soopers, demeure inflexible. « Ils profitent clairement du retour de Trump », souligne la syndicaliste. Le premier coup de semonce a pourtant été massif : 96 % des 23 000 membres du local 7 ont voté, dès l’expiration fin janvier du « contrat » – l’équivalent d’une convention collective –, le principe d’une grève.

La force d’un « syndicat de syndiqués »

Dans les couloirs et les salles de réunion du siège, les photos des adhérents symbolisent cet aspect auquel la présidente tient tant. « Vous ne verrez que cela ici, car c’est ainsi que fonctionne notre syndicat », explique Kim Cordova, en rechaussant ses lunettes pour fixer un de ces clichés. En 2009, elle est devenue présidente, à la tête d’une liste de « réforme » face à la direction sortante jugée trop bureaucratique.

Elle n’était jusque-là qu’une adhérente parmi les autres, entrée en syndicalisme par une sorte de concours de circonstances. En 1985, encore lycéenne, elle effectuait un job d’été dans un magasin. « La direction m’a retiré du planning, alors que j’étais la victime », se remémore-t-elle. Ni une ni deux, elle contacte le syndicat, dont elle deviendra trente-quatre ans plus tard la première femme élue à la présidence.

« On se bat contre l’avidité et l’oligarchie », relance la responsable syndicale. Lors du meeting de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez organisé à Denver le 21 mars, elle est venue porter ce message à la tribune. Avec une phrase qui a cinglé : « Vous imaginez : vous travaillez dans une épicerie et vous ne mangez pas à votre faim. » Dans une salle de réunion du siège de la section, à Wheat Ridge, près de Denver, elle détaille, avec un débit calme mais tranchant : « 70 % des salariés vivent dans l’insécurité alimentaire. Vous vous rendez compte ? 14 % des salariés sont également mal logés. »

Le syndicat revendique une augmentation de 4,5 dollars de l’heure sur une durée de quatre années, ce qui n’a rien de démentiel au regard du niveau de l’inflation. Kroger est d’accord mais seulement pour les postes d’encadrement. Pour les salariés, ce sera 50 cents. « Et pourtant, ils nous disent : « On a plus d’argent que Dieu » », souffle Kim Cordova. Kroger a récemment versé 7,5 milliards de dollars de dividendes à ses actionnaires.

Poussant le cynisme jusqu’au bout, la compagnie, qui pèse 150 milliards de dollars de chiffre d’affaires, propose de financer ces hausses de salaire en puisant dans les fonds de prestations de santé des retraités. Et grignote chaque dollar où elle le peut, n’accordant jamais plus que le salaire minimum, qui varie d’une ville du Colorado à l’autre.

Les négociations au point mort

« Dans deux magasins à deux rues d’écart mais situées dans deux villes différentes, il peut y avoir jusqu’à 4 dollars de l’heure de différence, relève Kim Cordova. D’où notre revendication de salaire égal dans tout l’État. » Tous les syndiqués sont en revanche égaux devant le mécontentement des consommateurs. « On est en sous-emploi permanent, dénonce-t-elle. Il n’y a même pas assez de personnel pour changer les prix en rayons. Lorsqu’ils s’affichent à un niveau différent en caisse, qui prend la colère du consommateur ? Les salariés, qui sont régulièrement insultés voire agressés. »

Les négociations demeurent au point mort. Kroger se montre d’autant plus sûr de son fait que le pouvoir fédéral n’exercera aucune pression sur le mastodonte du secteur, Donald Trump s’étant chargé de virer les membres progressistes de l’agence chargée de gérer les relations sociales (le NLRB).

Le syndicat envisage donc un nouveau débrayage, mais pas avant Memorial Day, fin mai : la législation impose en effet un délai de cent jours entre deux mouvements de grève. Kim Cordova demeure optimiste, convoquant la « mémoire » de la grève de 2022 : « La convention collective que nous avions obtenue était bonne, mais l’inflation nous a malheureusement rattrapés. » Les 23 000 « pionniers » et elle à leur tête espèrent rattraper une deuxième fois le géant Kroger.

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« Combattre l’oligarchie » : quand Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez organisent la résistance à Trump

Devant l’apathie du Parti démocrate face à la seconde présidence Trump, Bernie Sanders a lancé une série de meetings à travers tout le pays. Le mot d’ordre : « Combattre l’oligarchie ». La tournée se poursuit avec en point d’orgue un meeting à Denver, Colorado, qui a attiré une affluence record : 34 000 personnes. (Article publié dans l’Humanité du 24 mars 2025.)

Denver (Colorado, États-Unis), envoyé spécial.

