La victoire sans ambages du milliardaire xénophobe signe la débâcle de la stratégie démocrate et ouvre un cycle nouveau de la politique américaine comme des relations internationales. (Article publié dans l’Humanité du 7 novembre 2024.)
C’est sans doute une déclinaison de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : dans le résultat de l’élection présidentielle américaine, qu’est-ce qui relève de la sanction des démocrates et de l’adhésion au trumpisme ?
Le fiasco de la campagne ciblée de Harris
Le plan était précis : le chemin vers la Maison-Blanche de Kamala Harris passait par les « suburbs », ces fameuses banlieues résidentielles et leurs cohortes de diplômés du supérieur. De femmes blanches diplômées, plus précisément, censées être ulcérées par le comportement masculiniste de Donald Trump autant que par les attaques en règle contre le droit à l’avortement, depuis l’invalidation de Roe v. Wade.
Pour les stratèges démocrates, calculette à la main, il suffisait de remporter la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin pour atteindre le nombre décisif de 270 électeurs. Les moyens déployés y ont été d’une proportion inconnue dans une campagne électorale américaine : des dizaines de permanences électorales ouvertes, des milliers de « staffers » (permanents rémunérés) embauchés et des centaines de millions dépensés.
« Le centre-ville (où les minorités africaine-américaine et latina vivent principalement – NDLR) est encore très démocrate mais on a compris que le vivier de voix se situait dans les suburbs. Les diplômés votent de plus en plus démocrate et leur taux de participation est plus élevé », nous confiait Sam Talarico, responsable des démocrates à Érié, un comté-pivot de Pennsylvanie (lire notre série du 28 au 31 octobre 2024.) Au poker, on appellerait cela « faire tapis ». Finalement, c’est la banqueroute. Après 2016, le « mur bleu » (décrit ainsi par le politologue Ronald Brownstein comme l’ensemble des États ayant toujours voté démocrate de 1988 à 2012) est tombé une deuxième fois.
Cette stratégie de « segment » a été pensée jusqu’au calibrage rhétorique, le discours, pugnace au moment de la convention démocrate, s’est fait tiède, laissant au bord de la route des propositions économiques et sociales.
Dans les derniers jours de la campagne, des estrades aux plateaux télé, Bernie Sanders a lancé des signaux d’alerte sur le cap stratégique, en adoptant, selon la vision du New York Times, « un ton sombre pour atteindre les électeurs frustrés de la classe ouvrière, donnant voix à un message populiste sinistre qui contraste avec l’optimisme de la campagne de la vice-présidente ».
Le sénateur socialiste y développait l’idée centrale de ses deux candidatures aux primaires démocrates selon laquelle « nous sommes aujourd’hui une nation qui évolue rapidement vers l’oligarchie. C’est ce vers quoi nous nous dirigeons, à moins qu’ensemble nous n’inversions le cours des choses ». Kamala Harris n’a jamais repris une once de ce discours audible dans un pays où les inégalités sociales ont retrouvé leur niveau des années 1920, délaissant des pans entiers de la coalition démocrate – jeunes, minorités et classes populaires précarisées principalement.
L’addition du mandat de Biden
« La marée fait monter tous les bateaux », dit un dicton américain. Et le recul de la marée les fait tous redescendre. La chute de la maison démocrate se lit d’abord et avant tout dans les fiefs « bleus » : 1,5 million de voix perdues entre 2020 et 2024 dans deux seuls États (New York et New Jersey), 700 000 dans le seul Illinois, 300 000 dans le Massachusetts, signe d’une désaffection évidente qui s’exprime d’autant plus qu’il n’y a aucun enjeu.
Dans les swing states, le recul est de moindre portée, le réflexe « anti-Trump » faisant son office. Pourtant, il se chiffre en dizaines de milliers de voix à Philadelphie, Détroit ou Milwaukee, les trois grandes villes de Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin.
Le sondage sorti des urnes de CNN offre un autre angle de vue sur ce décrochage. L’électorat africain-américain a voté dans les mêmes proportions pour Kamala Harris que pour Joe Biden mais avec un taux de participation en très fort recul. La perte est encore plus sèche chez les Latinos, la deuxième minorité du pays, – 12 points (53 % contre 65 %). Donald Trump est même majoritaire chez les hommes latinos (53 % contre 45 %), même si les Latinas résistent (61 % pour Kamala Harris contre 37 %).
« Il s’agit d’une désaffection générale à l’égard du Parti démocrate. Il ne s’agit pas d’une seule catégorie démographique (bien que les Hispaniques soient ceux qui ont le plus changé) », estime Aaron Astor, historien et professeur au Maryville College, qui voit comme « raisons principales : l’inflation, les priorités des démocrates et un langage qui ne plaît pas aux personnes qui ne sont pas diplômées (en particulier les hommes) ».
Acmé de cet aveuglement, la question de la guerre à Gaza. Depuis le début de l’année, des groupes dits « Uncommitted » (non engagés) se sont formés dans le cadre de la primaire démocrate afin de mettre en garde Joe Biden, encore candidat : si vous ne changez pas votre position de soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahou, vous n’aurez pas notre soutien.
