« Des mesures extrémistes et des décisions inattendues »

Entretien avec Ludivine Gilli, historienne et directrice de l’observatoire Amérique du Nord à la Fondation Jean Jaurès. (Article publié dans l’Humanité Magazine du 16 janvier 2025.)

Donald Trump revient à la Maison Blanche. Quelles sont les différences avec sa première prise de fonction il y a huit ans ?
C’est un Donald Trump aussi volatil mais mieux préparé qui s’apprête à prêter serment. En 2016, son élection l’avait pris au dépourvu. Il était arrivé au pouvoir sans feuille de route, ni le personnel pour gouverner. Il revient à Washington avec l’expérience du fonctionnement de l’administration et surtout un réseau de soutiens dont il a éprouvé la loyauté.
Comme en 2017, il disposera de majorités à la Chambre et au Sénat, mais de majorités plus minces, qui lui donneront du fil à retordre. Car, s’il a depuis mis le Parti républicain au pas et peut compter sur un socle de fidèles au Congrès, les divergences politiques internes n’y sont pas nulles.
En termes de programme, plusieurs organisations conservatrices comme la Heritage Foundation (et son très médiatisé projet 2025) mais surtout l’America First Policy Institute lui offrent des mesures clés en main dans tous les domaines : du démantèlement de l’État à l’immigration, en passant par l’insertion de la religion à l’école. Ces mesures seront regardées avec bienveillance par la Cour suprême, devenue solidement conservatrice.
Donald Trump revient par ailleurs aux affaires dans un état d’esprit vengeur contre tous ses opposants démocrates, républicains, procureurs, patrons de la tech, médias et bien d’autres, qu’il a menacés de poursuites, de prison ou de tribunal militaire.


Comment analysez-vous la composition de l’administration ? Quelles sont ses caractéristiques ? Que disent-elles du projet trumpiste ?
Le maître mot est loyauté. Le point commun à tous les heureux élus est qu’ils ont prêté allégeance au chef. Donald Trump s’entoure de personnes dont il pense qu’elles feront ce qu’il exige, quoi qu’il leur demande. Cela indique qu’il entend garder la main sur son administration.
En termes de profil, les nominés sont non conventionnels et forment un assemblage assez disparate où un Elon Musk côtoie une Lori Chavez-DeRemer, défenseuse des syndicats et des travailleurs. On y trouve principalement des milliardaires et multimillionnaires, outsiders et chefs d’entreprise. Quelques-uns sont issus du monde politique. Plusieurs, comme Pete Hegseth, Tulsi Gabbard, Kash Patel ou Robert Kennedy Jr., sont contestés car ils sont sous-qualifiés pour le poste auquel ils prétendent et ont défendu des positions controversées.
La plupart des nominés sont des tenants de lignes radicales, de l’immigration au prétendu wokisme au sein de l’armée, en passant par le soutien à Israël. Les nominations de Pam Bondi à la justice et de Kash Patel au FBI suscitent des inquiétudes parmi les défenseurs de la démocratie, qui redoutent une instrumentalisation de ces deux institutions à des fins de représailles politiques contre de prétendus « ennemis de l’intérieur ».
La liste compte également plusieurs idéologues comme Stephen Miller, Brooke Rollins et Russel Vought, qui souhaitent dynamiter l’État de l’intérieur. La combinaison disparate de fidèles radicaux, dont certains à forte personnalité, laisse présager des mesures extrémistes mais aussi des décisions inattendues et une forte instabilité, nourrie par un président adepte du chaos.

Trump avait dû faire face, dès le début de son premier mandat, à un mouvement qui s’était baptisé la « résistance ». Rien de tel cette année. Comment l’expliquez-vous ? Faut-il s’attendre, malgré tout, à des formes de résistance dans certains Etats fédérés ?
En 2016, la victoire de Donald Trump avait été un électrochoc pour ses opposants, que la plupart n’imaginaient pas possible. C’est ce choc qui avait provoqué des manifestations de millions de personnes au début de son mandat. Depuis, il s’est installé dans le paysage médiatique, et ses outrances répétées ont généré une forme d’accoutumance. Par ailleurs, l’élection de 2024 s’annonçait serrée. La victoire de Trump n’a donc pas été une surprise et n’a pas suscité la sidération constatée en 2016.
Cela ne signifie pas que l’opposition au futur président est inexistante. Depuis 2016, les défenseurs des droits et libertés n’ont cessé d’œuvrer pour sanctuariser autant que possible ces droits et libertés et ont obtenu des succès du niveau local au niveau fédéral. L’opposition s’appuiera sur ces réussites associatives ou politiques, mais aussi sur l’inertie du système administratif et sur le système judiciaire. Elle sera plus aisée dans les États « bleus », dont les gouverneurs ont déjà annoncé leur intention de résister, tout en préparant les élections de mi-mandat.

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Les leçons du 5 novembre

La victoire de Donald Trump doit-elle plus à l’adhésion ou à la sanction du bilan économique du mandat de Biden ? Pourquoi un tel recul des démocrates ? (Article publié dans l’Humanité du 21 novembre 2024.)

Deux semaines après l’élection présidentielle, le décompte des bulletins arrive presque à son terme, offrant un paysage presque définitif du rapport de force surgi des urnes le 5 novembre.

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L’Amérique a-t-elle viré à droite ?
Avec un président et un Congrès aux mains du Parti républicain après la campagne la plus à droite de l’histoire moderne, difficile d’affirmer que l’Amérique n’a pas viré à droite. La victoire au suffrage universel de Donald Trump est la première pour un candidat républicain depuis George W. Bush en 2004, la précédente remontant à 1988 et Bush père.
Le milliardaire a recueilli 2,5 millions de voix de plus qu’en 2020 et également amélioré sa « part de marché » si l’on considère l’ensemble du corps électoral. Pour autant, il ne franchit pas la barre des 50 %, contrairement à tous les présidents élus depuis 2000… à part lui-même, en 2016. C’est surtout Kamala Harris qui « dévisse » par rapport à Joe Biden, perdant plus de 7 millions de voix.
« Pourquoi tant d’électeurs ont-ils viré à droite ? » se demande le Washington Post dans une question qui semble tout avoir du bon sens mais que le journaliste Ronald Brownstein déconstruit : « Les sondages à la sortie des urnes ont montré que les Américains restaient préoccupés par les dérives possibles d’une deuxième présidence Trump, mais dans leur profonde frustration face à la situation actuelle, ils ont accordé moins d’importance à ces inquiétudes. »
Et de décliner : un quart des femmes pro-choix ont voté pour Trump, de même qu’un quart des Latinos qui se sont opposés aux déportations massives ; un tiers des électeurs qui ont déclaré que le gouvernement devrait faire plus pour étendre la couverture santé ; un sixième des électeurs qui ont déclaré qu’il conduirait les États-Unis vers l’autoritarisme. Si l’adhésion est évidente dans le noyau dur de l’électorat trumpiste, le vote Trump est apparu, pour une frange d’électeurs, comme le moyen d’exprimer une frustration, voire une sanction.
Cela résume-t-il le pays ? Paradoxe ultime, les droits reproductifs des femmes, attaqués comme jamais par ce même Parti républicain, ont gagné du terrain grâce au vote des électeurs dans le cadre de référendums d’initiative populaire. Ces mêmes droits s’avèrent certes moins solides qu’il y a deux ans (invalidation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade), mais plus qu’il y a deux semaines.


