En Floride, The Villages est une communauté interdite aux moins de 55 ans, parsemée de dizaines de golfs, et dont 97 % des 80 000 habitants sont blancs. Un vrai paradis électoral pour les républicains. Nous y avons passé un week-end. (Article publié dans l’Humanité magazine du 24 octobre 2024.)
The Villages (États-Unis), envoyé spécial.
Quel dilemme ! Corinna a longtemps hésité, son regard oscillant entre les trois affiches et reflétant son indécision autant qu’un appétit presque dévorant. Il y avait d’abord le biopic sur Ronald Reagan avec Dennis Quaid. « Quel président il a été quand même ! » commente la blonde quinquagénaire. Et puis : « Suis-je raciste ? » du commentateur très, très à droite Matt Walsh, qui promet de régler son compte au « politiquement correct ».
Là encore, elle explique son intérêt : « J’en ai marre que l’on nous traite de racistes. C’est Obama qui a commencé à jouer la carte raciale. Tout était toujours à propos de la “race”. Ce sont eux les vrais racistes. » Enfin, troisième élément de ce choix apparemment cornélien : « Vindicating Trump », réalisé par une autre figure de l’extrême droite, Dinesh D’Souza. « J’aime tout de Trump, sa personnalité, sa politique. Il a raison sur tout », lâche-t-elle.
Portée par son élan, elle prend un ticket – tarif senior – pour la séance de 11 h 30 ce samedi de début octobre. Une heure et trente-six minutes après, elle ressort de la salle 3 de l’Epic Theater aux anges, presque émue. « C’est exactement ça, tout y est : le vol de l’élection, le complot judiciaire contre lui, les démocrates qui font venir des migrants illégaux pour les faire voter la prochaine fois. »
Son enthousiasme est manifestement partagé par deux autres spectateurs – la soixantaine bien tassée, la chevelure totalement argent – qui posent alternativement devant l’affiche où l’ancien président apparaît poing levé, l’oreille et la joue cinglées de sang. Nous avons souffert devant un film de propagande, sans aucun fait avéré. Eux y ont vu une ode à celui qui va sauver l’Amérique. À peine rentrée chez elle, dans sa coquette maison au bout d’une impasse d’un lotissement anonyme, la jeune retraitée étaye sa passion politique. Dans sa chambre est affichée la une d’un journal local du Delaware où elle habitait encore il y a peu : elle y apparaît dans une robe rouge d’apparat. « C’était pour le bal de l’investiture de Trump en janvier 2017. »
Avec une once d’impatience, elle déverrouille son téléphone et nous montre une première photo : « C’était à Mar-a-Lago (la propriété ultra-luxueuse dans laquelle réside Donald Trump – NDLR). J’étais sur scène avec Ron DeSantis (le gouverneur républicain de Floride) et Rick Scott (l’un des deux sénateurs républicains du même État). »
97 % des habitants sont blancs
Et maintenant, une photo apparemment « volée » plus que posée de Donald Trump : « Je n’ai jamais été aussi près de lui. » La photo est floue et le milliardaire n’y apparaît pas à son avantage. « Il a l’air gros là-dessus, mais il ne l’est pas. De toute façon, c’est lui et personne d’autre. Ici, tout le monde est d’accord avec ça. »
Là, on la croit volontiers. The Villages, à une heure de route au nord d’Orlando, en plein centre de la Floride, est connu pour être un fief trumpiste. Donald Trump est le seul président à avoir rendu visite à deux reprises à cette ville de 80 000 habitants, appelant ces derniers « mon peuple » et pour cause : deux tiers d’entre eux ont voté pour lui en 2016 et 2020.
Cette domination sans partage est d’une certaine façon inscrite dans le règlement de copropriété de cette ville-champignon : aucune personne de moins de 55 ans ne peut y devenir propriétaire et aucun enfant de moins de 19 ans n’a le droit d’y résider plus de trois semaines. Les petits-enfants sont tolérés, mais seulement de passage.
Aucune mention – qui serait illégale, au demeurant – à l’appartenance raciale, mais cela semble être implicite : selon les données officielles du recensement, 97 % des habitants sont blancs contre 63 % dans l’ensemble du pays et 52 % en Floride. 19 % de la population a fait une partie ou l’intégralité de sa carrière dans l’armée. Enfin, avec 53 000 dollars par an, le revenu par tête dépasse de 40 % celui de l’État. Blanche, vieillissante, à l’aise financièrement, propriétaire, patriote voire nationaliste : c’est l’Amérique rêvée de Donald Trump, l’Amérique qui rêve de Trump.
Un Disney World pour retraités
Le lieu n’a pas forcément été conçu à cette fin. Au début des années 1980, Gary Morse reprend l’affaire que son père, Harold Schwartz, avait montée en 1972 : des mobile homes sur des anciens pâturages et champs de pastèques. Il décide d’y construire des maisons, d’offrir des services pour les résidents, notamment un accès aux parcours de golfs, et de transformer le tout en communauté fermée pour retraités de plus de 55 ans qu’il baptise « The Villages ».
Formule gagnante : 8 000 habitants en 1990, 51 000 en 2010, 80 000 en 2020. Cette « surburb » de nouvelle génération pour retraités a attiré une immigration interne dont la géographie est dessinée par les lieux de culte : les églises luthériennes pour les habitants venus du Midwest, les épiscopaliennes pour le nord-est et les évangéliques pour ceux du Sud.