En l’espace d’un après-midi, Dan a rajeuni de dix ans. Le 20 juin 2015, ce consultant dans le domaine de l’environnement avait participé, avec 10 000 autres personnes, au meeting de Bernie Sanders à Denver, considéré comme charnière dans la campagne du sénateur du Vermont. Il en avait d’ailleurs gardé une pancarte avec l’un des slogans de l’époque, « Feel the Bern », qu’il a ressortie d’un placard pour se rendre, vendredi 21 mars 2025, à un nouveau rassemblement organisé par « Bernie ».

Dan n’avait pas lu les consignes en bas de l’invitation : pas de sacs, pas de pancartes, pas d’arme à feu. Il a donc troqué sa pancarte presque vintage pour un pin’s autorisé, lui, et au mot d’ordre un peu plus actualisé en forme de détournement du slogan trumpiste : « Make America Bern Again ». Cette fois-ci, dans le Civic Center Park, en plein centre de Denver, face au Capitole du Colorado, il se trouvait au milieu de… 34 000 personnes.

 C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté »

L’affluence a tellement surpris Steve, venu seul, qu’il a renoncé à s’engager dans la très longue file d’attente. « C’est juste que je ne suis pas habitué ou c’est vraiment énorme ? » demande-t-il, incrédule. C’était jour de premier meeting pour cet ingénieur trentenaire. Sur les listes électorales, il est enregistré comme « indépendant », comme Bernie Sanders.

Il affiche d’ailleurs une fidélité à toute épreuve pour le sénateur octogénaire : « J’ai voté pour lui lors des deux primaires (2016 et 2020 – NDLR). C’est le seul pour qui j’ai voté. Je ne vote pas pour les démocrates, je ne les aime pas. Ils sont responsables de là où nous en sommes. Et maintenant il faut encore compter sur Bernie pour s’en sortir. Le moment est tellement grave que je me suis dit qu’il fallait peut-être que je me bouge. »

Avec des centaines d’autres personnes, Steve a pris place sur les marches du palais de justice qui borne la partie ouest du parc. Une heure après son installation, il a entendu Bernie Sanders dire : « C’est le plus important rassemblement auquel j’ai jamais assisté. » Steve a eu sa confirmation : « Donc, c’est énorme. »

Le même constat s’est rapidement imposé à Liz et John, professeurs syndiqués et retraités, habitués de longue date de ce type d’événement. Ils sont restés, à l’instar de milliers de participants, derrière les grillages placés en lisière du parc. Deux volontaires leur ont fait passer des chaises afin de soulager leurs jambes de septuagénaires.

La vue étant dégagée et le son portant loin, ils étaient comme aux premières loges et auraient pu ne pas y être. « On a vraiment envisagé de quitter ce pays, explique Liz. L’idée de croiser tous les jours des gens qui avaient voté pour ce type (Trump) était insupportable. » « Et puis, la force des choses nous a maintenus ici, poursuit John : la famille, le fait de devoir s’habituer à un autre pays, peut-être aussi le sentiment de déserter. »« Finalement, on se dit qu’on a bien fait de rester », reprend Liz en embrassant d’un regard panoramique la foule qui a inondé le parc. A-t-elle remarqué ce groupe placé juste dans son axe de vue particulièrement enjoué et démonstratif ? Ce sont les jeunes militants de Climatique, la section de Sunrise, la grande organisation qui prône la révolution climatique via un New Deal vert, sur le campus de la très réputée université de Boulder.

« Nous n’allons pas simplement voir Bernie comme un sauveur ; nous allons analyser comment les responsables politiques peuvent être utilisés comme un outil pour créer le changement que nous voulons voir, et discuter de l’importance d’organiser la mobilisation à la base, en dehors et à côté de l’organisation politique », indique la jeune femme qui semble être l’une des responsables, mais qui décline l’invitation à se présenter, la défiance des médias devenant commune parmi la nouvelle génération de militants.

Bernie et AOC, un tandem complémentaire

À l’image de la diversité et de la densité de la foule de Denver, la tournée entamée par Bernie Sanders il y a quelques semaines a pris vendredi une tout autre dimension. L’idée de départ n’était pas de créer un mouvement mais de remplir le vide créé par l’apathie de la direction du Parti démocrate face à l’assaut généralisé de l’administration Trump, qui reprend la stratégie militaire du « choc et de l’effroi » et plonge une partie de la population dans la sidération.