Un réalignement de la vie politique ?
« L’élection de 2024 marque le plus grand virage à droite de notre pays depuis la victoire de Ronald Reagan en 1980. » Doug Sosnik, ancien conseiller de Bill Clinton lorsqu’il était à la Maison-Blanche, s’appuie sur la progression du candidat républicain parmi les Latinos, notamment les jeunes hommes, et chez les néocitoyens (18-24 ans) pour étayer son analogie avec 1980 et l’intégration (qui avait, au demeurant, commencé sous Nixon) des électeurs blancs de la classe ouvrière dans la coalition électorale du mouvement conservateur.
Une thèse qui est loin de convaincre Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’université de Buffalo : « D’une part, il faut que les changements soient durables avant de pouvoir parler de réalignement. Si Trump a reçu, selon les sondages à la sortie des urnes, un appui plus élevé chez les non-blancs en 2024 qu’en 2020 (33 % vs 26 %), une autre étude (AP VoteCast) ne décèle pas de changement (26 % en 2020 et 2024). Et même si le changement est réel, sera-t-il durable ? Par exemple, les Latinos auraient-il également voté pour un autre candidat républicain ? »
Deuxième prévention, de taille : « Malgré un élargissement de la coalition de Trump, elle est encore très majoritairement composée d’électeurs blancs – 81 % de ses électeurs en 2024 sont des Blancs, contre 82 % en 2020 (les Blancs représentent 63 % de la population – NDLR). Je ne suis donc pas d’accord avec l’idée que Trump a bâti une « coalition multiraciale « en 2024. »

Harris, Biden, Obama : la défaite de qui ?
« Les démocrates envisagent une autopsie, mais qui sera le médecin légiste ? » Le New York Times a désormais l’art d’appâter par ses titres. Il y aura sans doute presque autant de « légistes » que de courants dans la coalition démocrate, chacun cherchant à faire la démonstration de la validité de sa propre stratégie – centriste ou progressiste – au regard de la débâcle du 5 novembre. « Les démocrates savent quel est leur problème – perdre –, mais ils sont déjà divisés sur la cause sous-jacente, souligne le plus célèbre quotidien du pays. Certains pensent que le parti a été trop prudent pour un électorat en quête de grands changements, tandis que d’autres estiment que le parti est devenu trop progressiste dans un pays de plus en plus conservateur. »
Il faut aussi sans doute poser une question dans la question : l’autopsie de quoi ? De la défaite du 5 novembre 2024 ? Du mandat de Biden qui se solde par une nouvelle présidence Trump ? Ou du cycle qui a vu les démocrates occuper la Maison-Blanche pendant douze des seize dernières années ?
Sans citer la candidate, Bernie Sanders a eu la formule tranchante : « Il ne faut pas s’étonner qu’un Parti démocrate qui a abandonné les classes populaires s’aperçoive que les classes populaires l’ont abandonné. » Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants, a préféré identifier un problème de « timing », indiquant au New York Times qu’elle s’attendait à ce que Biden renonce à un second mandat dès 2023 ouvrant la voie à une « primaire ouverte ». En lieu et place, les démocrates ont assisté à un retrait précipité du président sortant et à un passage de relais à la vice-présidente, sans autre forme de débat. À cent jours de l’élection. Après un premier moment d’« auto-euphorie », la campagne a emprunté la voie « centrale », draguant les électeurs modérés des banlieues blanches, pour ne finalement grappiller que des miettes d’électorat.
Mais il faudra sans doute attendre les élections de mi-mandat en 2026 et plus probablement les primaires démocrates pour l’élection présidentielle de 2028 pour que la « ligne » de la coalition démocrate soit tranchée.

« C’est l’économie, idiot ! », vraiment ?
Malheureusement pour lui, James Carville ne touche pas de « royalties » sur la formule qui l’a rendu célèbre. En 1992, alors que l’équipe de campagne de George Bush, « auréolé » de sa victoire dans la première guerre du Golfe, s’inquiétait de la chute de son champion dans les sondages, le conseiller de Bill Clinton lui rétorquait : « C’est l’économie, idiot ! » Cette année encore, le thème de l’économie est apparu comme la principale préoccupation de l’électorat, raison, pour nombre d’observateurs, de la nouvelle victoire de Donald Trump.
Petit hic : l’économie américaine va bien, tous les indicateurs sont au vert. Donc, le problème est ailleurs. L’inflation ? Sans aucun doute. Même si la courbe a repiqué du nez, la flambée des prix ces dernières années a impacté les budgets de dizaines de millions d’Américains.
Surtout, elle n’a pas été compensée par une hausse suffisante des salaires. On s’approche peut-être ici du cœur du problème : les immenses inégalités sociales qui ont retrouvé leur niveau des années 1920, soit avant les politiques redistributrices du New Deal. Bernie Sanders, encore : « Aujourd’hui, alors que les très riches se portent à merveille, 60 % des Américains vivent d’un salaire à l’autre et l’inégalité des revenus et des richesses n’a jamais été aussi grande. » Kamala Harris n’a pas abordé le sujet en ces termes une seule fois.
Attention, pour autant, à l’économicisme qui renverrait aux seules conditions matérielles l’explication définitive de tout vote. Pourquoi les Noirs les plus pauvres votent démocrate et les Blancs, plutôt républicains ? Pourquoi les syndiqués noirs ont majoritairement choisi Harris et les syndiqués blancs, Trump ?
Il y a donc aussi un peu de paradigme racial dans les questions de classe, dans un pays qui a, dès l’origine, entremêlé capital et race, comme nous le rappelait l’historienne Sylvie Laurent. Il faut y ajouter le facteur du genre : les femmes latinos ont choisi le bleu des démocrates et les hommes latinos, le rouge des républicains. D’une certaine façon, en insistant sur le sentiment de déclassement d’une grande partie de la population, en réactivant la pulsion nativiste et en activant la fibre masculiniste, Donald Trump a joué sur ces trois dimensions. Pas Kamala Harris.

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Trump II, retour en Enfer

La victoire sans ambages du milliardaire xénophobe signe la débâcle de la stratégie démocrate et ouvre un cycle nouveau de la politique américaine comme des relations internationales. (Article publié dans l’Humanité du 7 novembre 2024.)

C’est sans doute une déclinaison de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : dans le résultat de l’élection présidentielle américaine, qu’est-ce qui relève de la sanction des démocrates et de l’adhésion au trumpisme ?
Le fiasco de la campagne ciblée de Harris
Le plan était précis : le chemin vers la Maison-Blanche de Kamala Harris passait par les « suburbs », ces fameuses banlieues résidentielles et leurs cohortes de diplômés du supérieur. De femmes blanches diplômées, plus précisément, censées être ulcérées par le comportement masculiniste de Donald Trump autant que par les attaques en règle contre le droit à l’avortement, depuis l’invalidation de Roe v. Wade.
Pour les stratèges démocrates, calculette à la main, il suffisait de remporter la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin pour atteindre le nombre décisif de 270 électeurs. Les moyens déployés y ont été d’une proportion inconnue dans une campagne électorale américaine : des dizaines de permanences électorales ouvertes, des milliers de « staffers » (permanents rémunérés) embauchés et des centaines de millions dépensés.
« Le centre-ville (où les minorités africaine-américaine et latina vivent principalement – NDLR) est encore très démocrate mais on a compris que le vivier de voix se situait dans les suburbs. Les diplômés votent de plus en plus démocrate et leur taux de participation est plus élevé », nous confiait Sam Talarico, responsable des démocrates à Érié, un comté-pivot de Pennsylvanie (lire notre série du 28 au 31 octobre 2024.) Au poker, on appellerait cela « faire tapis ». Finalement, c’est la banqueroute. Après 2016, le « mur bleu » (décrit ainsi par le politologue Ronald Brownstein comme l’ensemble des États ayant toujours voté démocrate de 1988 à 2012) est tombé une deuxième fois.
Cette stratégie de « segment » a été pensée jusqu’au calibrage rhétorique, le discours, pugnace au moment de la convention démocrate, s’est fait tiède, laissant au bord de la route des propositions économiques et sociales.
Dans les derniers jours de la campagne, des estrades aux plateaux télé, Bernie Sanders a lancé des signaux d’alerte sur le cap stratégique, en adoptant, selon la vision du New York Times, « un ton sombre pour atteindre les électeurs frustrés de la classe ouvrière, donnant voix à un message populiste sinistre qui contraste avec l’optimisme de la campagne de la vice-présidente ».
Le sénateur socialiste y développait l’idée centrale de ses deux candidatures aux primaires démocrates selon laquelle « nous sommes aujourd’hui une nation qui évolue rapidement vers l’oligarchie. C’est ce vers quoi nous nous dirigeons, à moins qu’ensemble nous n’inversions le cours des choses ». Kamala Harris n’a jamais repris une once de ce discours audible dans un pays où les inégalités sociales ont retrouvé leur niveau des années 1920, délaissant des pans entiers de la coalition démocrate – jeunes, minorités et classes populaires précarisées principalement.