Au premier abord, The Villages ressemble à n’importe quelle banlieue américaine, avec ses longues routes tracées au cordeau, ses stations-service disposées à leurs intersections, ses centres commerciaux siamois, ses quartiers résidentiels « protégés » par caméras et barrières et ses « centres-villes » avec ses bâtiments « historiques » de pacotille.
Mais, outre la ségrégation par l’âge, c’est le niveau de services qui distinguent cette ville qui n’en est pas vraiment une1, avec près de 3 000 clubs. Dans ce « Disney World pour retraités », on peut jouer au softball ou au tennis de table, s’initier aux techniques de l’autodéfense ou au mah-jong et, le crépuscule venu, participer à des réunions des alcooliques ou des drogués anonymes ou simplement danser la salsa jusqu’au bout de la nuit.
Et surtout, surtout, jouer au golf. « Le golf est au pouvoir ce que l’huile est au moteur », fait dire dans « Orange Crush » le romancier Tim Dorsey à son personnage, un certain Helmut von Zeppelin, une sorte de Donald Trump avant l’heure. Il y a alors beaucoup de pouvoir dans The Villages : près d’une cinquantaine de parcours, dont une douzaine de stature internationale, arrosés comme il se doit. D’un tee à l’autre, comme de sa maison au centre commercial, on se déplace en voiturettes, renforçant l’impression d’une version gériatrique de la série « le Prisonnier ».
Pour 195 dollars par mois, un résident a accès à tous les parcours de golf comme à l’ensemble des activités. Rien ne semble cher dans The Villages. L’abonnement au journal local plafonne à 84 dollars par an. « The Villages Daily Sun », propriété de la famille Morse, revendique 55 700 abonnés, en hausse de 169 % depuis vingt ans, ainsi qu’une rédaction jeune et professionnelle… qui doit pourtant se loger plus loin car interdite de résidence sur son propre terrain d’expertise professionnelle. Il en va de même des milliers de salariés qui font tourner la boutique villageoise mais sont priés de sortir du territoire, une fois leur service terminé.
Le Parti républicain et le vote des retraités
Même la santé frôle la gratuité dans un pays où elle ressort plus du luxe que du droit. Pour cause : les habitants de plus de 65 ans – soit 86 % de la population – sont couverts par Medicare, un programme public d’assurance-maladie créé par l’administration démocrate de Lyndon Johnson. L’ironie veut sans doute que ceux des récipiendaires votant pour le Parti républicain crient au communisme lorsque Bernie Sanders propose d’étendre à l’ensemble de la population (Medicare for All) cette forme de « Sécurité sociale » dont ils jouissent.
Le boom de cette surburb communautariste et l’évolution sociologique du Parti républicain – reposant de plus en plus sur les générations les plus âgées – ont enfanté ce bastion « rouge » (de la couleur des républicains) inexpugnable. Il y a tellement de républicains enregistrés qu’une nouvelle section – « The Republican Club of The Villages », à ne pas confondre avec « The Villages Republican Club » – s’est formée en début d’année, afin d’organiser les électeurs du GOP (Grand Old Party) dans la partie sud en plein développement. Jim Daunis, son président, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Il ne faut cependant pas surévaluer l’importance numérique des Villages. Remportée à deux reprises par Donald Trump (48,6 % en 2016 ; 51,1 % en 2020), la Floride ne semble plus être un « swing state » (État pivot qui font la décision au collège électoral) et de toute façon les quelques dizaines de milliers de voix d’avance engrangées ici par les républicains ne se sont jamais avérées décisives.
À travers The Villages, Donald Trump joue sur la fibre symbolique : il valorise l’apport de ces retraités blancs qui ont réussi à contrebalancer l’évolution démographique de la Floride, où les Latinos représentent désormais plus d’un quart de la population. Comme une allégorie qui vaudrait pour l’ensemble de la nation.
Une réalité parallèle
« The Villages » est ainsi devenu une sorte d’aimant où on décide d’emménager autant pour son profil politique que sa sociabilité supposée. C’est le cas justement de Corinna, qui a sagement attendu ses 55 ans et sa retraite de l’armée de l’air pour quitter le Delaware et acheter sa maison avec trois chambres, ce qui lui permet d’accueillir des hôtes, plus pour briser l’ennui de son célibat que pour arrondir les fins de mois.
Un documentaire sorti en 2020, « Some Kind of Heaven » (« Une sorte de paradis ») dresse un « portrait de quatre résidents des Villages, qui s’efforcent de trouver le bonheur et un sens aux derniers chapitres de leur vie », et « illustre le fossé entre la publicité des Villages et la réalité pratique de la vie dans ces lieux ».
À l’image de cet abysse entre le discours trumpiste sur le monde et la réalité de ce dernier qu’incarne le bingo permanent de Corinna : « Aucun candidat républicain n’a eu autant de voix que lui en 2016 (c’est vrai numériquement mais en part des suffrages exprimés : 46,93 % contre 47,15 % à Mitt Romney en 2012 ou 50,7 % à W. Bush en 2004 – NDLR) et je ne parle pas de 2020 avec ce vol (jamais prouvé devant aucun tribunal – NDLR). Les pays d’Amérique latine vident leurs prisons et leurs asiles pour nous envoyer leurs pires criminels. Des violeurs, des gangsters (sic). Et les démocrates les font venir pour les faire voter et nous voler notre pays (re-sic). Dans une génération au maximum, si on ne fait rien, l’Amérique ne sera plus telle que nos fondateurs l’ont voulue. » Et dont The Villages semble se vivre comme le dernier vestige.
- The Villages n’est pas constitué en municipalité. C’est donc le comté (trois en l’occurrence) qui fait figure de première échelle administrative. ↩︎