La « résistance » qui avait marqué le début du premier mandat du milliardaire est aux abonnés absents depuis le 20 janvier. Élu sénateur pour la quatrième (et a priori dernière) fois, Bernie Sanders lançait, début mars, une série de réunions publiques dans quelques circonscriptions du Midwest choisies avec précision : elles avaient élu d’extrême justesse un républicain. Objectif : faire pression sur ces élus conservateurs afin qu’ils refusent de voter les lois antisociales à venir. Nom de code : « Combattre l’oligarchie ».

Résultat : au-delà des espérances de l’équipe Sanders. 4 000 personnes à Kenosha, 2 600 à Altoona, ville de 10 000 habitants, puis 9 000 dans une banlieue de Detroit. Devant ces premiers succès, décision est prise de poursuivre, direction l’ouest du pays : Nevada, Arizona et Colorado. Cette fois-ci, « Bernie » n’est pas seul. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) le rejoint.Les deux figures majeures de la gauche américaine constituent un tandem complémentaire. Lui, à 83 ans, formé politiquement dans les années 1960, structure ses discours à la façon d’un cours pédagogique et tient férocement à son statut d’indépendant qui n’a jamais été membre du Parti démocrate.

Elle, née en 1989, instille toujours du personnel, si ce n’est de l’intime, dans son propos politique, et a fait le choix de changer la coalition démocrate de l’intérieur. Au New York Times qui lui demandait cette semaine si cela constituait un passage de relais, Bernie Sanders, fidèle à lui-même, a rétorqué : « C’est typiquement une question du microcosme. Vous n’avez pas de meilleures questions ? »

Le but, rappelle le sénateur socialiste, est contenu dans le titre : « Combattre l’oligarchie ». Arrivé sur scène, à la nuit presque tombante, vendredi à Denver, Bernie Sanders s’en amusait presque : « Il y a dix ans quand j’utilisais le mot ”oligarchie”, personne ne savait vraiment de quoi je parlais. Maintenant, ils savent. » Et de rappeler la présence lors de l’investiture de Trump « des trois personnes les plus riches du pays (Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg – NDLR) » et « un nombre record de millionnaires dans l’administration Trump ».

« Vous envoyez un message au monde entier qui voulait savoir si le peuple d’Amérique allait se lever contre l’oligarchie de Trump, a-t-il poursuivi. Le message est que des millions d’Américains se sont battus et sont morts pour bâtir cette société démocratique et que nous n’allons pas laisser l’Amérique devenir une oligarchie. »Au fil de la montée en puissance de cette tournée de meetings, un autre message apparaît. Celui-ci est destiné à l’establishment et aux élus démocrates, dont l’attitude attentiste exaspère la base électorale. Dans des réunions publiques organisées par des députés du parti de l’âne, la colère s’exprime ouvertement tandis qu’un sondage indique que moins de la moitié des électeurs démocrates sont satisfaits de l’attitude des groupes au Congrès.

Un thème qu’a abordé AOC vendredi à Denver : « On a besoin que le Parti démocrate se batte plus durement et nous avons donc besoin d’élus qui se battent. » Une allusion à peine voilée aux prochaines élections de mi-mandat, en novembre 2026, et aux primaires internes que devront affronter nombre de démocrates centristes. La presse mainstream voit les ferments de l’équivalent à gauche du Tea Party, cette vague qui, en 2010, après l’élection de Barack Obama, avait submergé l’establishment « modéré » du Parti républicain.

Sans assumer cette rébellion interne, la députée de New York fixe un cap qui nécessite une forme de pouvoir : « Notre but n’est pas de nous retrouver pour se dire de belles choses mais de prendre l’engagement de bâtir le pays que nous méritons tous. » Alors qu’elle prenait avec Bernie Sanders la direction de l’Arizona, dernière étape du « tour », les jeunes militants de Climatique se rendaient, eux, en covoiturage, dans un restaurant indien, à mi-chemin entre Denver et Boulder, afin de débriefer ce meeting et d’envisager la suite. Eux en sont convaincus : « Un mouvement est en train de naître. »

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J.D. Vance, le trumpisme après Trump

A 40 ans, le vice-président incarne une nouvelle génération de républicains clairement orientés à l’extrême-droite. (Article publié dans l’Humanité magazine du 20 mars 2025.)

Le monde entier connaissait le numéro un. Pas encore le numéro deux. Il n’a fallu que quelques minutes à J. D. Vance pour rattraper en partie ce retard de popularité. Quelques minutes désormais gravées dans les archives et qui seront sans doute enseignées dans les livres d’histoire sous le nom de « L’humiliation de Volodymyr Zelensky dans le bureau Ovale ». « Le style, c’est l’homme », disait Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788). Celui de J. D. Vance est moins verbal que physique, brutal, presque animal. Le regard bleu glacial, semblant toujours ourlé d’un trait de mascara, le « langage du corps » suintant le mépris pour l’invité du jour.