L’addition du mandat de Biden
« La marée fait monter tous les bateaux », dit un dicton américain. Et le recul de la marée les fait tous redescendre. La chute de la maison démocrate se lit d’abord et avant tout dans les fiefs « bleus » : 1,5 million de voix perdues entre 2020 et 2024 dans deux seuls États (New York et New Jersey), 700 000 dans le seul Illinois, 300 000 dans le Massachusetts, signe d’une désaffection évidente qui s’exprime d’autant plus qu’il n’y a aucun enjeu.
Dans les swing states, le recul est de moindre portée, le réflexe « anti-Trump » faisant son office. Pourtant, il se chiffre en dizaines de milliers de voix à Philadelphie, Détroit ou Milwaukee, les trois grandes villes de Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin.
Le sondage sorti des urnes de CNN offre un autre angle de vue sur ce décrochage. L’électorat africain-américain a voté dans les mêmes proportions pour Kamala Harris que pour Joe Biden mais avec un taux de participation en très fort recul. La perte est encore plus sèche chez les Latinos, la deuxième minorité du pays, – 12 points (53 % contre 65 %). Donald Trump est même majoritaire chez les hommes latinos (53 % contre 45 %), même si les Latinas résistent (61 % pour Kamala Harris contre 37 %).
« Il s’agit d’une désaffection générale à l’égard du Parti démocrate. Il ne s’agit pas d’une seule catégorie démographique (bien que les Hispaniques soient ceux qui ont le plus changé) », estime Aaron Astor, historien et professeur au Maryville College, qui voit comme « raisons principales : l’inflation, les priorités des démocrates et un langage qui ne plaît pas aux personnes qui ne sont pas diplômées (en particulier les hommes) ».
Acmé de cet aveuglement, la question de la guerre à Gaza. Depuis le début de l’année, des groupes dits « Uncommitted » (non engagés) se sont formés dans le cadre de la primaire démocrate afin de mettre en garde Joe Biden, encore candidat : si vous ne changez pas votre position de soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahou, vous n’aurez pas notre soutien.
Dans le Wisconsin, le Michigan et le Minnesota, ils ont recueilli de 8 à 20 % des voix. Et pourtant, rien n’a changé dans les actes de l’administration sortante, à peine dans les mots. À Dearborn, ville voisine de Détroit, où vivent majoritairement des Arabes-Américains, la vice-présidente a recueilli 14 % des suffrages contre… 74 % pour Joe Biden en 2020. L’« effet Gaza » a sans doute joué au-delà de Dearborn : dans les États clés, un tiers de l’électorat traditionnel du Parti démocrate affirmait qu’il serait plus enclin à voter pour Kamala Harris si elle mettait en pause les ventes d’armes à Israël.
Au final, les démocrates ayant détenu la présidence durant douze des seize dernières années ont été perçus comme les sortants de long terme et tenus pour responsables des maux du pays. Chaque présidence a débouché sur un mandat de Donald Trump, une répétition qui exclut le hasard.
La « coalition d’Obama » ayant volé en éclats, est-ce l’année zéro pour les démocrates ? Rien de moins sûr, pour Politicoboy, sur X : « La défaite de Kamala Harris valide largement les critiques de la gauche démocrate à l’encontre de la stratégie démocrate. Mais le Parti démocrate ne va rien retenir en termes de leçon et accuser la gauche d’être responsable de cette débâcle. » « Les démocrates ne vont faire aucune autocritique. Comme d’habitude d’ailleurs. Mais ils vont blâmer Jill Stein, les musulmans, la gauche, les hommes noirs », anticipe, de son côté, l’universitaire Tristan Cabello.

Référendums : la feuille de route oubliée des démocrates
C’est le paradoxe dans un pays auquel on aime prêter des paradoxes. Dans l’Amérique qui se réveille ce matin avec l’horizon d’un nouveau mandat de Trump, les droits reproductifs ont regagné du terrain.
Dans le Colorado, le Maryland, le Missouri, l’État de New York, le Nebraska, le Nevada, comme en Arizona, les électeurs qui ont voté pour des projets visant à pérenniser voire à constitutionnaliser le droit à l’avortement l’ont emporté. En Floride, le texte « pro-choice » est majoritaire, avec 57 % de voix, mais échoue de peu à passer la barre de la majorité qualifiée fixée à 60 % dans cet État. Un quasi grand chelem pour les « pro-choice ». Mais, contrairement aux attentes des stratèges démocrates, les référendums n’ont pas servi de « pompe aspirante » pour le vote Harris. La candidate avait pourtant axé son entrée en campagne sur ce sujet brûlant avant de privilégier le danger représenté par Trump pour la démocratie.
D’autres idées contenues dans le programme officiel démocrate – l’augmentation du salaire minimum, la légalisation de la marijuana – continuent, grâce à de nouvelles victoires référendaires, de trouver leur chemin dans la société américaine. Pourquoi la candidate représentant ce projet d’idées majoritaires est-elle minoritaire ? Pourquoi n’a-t-elle tout simplement pas porté ces propositions ?

Les pleins pouvoirs pour Trump ?
Question pour question : quelle est la part de la stratégie de Donald Trump dans ces évolutions de l’électorat ? Avec sa rhétorique ouvertement et grassement masculiniste, il a d’évidence séduit des électeurs blancs et latinos, mais également africains-américains, bien que dans une moindre mesure. Sa stratégie nataliste et ses saillies racistes n’ont pas agi comme un repoussoir, y compris pour des électeurs héritiers de l’immigration. Autant de fragments qui se sont agrégés autour de son bloc central – les Blancs sans diplôme, d’âge moyen et de revenus moyens – pour un niveau de suffrages qui dépassera sans doute celui de 2020 (les décomptes se poursuivent dans nombre d’États).
« Non seulement Trump sera de retour à la Maison-Blanche, mais il obtient une majorité absolue des voix, ce qu’il n’avait pas réussi à faire lors des deux élections précédentes, constate Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’université de l’État de New York à Buffalo. C’est la meilleure performance de la part d’un candidat républicain depuis Bush père en 1988. Et sa majorité au Sénat sera plus grande que lors de sa première élection, ce qui lui donnera une grande flexibilité pour nommer les membres de son cabinet et les juges fédéraux. » Le nouveau président assure d’ailleurs disposer d’un mandat fort de l’électorat américain.
Le sort de la Chambre des représentants est toujours incertain. Il se jouera à quelques sièges. Si les républicains maintenaient leur majorité, ils disposeraient de tous les leviers : exécutif, législatif et judiciaire (puisque la majorité des juges de la Cour suprême sont des conservateurs).
Donald Trump aurait les mains libres pour faire entrer le pays dans un « nouvel âge d’or » dont on connaît la grammaire et que nous décrypte Romain Huret. Son succès, porté par un vote d’adhésion incontestable et renforcé par le recul des démocrates, lui permettra dès janvier 2025 d’être, beaucoup plus qu’en 2016, le nouveau maître de l’Amérique. 

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« Le déclin de la puissance américaine est relatif»

Les Etats-Unis demeurent une puissance centrale, estime Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris, malgré la montée en puissance de la Chine et la perte de crédit liée au soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahou. (Article publié dans l’Humanité du 6 novembre 2024.)