Dans le Wisconsin, le Michigan et le Minnesota, ils ont recueilli de 8 à 20 % des voix. Et pourtant, rien n’a changé dans les actes de l’administration sortante, à peine dans les mots. À Dearborn, ville voisine de Détroit, où vivent majoritairement des Arabes-Américains, la vice-présidente a recueilli 14 % des suffrages contre… 74 % pour Joe Biden en 2020. L’« effet Gaza » a sans doute joué au-delà de Dearborn : dans les États clés, un tiers de l’électorat traditionnel du Parti démocrate affirmait qu’il serait plus enclin à voter pour Kamala Harris si elle mettait en pause les ventes d’armes à Israël.
Au final, les démocrates ayant détenu la présidence durant douze des seize dernières années ont été perçus comme les sortants de long terme et tenus pour responsables des maux du pays. Chaque présidence a débouché sur un mandat de Donald Trump, une répétition qui exclut le hasard.
La « coalition d’Obama » ayant volé en éclats, est-ce l’année zéro pour les démocrates ? Rien de moins sûr, pour Politicoboy, sur X : « La défaite de Kamala Harris valide largement les critiques de la gauche démocrate à l’encontre de la stratégie démocrate. Mais le Parti démocrate ne va rien retenir en termes de leçon et accuser la gauche d’être responsable de cette débâcle. » « Les démocrates ne vont faire aucune autocritique. Comme d’habitude d’ailleurs. Mais ils vont blâmer Jill Stein, les musulmans, la gauche, les hommes noirs », anticipe, de son côté, l’universitaire Tristan Cabello.
Référendums : la feuille de route oubliée des démocrates
C’est le paradoxe dans un pays auquel on aime prêter des paradoxes. Dans l’Amérique qui se réveille ce matin avec l’horizon d’un nouveau mandat de Trump, les droits reproductifs ont regagné du terrain.
Dans le Colorado, le Maryland, le Missouri, l’État de New York, le Nebraska, le Nevada, comme en Arizona, les électeurs qui ont voté pour des projets visant à pérenniser voire à constitutionnaliser le droit à l’avortement l’ont emporté. En Floride, le texte « pro-choice » est majoritaire, avec 57 % de voix, mais échoue de peu à passer la barre de la majorité qualifiée fixée à 60 % dans cet État. Un quasi grand chelem pour les « pro-choice ». Mais, contrairement aux attentes des stratèges démocrates, les référendums n’ont pas servi de « pompe aspirante » pour le vote Harris. La candidate avait pourtant axé son entrée en campagne sur ce sujet brûlant avant de privilégier le danger représenté par Trump pour la démocratie.
D’autres idées contenues dans le programme officiel démocrate – l’augmentation du salaire minimum, la légalisation de la marijuana – continuent, grâce à de nouvelles victoires référendaires, de trouver leur chemin dans la société américaine. Pourquoi la candidate représentant ce projet d’idées majoritaires est-elle minoritaire ? Pourquoi n’a-t-elle tout simplement pas porté ces propositions ?
Les pleins pouvoirs pour Trump ?
Question pour question : quelle est la part de la stratégie de Donald Trump dans ces évolutions de l’électorat ? Avec sa rhétorique ouvertement et grassement masculiniste, il a d’évidence séduit des électeurs blancs et latinos, mais également africains-américains, bien que dans une moindre mesure. Sa stratégie nataliste et ses saillies racistes n’ont pas agi comme un repoussoir, y compris pour des électeurs héritiers de l’immigration. Autant de fragments qui se sont agrégés autour de son bloc central – les Blancs sans diplôme, d’âge moyen et de revenus moyens – pour un niveau de suffrages qui dépassera sans doute celui de 2020 (les décomptes se poursuivent dans nombre d’États).
« Non seulement Trump sera de retour à la Maison-Blanche, mais il obtient une majorité absolue des voix, ce qu’il n’avait pas réussi à faire lors des deux élections précédentes, constate Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’université de l’État de New York à Buffalo. C’est la meilleure performance de la part d’un candidat républicain depuis Bush père en 1988. Et sa majorité au Sénat sera plus grande que lors de sa première élection, ce qui lui donnera une grande flexibilité pour nommer les membres de son cabinet et les juges fédéraux. » Le nouveau président assure d’ailleurs disposer d’un mandat fort de l’électorat américain.
Le sort de la Chambre des représentants est toujours incertain. Il se jouera à quelques sièges. Si les républicains maintenaient leur majorité, ils disposeraient de tous les leviers : exécutif, législatif et judiciaire (puisque la majorité des juges de la Cour suprême sont des conservateurs).
Donald Trump aurait les mains libres pour faire entrer le pays dans un « nouvel âge d’or » dont on connaît la grammaire et que nous décrypte Romain Huret. Son succès, porté par un vote d’adhésion incontestable et renforcé par le recul des démocrates, lui permettra dès janvier 2025 d’être, beaucoup plus qu’en 2016, le nouveau maître de l’Amérique.