Quand Kamala Harris avait mis quatre ans à ne finalement jamais trouver sa place auprès de Joe Biden, James David Vance a tout de suite cerné son rôle : « Un chien d’attaque et un défenseur féroce du président américain », selon le « Wall Street Journal ». « Il est quasiment plus trumpiste que Trump », abonde Sébastien Roux, sociologue, directeur de recherche au CNRS. Dans un espace plus feutré, celui de la conférence de Munich sur la sécurité, il avait déjà marqué son territoire idéologique, en délivrant un réquisitoire aussi violent qu’inattendu, accusant pêle-mêle les dirigeants européens de fouler aux pieds la « liberté d’expression » en censurant des propos haineux, d’avoir favorisé « les migrations de masse » et de maintenir un « cordon sanitaire » autour de l’extrême droite.

« Le style, c’est l’homme. » Et celui de ce jeune « VP » (« Vice President ») de 40 ans, « c’est celui du converti zélé », rappelle Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques). Un double converti, même. L’ancien protestant évangélique, après un passage furtif par l’athéisme, est devenu un catholique « intégral ». Surtout, l’antitrumpiste des premières heures s’est mué en fervente « première gâchette » de ce même trumpisme.

Sous le patronage de Peter Thiel

Les deux transformations se produisent presque simultanément, entre 2019 et 2021. Si la première conversion s’est effectuée sous le patronage lointain de saint Augustin et de sa « Cité de Dieu », l’épiphanie politique se produit par la grâce de Peter Thiel, que J. D. Vance entend pour la première fois en 2011 alors qu’il est étudiant à Yale. Fondateur de PayPal, puis de Palantir, société spécialisée dans les big data, il a misé sur Donald Trump dès 2016.

Au sein de la Silicon Valley, il est alors encore ultra-minoritaire, mais il constitue, comme le note la revue « Grand Continent », un pilier important de l’effort de radicalisation du Parti républicain – que l’on qualifie parfois de « nouvelle droite » – vers des positions toujours plus conservatrices. « Peter Thiel est l’un des premiers de la big tech à avoir eu un agenda politique ultra-conservateur à tendance libertarienne », rappelle Sébastien Roux. Le parrain de la « PayPal mafia » mise d’abord professionnellement sur Vance, à qui il confie la direction (2016-2017) de l’une de ses sociétés, Mithril Capital, avant de participer au financement de la société Narya Capital, que Vance fonde en 2019.J. D. Vance fait alors partie de cette frange de conservateurs rétive à la personnalité comme à la rhétorique de Donald Trump. En 2016, alors que le magnat de l’immobilier est en train de réussir son OPA sur le Parti républicain, il écrit à l’un de ses associés dans un post Facebook : « Je n’arrête pas de me demander si Trump est un trou du cul cynique comme Nixon qui ne serait pas si mauvais (et pourrait même s’avérer utile) ou s’il est le Hitler de l’Amérique. »

C’est également le souvenir d’un conservateur bon teint mais sans excès que garde un de ses collègues de promo à Yale, aujourd’hui avocat sur la côte Est, qui a accepté de témoigner pour « l’Humanité magazine » sous couvert d’anonymat :
« D’un point de vue idéologique, il est aujourd’hui une personne complètement différente. Nous étions ensemble à la faculté de droit pendant les élections de 2012 (seconde victoire de Barack Obama – NDLR), et il n’avait aucune tolérance pour les personnes d’extrême droite qui dénigraient les autres ou qui débordaient d’opinions nationalistes blanches. Il était conservateur sur des questions telles que l’avortement et la politique fiscale, mais exprimait également son soutien aux immigrants, s’est lié d’amitié avec des camarades de classe LGBTQ + et a appris à connaître des gens de tout l’éventail politique. Il est très décevant de voir le tournant qu’il a pris lorsqu’il a décidé de se présenter aux élections. »

Un petit gars du pays

C’est en effet lorsqu’il quitte la Silicon Valley pour décrocher un siège de sénateur dans son Ohio natal qu’il se rend aussi auprès de Trump, qui lui accorde sa bénédiction, par l’entremise encore une fois de Peter Thiel. Il rentre dans une arène inconnue mais bardé d’un incontestable pedigree local, raconté dans un livre sorti en 2016 : « Hillbilly Elegy » (« Une ode américaine »). Dans ce titre évocateur, il y a comme un retournement, puisqu’un « hillbilly » est un terme désignant les habitants des Appalaches, équivalent d’un « péquenaud » ou d’un « cul-terreux ». J. D. Vance y raconte son enfance dans cette partie montagneuse du Midwest, à la culture locale si forte. Son père l’a abandonné. Sa mère s’abandonne, elle, aux drogues et aux hommes de passage. Il trouve du réconfort auprès d’une grand-mère rêche et raide mais aimante et d’un grand-père alcoolique.