Le contexte international de cette élection est un peu inédit avec la guerre en Ukraine et celle à Gaza. Comment voyezvous la place qu’a prise ou n’a pas prise la question des relations internationales dans cette campagne électorale?
Les questions internationales ne jouent généralement pas un rôle déterminant dans les élections états-uniennes. Il y a bien sûr des exceptions. La guerre du Vietnam a eu un impact sur les résultats des élections en 1968 et en 1972, avec une fracture au sein du Parti démocrate. La guerre en Ukraine ne fait pas partie de cette catégorie.
Pour ce qui est de la guerre au Moyen-Orient – la guerre à Gaza et celle au Liban font partie d’une seule et même guerre, en réalité –, il y a eu un impact un peu plus fort du fait des mobilisations sur les campus et de l’importance de la population arabo-américaine au Michigan, qui représente 3 % du vote local et qui pourrait bien faire basculer l’État du côté de Trump, soit par l’abstention, soit, plus curieusement, par un vote de rejet de l’administration Biden, via un vote Trump.
Sous la présidence de Barack Obama, les États-Unis avaient décidé d’un pivot asiatique. Mais on a l’impression que l’Histoire ramène toujours le pays sur le terrain moyen-oriental. Comment analysez-vous la gestion par l’administration Biden de ce qui s’est déroulé depuis le 7 octobre ?
D’abord, il faut rappeler la position stratégique des États-Unis comme acteur international sécuritaire central dans différentes régions du monde, qui est le prix à payer de la globalisation de la puissance américaine après 1945. Elle explique le fait que les États-Unis se retrouvent constamment aspirés dans des conflits régionaux qu’ils géraient beaucoup plus facilement autrefois, du fait de leur position de prédominance plus forte entre 1945 et 1995.
La question du pivot asiatique reste au cœur des préoccupations stratégiques états-uniennes et n’a jamais disparu de l’horizon ni intellectuel, ni politique, ni matériel du pays. La montée en puissance de la Chine pose pour les États-Unis un défi structurel de long terme que les décideurs de la politique internationale, les institutions de sécurité en particulier, considèrent comme étant absolument essentiel. Donc, cela n’a pas disparu et ne disparaîtra pas.
Les crises du Moyen-Orient viennent perturber cette orientation stratégique. La gestion par l’administration Biden de la guerre à Gaza et de celle menée au Liban a été, comme l’a dit l’ancien ambassadeur israélien à Paris, Élie Barnavi, pathétique. C’est pathétique dans le sens où l’administration Biden a tenté, au moins rhétoriquement, à plusieurs reprises, de restreindre la machine de guerre israélienne à Gaza, mais sans effet.
Sa position rhétorique était en fait contradictoire : elle affirmait un soutien inconditionnel à l’autodéfense de l’État d’Israël et soutenait en même temps un régime d’extrême droite qui s’oppose constamment aux positions des États-Unis sur la solution à deux États mais aussi de défense du droit international et du droit humanitaire international. Il y a un mélange d’incapacité et de non-décision de l’administration américaine par rapport à ce conflit. Et ne pas arrêter la vente des armes à Israël, c’est une non-décision qui est une décision.
Et celle-ci a des implications sur la position symbolique des États-Unis dans le système international. Elle s’est attiré une critique quasiment universelle, venant du Sud global, mais aussi d’alliés des États-Unis, comme la France, sur ce double langage, cette double politique qui affirme la primauté du droit international et du droit humanitaire international en Ukraine mais qui nie ces mêmes valeurs et ces mêmes droits quand il s’agit de Gaza.
En 2019, dans un entretien à l’Humanité, vous souligniez les formes de continuité de la politique étrangère de Donald Trump avec celle de Barack Obama. Dans l’hypothèse où il serait élu, peut-on s’attendre à ce que la continuité s’impose, ou les ruptures pourraient-elles dominer ?
J’affirme depuis des années que Donald Trump est un symptôme d’un changement sociologique, donc politique profond de la société au cours des quarante dernières années, reflétant de nouvelles fractures américaines en même temps que des divisions historiques du pays (Nord-Sud, questions raciales). C’est un symptôme qui est devenu une cause agissante de cette même transformation.
Lors de son premier mandat, il y a eu plus de continuité que de rupture en matière de politique internationale, sans doute aussi du fait du poids persistant des structures institutionnelles américaines, que ce soit les institutions de sécurité ou les engagements historiques des États-Unis, en Europe, en Asie orientale, au Moyen-Orient ou ailleurs. Dans un second mandat, ces formes de continuité devraient devenir plus friables, moins évidentes. Réélu, Donald Trump disposera d’une administration à sa mesure.
D’après ce que nous savons, il y aura un changement de personnel important, que ce soit au département d’État, au ministère de la Défense ou dans les agences. Il peut y avoir une forme d’imposition d’une présidence impériale autocratique où le président, libéré des contraintes institutionnelles, sera libre d’agir à sa guise.
Donc, on peut penser qu’il y aura une accentuation des tendances unilatérales de la politique américaine déjà présente lors de son premier mandat et qui est aussi une constante du Parti républicain : l’unilatéralisme aussi faisait partie de la politique internationale de George W. Bush.
Qu’est-ce que cela voudra dire au plan de la structure internationalisée de la puissance américaine ? Il est un peu trop tôt pour le dire. Ce que nous savons, c’est qu’une pression très intense se fera jour au niveau des alliés. Trump est quelqu’un de cohérent et de consistant. Il faut prendre ce qu’il dit au sérieux.
En 1990, dans une interview à Playboy Magazine, il affirmait déjà avec force sa conviction que les alliés des États-Unis étaient en fait des passagers clandestins. Il citait alors le Japon, qui était un sujet majeur aux États-Unis et auquel il reprochait de jouir des bénéfices induits de la protection américaine sans la financer.
Une partie de l’électorat états-unien ressent manifestement une forme de déclin : un déclin intérieur et, en ce qui nous concerne, un déclin sur la scène internationale. Comment voyez-vous cette question ?
Il faut évidemment effectuer une distinction entre le déclin absolu et le déclin relatif. Il n’y a pas de déclin absolu des États-Unis dans le système international. Les taux de croissance américains sont parmi les plus forts au monde. L’économie américaine dans son ensemble va relativement bien.
La société va mal, très mal même, mais l’économie va relativement bien. C’est une contradiction. On peut l’expliquer en reprenant l’histoire des quarante dernières années, et la manière dont la mondialisation et la transnationalisation des flux ont transformé l’économie et la société américaines.
La question importante ici, c’est la position des États-Unis dans le système international. Il y a un déclin relatif, en raison de l’émergence d’une nouvelle puissance qu’est la Chine, mais pas absolu. Les États-Unis ne sont certes plus dans la position dans laquelle ils se trouvaient en 1945 de primauté indiscutable au niveau international.
La Chine représente aujourd’hui un concurrent, un défi, un adversaire, cela dépend des voix que l’on entend aux États-Unis, en tout cas un compétiteur stratégique de tout premier plan. Encore une fois, cela conduit à un déclin relatif, pas absolu. Mais il y a un déclin plus subtil, c’est celui de la crédibilité des États-Unis dans le système international, dû notamment au positionnement américain dans le cadre de la guerre à Gaza.

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La victoire ou le chaos : l’unique scénario de Trump

Le milliardaire xénophobe a préparé les esprits de son camp à contester, comme en 2020, les résultats de l’élection présidentielle si ceux-ci ne lui étaient pas favorables. Une stratégie qui pourrait mettre le feu aux poudres. (Article publié dans l’Humanité du 5 novembre 2024.)

La nuit vient de tomber sur la côte est des États-Unis. Les bureaux de vote ont fermé en Pennsylvanie, le plus prisé des swing states (États pivots) avec ses 19 grands électeurs. Les premières totalisations donnent Donald Trump largement en tête. Rien de plus normal : l’État compte d’abord les bulletins déposés le jour même en personne, pratique privilégiée par les républicains.
Seront ensuite ajoutés les bulletins envoyés par correspondance, une méthode traditionnellement plus prisée des démocrates. Mais Donald Trump proclame déjà sa victoire, tentant de mettre le pays face à une alternative : ou il a gagné l’élection ou elle lui a été volée.
Un goût de déjà-vu ? C’est exactement ainsi que s’était déroulée la soirée du 3 novembre 2020, prologue d’un cycle qui avait abouti à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Et c’est très probablement ainsi que va se dérouler cette soirée du mardi 5 novembre 2024. Stephen Bannon, l’ancien conseiller spécial de Donald Trump, à peine sorti de prison pour entrave aux prérogatives d’enquête du Congrès sur le 6 janvier 2021, a déjà fait sa recommandation : si, quelques heures après la fermeture des bureaux, le niveau de vote républicain est le même qu’en 2020, l’ancien président doit déclarer sa victoire. Avec un cynisme consommé, cet idéologue d’extrême droite a ajouté : « Cela ne voudra pas dire qu’il est le vainqueur, il va juste dire qu’il est le vainqueur. »
Une contestation qui débutera sur X
La rhétorique de Donald Trump n’a pas changé, mais la machine qu’il mettra au service de cette fausse alternative a été perfectionnée. La fallacieuse proclamation sera d’abord relayée sur le plus vaste réseau social au monde par l’homme qui y compte le plus d’abonnés : Elon Musk. Le milliardaire n’a pas investi autant de son argent (plus de 100 millions de dollars) et de son prestige (il annonce une « victoire écrasante » depuis des semaines) pour reconnaître une défaite, au cas où celle-ci se trouverait au rendez-vous. C’est sans nul doute sur X que Donald Trump revendiquera sa victoire et que Musk doublera la mise. Des « posts » qui pourraient mettre le feu aux poudres.
Dans les swing states, les autorités ont déployé des mesures de sécurité inédites afin de protéger les commissions électorales locales. Les centres de dépouillement seront isolés du monde extérieur et protégés par des forces de police. Dans le comté de Maricopa, qui englobe Phoenix, en Arizona, des snipers seront disposés sur les toits des bâtiments. Le ministre de la Justice a envoyé des observateurs électoraux dans 86 districts de 27 États, soit, selon le Washington Post, « le plus grand nombre depuis deux décennies, dans un contexte de crainte croissante de pressions partisanes abusives et de suppression d’électeurs des listes électorales ».
Donald Trump compte évidemment sur la frange la plus fanatisée de sa base Maga (Make America Great Again) pour aller réclamer physiquement l’objet supposément volé. N’a-t-il pas déclaré que le 6 janvier 2021 avait été un « jour d’amour » ? Le mensonge du vol de l’élection de 2020 s’est métabolisé dans le corps social républicain, comme le constatait récemment, auprès du New York Times, Joanna Lydgate, directrice générale du States United Democracy Center, un groupe à but non lucratif qui travaille avec les autorités des États pour renforcer la confiance dans leurs élections. « Cela fait quatre ans que l’on répand des mensonges sur les élections, que l’on recrute des volontaires pour contester le système et que l’on intente des actions en justice. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est la concrétisation de tout cela », décrivait-elle.
Des failles dans la stratégie républicaine
La bataille se jouera également devant les tribunaux. Tirant les leçons de la débâcle de 2020 (60 plaintes déposées, aucune acceptée), l’équipe de campagne de Donald Trump a formé des équipes de volontaires, tandis que des centaines d’avocats sont d’ores et déjà prêts à lancer l’assaut dans les prétoires. Selon le Wall Street Journal, une cinquantaine d’organisations ont levé près de 140 millions de dollars (129 millions d’euros) pour nourrir cette guérilla judiciaire.
En dernier recours, ils comptent sur la Cour suprême, où siège une majorité conservatrice : six juges sur neuf, dont trois nommés par l’ancien président. En 2000, c’est cette même instance judiciaire qui, en ordonnant l’arrêt du recomptage des voix en Floride, avait de fait ouvert la voie de la Maison-Blanche à George W. Bush malgré le très faible écart (537 voix) avec son adversaire démocrate, le vice-président sortant Al Gore.
Si tout a été préparé comme jamais dans une élection américaine pour en contester le résultat, ce projet contient quelques failles. D’abord, Donald Trump n’est plus à la Maison-Blanche et ne peut pas actionner certains leviers comme la mobilisation de la garde nationale (force militaire de réserve). Joe Biden le peut, en revanche. Ensuite, les autorités fédérales et locales ne seront pas prises au dépourvu. Il n’est pas impossible également que des rouages de la galaxie Trump rechignent à dépasser les lignes officielles : on pense ici à Fox News qui a dû débourser 787 millions de dollars pour ses fausses allégations sur les machines à voter Dominion. Enfin et surtout : le vote des citoyens eux-mêmes.
Pennsylvanie, Michigan, Wisconsin : un vote clé
L’acte 2 du plan de Trump dépendra en effet de la réalité qui émergera petit à petit des urnes. Si la situation de quasi-égalité dans les sept swing states indiquée par les derniers sondages doit se confirmer, cela jouera à plein dans la main du milliardaire xénophobe dont le présupposé est sa victoire et son arme, le poison du doute. Les règles différentes d’un État à l’autre renforçant la confusion, on n’y verra pas forcément plus clair à l’aube de mercredi qu’au crépuscule de mardi.
Pour autant, les flux qui se dessineront, au-delà des stratégies de revendication, donneront corps à une tendance. Le scénario de 2020 peut se rejouer jusqu’au bout, avec un Donald Trump perdant finalement la Maison-Blanche pour quelques dizaines de milliers de voix (43 000, exactement).
Il est peu probable que Kamala Harris retrouve la marge nationale de 7 millions de voix de Joe Biden mais une victoire au collège électoral dans un mouchoir de poche est de l’ordre du possible. La vice-présidente en exercice a besoin de consolider les trois États du Midwest (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) pour sécuriser sa victoire. En 2020, Joe Biden y devançait Donald Trump de 260 000 voix, tandis qu’en 2016, ce dernier avait 80 000 voix d’avance sur Hillary Clinton.
Un pays au bord du précipice
Ce dernier scénario est donc lui aussi possible. Le « mur bleu » – ces États qui ont voté démocrate sans discontinuer de 1988 à 2016 – reconstitué en 2020 s’effrite à nouveau, faisant s’écrouler les espoirs de Kamala Harris, que ne consolera pas une possible victoire au « vote populaire. » Si les sondages ont sous-estimé le niveau de vote pour Donald Trump comme ils l’avaient fait en 2016 et 2020, c’est même l’hypothèse la plus probable : un nouveau mandat pour le candidat républicain lui donnerait les mains quasiment libres pour mettre en œuvre un projet d’une tout autre nature.
Mais… s’il est un invariant des campagnes électorales américaines, c’est bien la propension des instituts de sondage à se tromper. Qui se souvient des premiers jours de novembre 2012 ? Mitt Romney était annoncé sur les talons du président sortant, Barack Obama. Dans les cercles républicains, on commençait même à constituer les équipes de la future administration. Verdict le 6 novembre : 5 millions de voix et 4 % d’avance pour le premier président noir de l’histoire du pays.
Lors des élections de mi-mandat en 2022, la « vague rouge » annoncée en sanction des deux premières années de mandat de Joe Biden s’est terminée en victoire en demi-teinte pour les républicains, qui ont repris la Chambre des représentants pour une poignée de sièges mais échoué à faire basculer le Sénat.
Mais, même si les suffrages des Américains invalident les craintes suscitées par les derniers sondages en donnant une majorité à Kamala Harris, Donald Trump a décidé de mettre le pays au bord du précipice en n’envisageant qu’une seule alternative : la victoire ou le chaos.

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Chris Townsend, l’homme qui défie Starbucks

Ce vieux routier du syndicalisme américain est à l’origine du « Projet Germinal » : formation et infiltration de jeunes militants dans des cafés de la multinationale et, à la fin, création historique d’un syndicat. (Article publié dans l’Humanité du 5 novembre 2024.)

Alexandria (Virginie), envoyé spécial.
Chemise à carreaux, bretelles, décorations d’Halloween, trois voitures alignées devant le garage, deux chats qui traînent. L’homme qui nous accueille sur le pas de sa maison ressemble à un aimable sexagénaire profitant de sa retraite. Dans ce quartier plutôt recherché d’Alexandria, banlieue cotée voisine de la capitale Washington, et habité principalement par des militaires à la retraite ou des hauts fonctionnaires de l’appareil d’État américain, Chris Townsend n’est pourtant pas un voisin comme les autres.
En attestent une étoile rouge épinglée au revers de sa veste en cuir et une bague avec le marteau et la faucille, signes extérieurs et subtils de son communisme, tendance marxiste-léniniste. Il est avant tout un éternel syndicaliste – un engagement presque passionnel que deux infarctus et une vision nulle de l’œil droit n’ont pas entamé. Mieux : il est récemment devenu l’un de ceux qui ont fait trembler Starbucks, l’empire des cafés.
Projet Germinal
Repartons des deux problèmes cardiaques. Coup sur coup : juillet et septembre 2017. À 56 ans seulement. « Je n’en pouvais plus et je n’allais pas faire de vieux os si ça continuait. » Officiellement retraité du syndicat indépendant, United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), où il avait occupé pendant dix ans le très stratégique poste de directeur politique à Washington, Chris avait repiqué à l’action en s’investissant dans l’Amalgamated Transit Union (ATU), un syndicat représentant les salariés des transports publics où il avait commencé sa « carrière » d’organisateur en 1979 à Tampa (Floride). Jusqu’à l’épuisement. Presque le trépas.
Il décide alors de partager la charge de travail et de convainc Larry Hanley, le président de l’ATU, d’embaucher Richard Bensinger, autre vieux routier de l’organizing1. En quelques mois et avec deux-trois idées un peu folles qu’il autovalide, le duo lance le « projet Germinal ». Soit, créer une école de formation (Inside Organizer School, IOS), y faire venir des jeunes qui veulent en découdre avec le capitalisme et les aider à s’infiltrer chez Starbucks, multinationale dont la direction refuse toute présence syndicale.
Chris y laissera quelques billets de sa poche mais y gagnera un peu de jouvence. Et en plus, ça marche : une douzaine d’infiltrés (aux États-Unis, on les appelle les « salt ») dans plusieurs magasins Starbucks à Buffalo dans le nord de l’État de New York parviennent à créer, via un vote majoritaire des salariés, une section syndicale. Puis deux, trois. Et aujourd’hui, plus de 400 dans l’ensemble du pays. L’IOS poursuit ses sessions, et Chris continue d’y apporter sa bible – disons son livre de chevet – American Trade Unionism, écrit par William Z. Foster, syndicaliste et communiste2 comme lui.
Un grand bavard
Syndicaliste, Chris l’est devenu presque par hasard. Après le lycée, il trace sa route en Floride, où l’économie de services se développe et où l’accueille un oncle surnommé Tequila. Un ami de ce dernier – un détective – lui trouve un job au service de nettoyage de la ville de Tampa. Premier contact avec un syndicat.
Rien ne prédestinait vraiment ce fils d’une famille de républicains à l’ancienne à devenir membre, à 18 ans, du Parti communiste. « Quand j’étais au lycée, j’ai commencé à lire des trucs de gauche, à la bibliothèque municipale : Marx, Lénine et Michael Harrington. Foster aussi. Je deviens clairement engagé à gauche, mais aucun groupe de gauche ne veut de moi. Le PC, oui. » En 1991, c’est Chris qui ne veut plus du PC, même si son engagement communiste demeure.
Avec cette double casquette, rarissime au pays du capitalisme, il n’attend rien de l’élection présidentielle du 5 novembre, voyant les deux partis comme les deux bras armés de l’Amérique « corporate » (du capital), contre laquelle il ferraillera jusqu’à son dernier souffle et… sa dernière parole.
Chris est un grand bavard devant l’Éternel. Tous ceux qui l’ont croisé disposent d’une anecdote à ce sujet. Celle de Scott Slawson, président du local syndical d’UE de l’usine de locomotives Wabtec à Érié (Pennsylvanie), est l’une des plus savoureuses : « Je le rencontre pour la première fois. Il parle et parle encore. Au bout de 45 minutes, je lui dis : ”Chris, désolé, je dois aller aux toilettes.“ Il me répond : ”OK, pas de problème.” Il me suit et continue à me parler. » S’arrêter, ce serait mourir un peu.