Après une scolarité moyenne, le bac en poche, il s’engage dans les marines et y passe quatre années de service, dont un déploiement de six mois en Irak dans un rôle de non-combattant. Il y écrit des articles et des photos pour le service communication. Il n’arbore pas un pin’s de la paix accroché à son casque comme le Guignol de « Full Metal Jacket », de Stanley Kubrick, mais en revient néanmoins un brin désenchanté et prenant ses distances avec le néoconservatisme alors en vogue dans le Grand Old Party de George W. Bush et Dick Cheney. En 2007, grâce à une bourse GI Bill, il entame des études supérieures : d’abord, la peu réputée université d’État de l’Ohio puis la très prestigieuse faculté de droit de Yale.

C’est donc un petit gars du pays qui, diplômé et enrichi, revient, en 2021, se faire élire sénateur. Il joue sur le storytelling du fils d’une famille blanche paupérisée et dysfonctionnelle ayant tracé son chemin vers l’excellence. Sans syndrome de transfuge de classe, rassurez-vous. Depuis Horatio Alger, l’Amérique qui croit en la fable de la méritocratie adore ce genre d’histoire. Donald Trump aussi, sans doute, qui, à la surprise générale, le choisit, à l’été 2024, comme son colistier.

Tout, dans leur personnalité, semble les opposer : ils ont trente-huit ans d’écart, soit presque deux générations. L’un, héritier et fils de millionnaire de New York, s’est fait réformer sous un faux prétexte pour éviter d’être envoyé au Vietnam ; l’autre, enfant de la plèbe du Midwest, est doublement décoré par le corps des marines. L’aîné est réputé pour ne jamais lire les mémos que lui envoient ses conseillers ; le cadet expose en 2020 dans un très long article, « Comment j’ai rejoint la résistance », pour le magazine catholique « The Lamp » les raisons de sa conversion religieuse.

La harangue tendance fachosphère

Jeune sénateur (élu en 2022) propulsé sur le ticket présidentiel, le petit conservateur au visage poupin a bien changé. Ce n’est pas seulement la barbe qui lui mange les joues, mais le fanatisme semble consumer son esprit et son verbe. Il pourfend « l’idéologie woke », qui pollue le « temple » qu’est le corps humain ainsi que les universités. Férocement antiantiavortement, il suggère que les parents puissent voter au nom de leurs enfants, afin de récompenser ceux qui « investissent » dans l’avenir du pays. Pendant la campagne, il stigmatise les « femmes à chats sans enfants », visant sans la nommer Kamala Harris.Le ton country club du parti d’Eisenhower a cédé la place à la harangue tendance fachosphère, en osmose avec ce nouvel âge de la radicalisation du Parti républicain qu’en Europe nous nommerions « extrême droitisation ». « J. D. Vance est un théoricien plus qu’un intellectuel, décrypte Sébastien Roux. Son idée centrale est de refonder le conservatisme américain dans un sens plus réactionnaire. » « Il a le temps avec lui », ajoute le chercheur.

La Constitution est une précieuse alliée : elle interdit un troisième mandat (exit Donald Trump) et à une personne née à l’étranger de devenir président (bye bye Elon Musk). « Mais il ne dispose pas encore de base politique qui lui soit propre », tempère Sébastien Roux. Son style « inquiète aujourd’hui une partie de l’écosystème républicain par son fanatisme », ajoute Marie-Cécile Naves. Certains sénateurs républicains, encore un peu vieille école, n’ont pas apprécié de se faire tirer les oreilles pour valider les invraisemblables candidatures de Tulsi Gabbard (à la tête du renseignement national), de Kash Patel (du FBI) ou encore de Pete Hegseth (du Pentagone).

Après l’aval sénatorial, J. D. Vance tisse sa toile d’obligés. Peter Thiel et ses délires transhumanistes, toujours en coulisses, le « Vice » est également un proche de Kevin Roberts, directeur de la Heritage Foundation et de son projet 2025, dont les relations avec l’Opus Dei sont de notoriété publique. Protégé d’une éventuelle disgrâce par sa fonction institutionnelle, moins clivant dans la société que Musk, il ne manque pas d’atouts en main « pour préparer le trumpisme après Trump », selon la formule de Sébastien Roux, et passer du canapé du bureau Ovale à la chaise présidentielle.

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