  1. Le mot renvoie principalement à des campagnes de recrutement de nouveaux syndiqués grâce à des actions de terrain impliquant des salariés eux-mêmes plutôt que des permanents syndicaux. ↩︎
  2. Secrétaire général du PCUSA de 1929 à 1939 et candidat à l’élection présidentielle en 1924, 1928 et 1932. ↩︎

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Jill Stein, une épine verte dans le pied de Kamala Harris ?

La candidate écologiste, accusée par les démocrates de faire le jeu de Donald Trump dans les « swing states », a maintenu sa candidature contre vents et marées. (Article publié dans l’Humanité du 4 novembre 2024.)

Elle s’est même fâchée avec ses fils, qui, cette année, ne la suivent pas et l’ont fait savoir publiquement. Mais à 74 ans, Jill Stein poursuit son chemin et représente le Green Party dans l’immense majorité des États, y compris dans tous les « swing states » (sauf le Nevada) où se jouera l’élection présidentielle.
Et c’est à cause du précédent de 2016 que se déchirent sa famille, une partie du cercle de ses amis ainsi qu’une frange de la gauche américaine. Sur les grands panneaux installés au bord des routes, les démocrates se sont payé des publicités la visant directement : « Jill Stein a aidé Trump une fois. Ne la laissez pas recommencer. »
Accusée d’avoir aidé Trump en 2016
Il y a huit ans, lors de la stupéfiante victoire du milliardaire, les candidats représentant les troisièmes partis avaient cumulé 5 % des voix, le plus important total depuis les années 1990. Surtout, dans les trois États du Midwest qui basculaient du côté de Donald Trump et coûtaient la présidence à l’archi-favorite Hillary Clinton, Jill Stein recueillait plus de voix que le différentiel entre les deux candidats des grands partis.
L’establishment démocrate a tôt fait de rendre la candidature écologiste responsable du désastre électoral, comme il l’avait fait en 2000 avec Ralph Nader, lui aussi porte-drapeau des écologistes, après la victoire à 527 voix en Floride de George W. Bush sur Al Gore. « Rien ne prouve que mes électeurs auraient voté Clinton », rétorque en substance la candidate. Pas faux. Rien ne prouve l’inverse non plus.
Les démocrates menacés ?
Son maintien dans la course a déclenché les foudres de l’équipe de campagne de Kamala Harris. Des segments clés de l’électorat traditionnel démocrate pourraient être attirés par l’offre politique de la candidate écologiste : des électeurs pro-Sanders qui se sentent méprisés par l’establishment démocrate ; des étudiants et des électeurs arabes et/ou musulmans, notamment dans le Michigan, furieux du soutien inconditionnel de l’administration Biden au gouvernement israélien… Donald Trump met de l’huile sur le feu à gauche. « Je l’aime beaucoup. Vous savez pourquoi ? Ce qu’elle prend vient à 100 % de chez eux », déclare-t-il lors d’un meeting, en juin.
Certains démocrates l’accusent même d’être au service des républicains et ressortent l’épisode du dîner organisé par Vladimir Poutine auquel elle a assisté, en 2015, aux côtés de Michael Flynn, qui deviendra le conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump. Cette médecin de formation née dans une famille juive agnostique, joueuse de folk à ses heures, rend sa part de venin et compare les électeurs démocrates à une épouse coincée dans une relation toxique « trouvant constamment des excuses pour son partenaire abusif ».
n peu moins culpabilisante, elle déclare au New York Times : « Oubliez le moindre des deux maux. Battez-vous pour le plus grand bien. » Dans son programme : salaire minimum à 25 dollars de l’heure, abolition des dettes étudiantes et médicales… Et, dans une provocation à l’égard du Parti démocrate, qu’elle a quitté il y a deux décennies pour rejoindre le Green Party, elle assure ne pas « exclure » de rentrer à la Maison-Blanche en janvier prochain.

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Trois idées fausses sur les élections américaines

Avec les sondages qui donnent désormais Kamala Harris et Donald Trump au coude-à-coude, l’élection présidentielle du 5 novembre va se jouer à quelques voix près, notamment dans les États-clés. Mais va-t-elle pour autant se jouer au centre, comme le rabâche le fameux mantra ? Notre décryptage de trois clichés qui peuvent fausser notre vision du scrutin. (Article publié dans l’Humanité magazine du 31 octobre 2024).

Donald Trump a conquis les classes populaires
C’est sans doute l’assertion la plus acceptée et… la plus éculée. Il faut démonter l’intox couche par couche. D’abord, la première : elle tient à l’appartenance raciale, dont on sait l’importance qu’elle revêt dans un pays qui a créé une république tout en maintenant l’esclavage. Les classes populaires des « minorités » sont toujours – lorsqu’elles votent – fidèles au Parti démocrate. Il s’agit donc davantage des classes populaires blanches. Ce mouvement n’est pas forcément récent. C’est la deuxième couche : historique. Dès le début des années 1970, le Parti républicain tente de séduire la « classe ouvrière », notamment d’origine italienne et irlandaise. Les élections de 1980 et 1984 voient apparaître une nouvelle catégorie électorale : les démocrates reaganiens, soit des électeurs traditionnels du parti de l’âne séduits par la rhétorique (anticommunisme, anti-État providence) de Ronald Reagan. Enfin, dernier élément : géographique. Ce ralliement d’une partie des classes populaires aux républicains a varié dans son intensité selon les zones. Il a été massif au Sud, mais beaucoup plus modéré dans le Midwest, où survit une tradition syndicale.
Il ne faut cependant pas nier que Donald Trump a clairement convaincu des centaines de milliers d’électeurs plutôt éloignés du processus électoral dont le point commun est de ne pas avoir fait d’études supérieures. Ce sont les fameux « Blancs sans diplômes ». Là encore, il faut se méfier de la catégorie prise sans recul. La notion de l’âge est ici essentielle : ils ont ultra-majoritairement plus de 55 ans et sont donc entrés sur le marché du travail à une époque où une infime minorité d’Américains allaient à l’université. Ne disposer d’aucun diplôme ne vous fait pas appartenir automatiquement aux catégories populaires. Cela dépend du niveau de revenus. De nombreuses études ont dessiné le profil de l’électeur trumpiste type : pas de diplôme, revenus moyens supérieurs, pas de difficultés financières personnelles mais sentiment de déclassement du pays.

Le trumpisme est une rupture dans l’histoire du Parti républicain
Donald Trump n’est, d’évidence, pas un candidat républicain comme le furent Reagan ou Bush père et fils. Pour autant, il ne constitue pas un « corps étranger » à ce qu’est le GOP (Grand Old party, son surnom). Il s’inscrit dans la tradition de l’exploitation du ressentiment racial que le parti a inaugurée à la fin des années 1960, en décidant d’exploiter les peurs des Blancs face aux droits civiques et électoraux gagnés par les Africains-Américains. Cette « stratégie sudiste » a parfaitement fonctionné dans l’ancien Sud esclavagiste et ségrégationniste où, en deux générations, les électeurs blancs démocrates mais conservateurs et racistes sont passés avec armes et Bible dans le camp du parti créé par Abraham Lincoln.
Donald Trump incarne une nouvelle phase de cette stratégie en faisant de l’immigrant latino la figure centrale de ce ressentiment racial. Le nativisme a une histoire longue aux États-Unis, remontant au milieu du XIXe siècle, avec la réaction violente des « Anglos » face à l’arrivée massive d’Irlandais (voir le film de Martin Scorsese « Gangs of New York »). Chaque pic d’immigration a produit sa réaction nativiste. Les États-Unis se trouvent actuellement dans l’un de ces pics : 14 % de la population est étrangère, le même niveau que dans les années 1910-20. Sans parler des citoyens américains dont les parents ou grands-parents sont des immigrés, majoritairement latinos mais également asiatiques ou qui ont été naturalisés (10 % de l’électorat). Là encore, Donald Trump entend profiter des peurs suscitées par un mouvement pourtant irréversible.

L’élection se gagnera au centre
Autre mantra qui fut en son temps fondé, lorsqu’un certain consensus régnait entre les deux électorats. Mais, dans un pays où la polarisation est l’élément central de la vie politique et même de la société, le « centre » ressemble à un nouveau marais où se noient les illusions présidentielles. Demandez à Hillary Clinton, qui a mené une campagne au centre, sans contenu programmatique fort, cherchant à séduire les électeurs républicains « modérés » plutôt que de « sécuriser » les bastions de la Rust Belt. On retrouve certains de ces ingrédients dans la campagne de Kamala Harris, qui s’affiche avec des figures républicaines anti-Trump, comme Liz Cheney, et présente un programme économique avalisé par… Goldman Sachs. Mais elle prend soin de mener campagne aux bons endroits, donc en Pennsylvanie, au Michigan et au Wisconsin, qui lui ouvriront les portes de la Maison-Blanche si elle les remporte tous les trois.
Dans ce contexte de polarisation, la mobilisation de ses électeurs traditionnels constitue la martingale. Donald Trump fait cela très bien avec le plafond lié à l’étiage républicain depuis 2008, soit autour de 46-47 %. Les démocrates le réalisent de manière plus aléatoire, oscillant entre 48 % des suffrages exprimés (Hillary Clinton) et 51 % (Obama en 2012 et Biden en 2020).
Interrogé par le “New York Times” sur les électeurs qui restent à persuader, Patrick Murray, directeur de l’institut de sondage de l’université de Monmouth, répond par une boutade : « Vous voulez que je les nomme individuellement ? Parce que je pourrais probablement le faire à ce stade. » Il n’en demeura pas moins que les « swing voters » existent et que, dans le cadre du mode de scrutin particulier du collège électoral et d’une élection serrée, ils pourraient aussi faire la décision.
Les « indépendants » constituent un autre leurre. Vous en entendrez souvent parler dans ces derniers jours de campagne. Or, un indépendant n’est pas un centriste. Bernie Sanders se définit comme indépendant ainsi qu’une immense majorité des électeurs qui l’ont suivi durant les primaires de 2016 et 2020. Ils n’en ont pas moins des valeurs progressistes. « Indépendant » est une catégorie que revendiquent, comme une forme de distance avec le bipartisme, les nouvelles générations, qui se trouvent malgré tout plus enclines à voter démocrate.

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    Collège électoral, swing states: mode d’emploi

    Le mode de scrutin – conçu par les Pères fondateurs comme un filtre antidémocratique – transforme une poignée d’Etats et donc une infime minorité d’électeurs en décisionnaires finaux. (Article publié dans l’Humanité du 4 novembre 2024.)

    Il est temps de ressortir ses calculettes, les cartes électorales interactives, son manuel de droit constitutionnel et éventuellement son thermos de café : c’est l’heure de l’élection présidentielle américaine avec ses singularités à la limite du compréhensible, ses détails dans lesquels se nichent les diables et un suspense qui, potentiellement, s’éternise.
    Pourquoi le système du collège électoral ?
    Les citoyens des États-Unis n’élisent pas directement leur président. Ils le souhaiteraient à une très large majorité, mais les républicains ne veulent pas déroger à une tradition qui leur profite : elle leur a permis de remporter en 2000 et 2016 la Maison-Blanche sans être majoritaires en voix.
    Le collège électoral est l’un des « filtres » mis en place par les Pères fondateurs pour contrôler la souveraineté populaire, dont ils se méfiaient (presque) comme de la peste. Thomas Jefferson ne déclarait-il pas : « Une démocratie n’est rien de plus que la loi de la foule, suivant laquelle 51 % des gens peuvent confisquer les droits des 49 autres. »
    Le principe du « winner takes all » ajoute à l’injustice : le vainqueur dans chaque État – même avec une voix d’avance – remporte l’ensemble des grands électeurs mis en jeu. Le Nebraska et le Maine font exception : certains de leurs grands électeurs sont alloués par le vote dans chacune de leurs circonscriptions électorales.
    Ce système conduit à faire d’une poignée d’États les « faiseurs » de président(e) : ce sont les fameux « swing states » (États pivots). Cette année, ils sont au nombre de sept, accueillant 18 % des électeurs inscrits, laissant 82 % des 244 millions d’électeurs voter sans aucun impact sur le résultat final.
    Swing states : les sept juges de paix
    On peut les classer en trois catégories. La plus importante est constituée des trois États de la Rust Belt (« ceinture de la rouille ») : la Pennsylvanie (19 grands électeurs), le Michigan (15) et le Wisconsin (10). Ils faisaient partie de ce que le politiste Ronald Brownstein avait appelé le « mur bleu », ces États ayant voté sans discontinuer pour un candidat démocrate depuis 1988.
    En 2016, ils ont basculé pour 80 000 voix chez Donald Trump, ensevelissant Hillary Clinton sous les décombres de ce pan écroulé. En 2020, Joe Biden les a repris, avec un solde favorable total de 260 000 voix. Si Kamala Harris les remporte, elle atteindra le chiffre magique de 270, la majorité au collège électoral. C’est d’ailleurs dans la région des Grands Lacs que sa campagne a dépensé le plus d’argent et de temps.
    Les profils de ces trois États se ressemblent : la proportion de Blancs, de sans-diplômes et de personnes de plus de 55 ans y est plus élevée que dans l’ensemble du pays et ils ont été frappés de plein fouet par la désindustrialisation. En 2016, le discours de Donald Trump rendant responsables de cette situation les accords de libre-échange a trouvé un écho dans une frange du salariat blanc. Kamala Harris a fait le pari de miser sur un « segment » ascendant : les diplômés du supérieur, notamment les femmes, qui habitent la plupart du temps les banlieues.
    Deuxième catégorie : le « nouveau » Sud, avec les États de Géorgie et de Caroline du Nord (16 grands électeurs chacun). Ils ont connu, ces dernières décennies, un décollage économique avec comme corollaire un boom démographique qui a eu à son tour un impact électoral.
    Les Africains-Américains et les Latinos – qui votent traditionnellement démocrate – sont surreprésentés parmi les nouveaux arrivants. En Géorgie, un habitant sur trois est noir et un sur dix, latino. En Caroline du Nord, les proportions sont un peu moindres : 20 % d’Africains-Américains, 10 % de Latinos.
    La « bascule » de la Géorgie en 2020 chez les démocrates pour une poignée de voix (11 000) doit à ces modifications démographiques et surtout au travail de mobilisation effectué par Stacey Abrams, candidate démocrate pour le poste de gouverneure.
    Enfin, à l’Ouest, en Arizona et dans le Nevada, il est aussi question de migrations et de leur effet politique. Elles sont internes et internationales. L’Arizona (11 grands électeurs), ancien bastion républicain, est devenu « pivot ». Aujourd’hui, 30 % des habitants sont latinos, ultra-majoritairement originaires du Mexique.
    Là aussi, un travail de politisation a permis d’augmenter la participation électorale de ces nouveaux Américains et de faire pencher l’État en faveur de Joe Biden, à 11 000 voix près. Mais les flux de retraités républicains venant d’autres États (Californie, Midwest) se sont intensifiés ces dernières années.
    Même phénomène dans le Nevada (6 grands électeurs) voisin avec l’arrivée de Blancs conservateurs qui rend l’État de plus en plus « swing » alors qu’il était solidement arrimé au Parti démocrate. Les « minorités » sont ici une majorité : 30 % de Latinos, 10 % d’Asiatiques-Américains (notamment les salariées philippines des hôtels et casinos de Las Vegas), 10 % d’Africains-Américains. Dans les deux États, la crise du logement et l’inflation se combinent pour éroder une base démocrate qui s’annonçait pourtant durablement majoritaire.
    Et après le vote…
    À chaque État, ses règles. Les résultats devraient être connus rapidement dans le Michigan mais toute l’attention sera focalisée sur la Pennsylvanie, le plus important des swing states. On y comptera d’abord les bulletins déposés le jour même, pratique privilégiée par les républicains, et ensuite les votes par correspondance, que prisent les électeurs démocrates. Mardi soir, les totalisations vont donc afficher une avance de Donald Trump, avant que le niveau de Kamala Harris ne remonte. Jusqu’où ?
    Le nombre de grands électeurs étant pair (538), une égalité est possible. La décision échoirait alors à la Chambre des représentants. Ce ne sera pas la majorité des députés qui prévaudra mais la majorité des États. Comme pour le collège électoral, un parti minoritaire en sièges peut devenir majoritaire, ultime aspect d’une élection démocratique qui ne respecte pas quelques principes fondamentaux de la démocratie : le suffrage universel et l’égale représentativité.

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    Récit de la campagne la plus folle

    Tentative d’assassinat de Donald Trump, retrait de Joe Biden, émergence de Kamala Harris : le scénario fou se poursuit dans les urnes mardi et sans doute dans les jours qui vont suivre. (Article publié dans l’Humanité magazine du 31 octobre 2024.)

    Depuis une décennie, on s’est habitués à ce qu’une élection américaine se joue à une poignée de voix. L’édition 2024 nous apprend qu’elle peut aussi basculer pour quelques centimètres voire quelques centièmes. Ceux de la trajectoire d’une balle ou d’un mouvement de tête sans lesquels la tentative d’assassinat contre Donald Trump aurait réussi. Le 13 juillet à Butler, Pennsylvanie, la campagne présidentielle bascule dans la singularité la plus absolue. Elle ne ressemblait déjà à aucune autre avec ce « match retour » entre un sortant, impopulaire et vieillissant, et un ancien président, tout aussi impopulaire, un peu moins physiquement usé mais beaucoup plus inculpé. Voilà que la grande « tradition » américaine de l’assassinat politique vient lui donner des allures de monstre idiosyncratique.
    Finalement, Donald Trump ne figurera pas dans les annales comme le 5e président assassiné mais « simplement » comme l’énième visé par une tentative (qui sera suivie d’une seconde sur un terrain de golf en Floride le 15 septembre). Les images sont aussitôt mondialement diffusées : la balle qui écorche l’oreille, projetant un filet de sang sur la joue du candidat, qui, en se relevant, lance à la foule « Fight, fight, fight ». À la convention républicaine qui s’ouvre le lundi 15 juillet, il est accueilli en « héros » voire en « miraculé ». Le bruit de fond médiatique annonce : « Il a gagné l’élection. »
    Une immunité qui change tout
    Ce même bruit, quelques mois plus tôt, distillait un autre air : « Il ne peut pas gagner. » Le milliardaire affichait alors deux condamnations à son actif : en février, une amende de près de 355 millions de dollars pour une série de fraudes financières au sein de son empire immobilier ; fin mai, un jury populaire le reconnaissait coupable de trente-quatre chefs d’accusation dans l’affaire des falsifications comptables en lien avec les paiements secrets de Stormy Daniels, une ancienne actrice porno dont il aurait acheté le silence après avoir eu une liaison avec elle.
    Sur le menu judiciaire de Donald Trump figuraient encore les plats principaux : les tentatives de renverser les résultats de l’élection présidentielle avec l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 et en Géorgie ainsi que le déménagement de documents classés défense dans sa résidence de Mar-a-Lago. On débattait plutôt pour savoir s’il se trouverait derrière les barreaux au moment du vote, le 5 novembre. Et puis une décision de la Cour suprême du 1er juillet conférant à Donald Trump une immunité sur tous les actes officiels pris pendant son mandat balaie toutes les épées de Damoclès qui tournoyaient au-dessus de sa tête. Le 27 juin, Joe Biden lui offrait même sur un plateau une pole position inespérée, avec une catastrophique, presque pathétique, prestation lors de leur premier – et finalement, unique – débat de l’année.
    Pour nombre d’observateurs, aucun doute : le vent de la balle qui avait sifflé à l’oreille du 45e président allait se transformer en ouragan qui allait emporter le 46e. Il aura fallu une semaine et une pression croissante – d’abord, des stratèges, ensuite des élus, puis, en coulisses, de quelques poids lourds parmi lesquels Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre – pour que Joe Biden se rende à l’évidence. Le 21 juillet, il publie un communiqué : « Cela a été le plus grand honneur de ma vie de servir en tant que votre président. Et bien que j’aie eu l’intention de me représenter, je pense qu’il est dans l’intérêt de mon parti et du pays que je me retire et que je me concentre uniquement sur l’exercice de mes fonctions de président jusqu’à la fin de mon mandat. »
    Quelques heures après, il précise ce qu’il avait omis de dire dans un premier temps : son soutien allait à Kamala Harris. Dans un mouvement tellement organisé qu’il apparaît au moins avoir été anticipé par certains acteurs de la coalition démocrate, celle-ci s’est rassemblée autour de la vice-présidente en exercice à la vitesse de l’éclair. Désormais, c’est au tour des démocrates de voir s’aligner les planètes. Les enquêtes d’opinion montrent le retour au bercail d’une frange des électeurs perdus ces derniers mois par Joe Biden. Un enthousiasme certain regagne les meetings. Le choix du colistier – le gouverneur du Minnesota, Tim Walz – fait le bonheur de l’aile gauche et des syndicats.
    Un programme peu ambitieux pour Kamala Harris
    Tout semble revenu dans l’ordre au moment où s’ouvre la convention démocrate à Chicago que l’on annonçait chaotique ou soporifique. L’« ordre », selon les organisateurs, c’est de refuser de donner la parole à des délégués élus sur une plateforme contre le soutien inconditionnel de Joe Biden à la guerre contre Gaza tout en mettant en scène les ralliements de républicains « modérés ». Mais les sondages sont bons : « Kamala » a rattrapé et dépassé Trump. Mieux, même : lors du premier débat organisé le 10 septembre, elle dame le pion à celui qui est considéré comme une terreur dans le genre. Parfum de « Kamalamania ». Tout semble en pilotage automatique, atterrissage sans heurts prévu le 5 novembre.
    Arrive octobre, le fameux mois où surgit traditionnellement une « surprise » qui rebat les cartes de la campagne. Les sondages sont toujours bons, donc pas besoin de les stimuler, avec un projet trop ambitieux. À partir de septembre, Kamala Harris baisse la barre du contenu programmatique en deçà même de la plateforme adopté par le Parti démocrate. À titre d’exemple : elle se prononce pour l’augmentation du salaire minimum mais refuse d’indiquer un montant, alors que la proposition officielle du parti, depuis de nombreuses années, est de le porter à 15 dollars de l’heure.
    Puis, insensiblement, même si les caisses se remplissent (1 milliard de dollars levés depuis début août), la course s’avère plus serrée que prévu, surtout dans les « swing states » (États-pivots) qui feront pencher la balance du « collège électoral », ce mode de scrutin dont les Américains ne veulent plus mais que les Républicains protègent, tellement il leur est favorable. À deux reprises (W. Bush en 2000 et Trump en 2016) lors des six derniers scrutins, les candidats du GOP (Grand Old Party) sont entrés à la Maison-Blanche sans avoir emporté le « vote populaire. »
    La machine démocrate déclenche alors, sans le revendiquer ni le proclamer, une sorte de plan d’urgence. Kamala Harris, à qui l’on reproche de ne pas répondre aux questions des journalistes, multiplie les interviews, mais ses réponses sont attendues. Elle ne se distancie pas de Joe Biden, parle de « small business » encore et toujours, répète qu’elle n’est pas Donald Trump. La corde du référendum anti-Trump, fort solide en 2020, semble élimée en 2024. Alors, on demande à Bernie Sanders d’aller écumer les parties rurales des États du Midwest, où il est particulièrement populaire, et à Barack Obama de contrer les tentatives trumpiennes de séduction des hommes noirs.
    Un vote ultra-polarisé
    Car Trump fait du Trump au carré. Sa campagne tire ostensiblement sur tous les fils réactionnaires : nativiste, raciste, masculiniste. Les migrants sont diabolisés, comme les femmes sans enfants et plus généralement les féministes, ainsi que les personnes transgenres et même tout simplement les opposants de gauche. Les courbes des sondages ne piquent pas du nez. Incompréhensible ? Selon une enquête d’opinion, 48 % des Américains estiment que le « pays change trop vite ». Donald Trump leur assure, en substance : « Je vais stopper cela. » Que dit Kamala Harris à l’autre moitié du pays ? À quelques jours du scrutin, la clarté du message n’apparaît pas de manière cristalline.
    Mardi prochain, ce pays ultra-polarisé va régler ses divisions au fond des urnes. Il faudra plusieurs jours, peut-être quelques semaines et d’autres épisodes aussi imprévisibles qu’improbables, même, pour déterminer la position du curseur. En 2016, Donald Trump l’avait emporté grâce à 80 0000 voix malgré un déficit de 3 millions de voix nationalement, tandis que Joe Biden, en dépit d’une avance de 7 millions de voix, ne devait qu’à 43 000 voix son accession à la fonction suprême. À la fin d’une campagne de tous les rebondissements, l’ultime serait qu’elle ne se dénoue pas encore une fois via une poignée de voix.

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