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Sanders assume son « socialisme démocratique »

(Article publié dans l’Humanité du 14 juin 2019)

Dans un discours prononcé mercredi, le sénateur du Vermont a livré un plaidoyer pour sa philosophie politique au risque de se couper des électeurs progressistes qui ne se reconnaissent pas dans ce « label ».

Alors que Joe Biden se contente de cultiver un argument unique (« Je suis le mieux placé pour battre Trump ») sans s’attarder sur le fond et qu’Elizabeth Warren décline, au contraire, point par point un programme qu’elle se garde bien de qualifier, Bernie Sanders, lui, a choisi d’assumer sa vision politique globale, en donnant, mercredi soir, dans la prestigieuse Université George Washington, un discours sur le « socialisme démocratique ». Les faits sont incontestablement liés. Tactiquement, le sénateur du Vermont tentait de faire d’une pierre deux coups : asséner, contre l’ancien vice-président de Barack Obama, que la défaite de Trump passait par une proposition radicale et affirmer que celle-ci s’incarnait dans le « socialisme démocratique » tandis la sénatrice du Massachusetts, dont les propositions tranchantes (super-impôt pour les plus riches, représentation des salariés dans les conseils d’administration, suppression du collège électoral) lui ont assuré une remontée dans les derniers sondages s’est affirmée, en début de campagne, « capitaliste jusqu’aux tréfonds ». Stratégiquement, le pari est aussi clair que risqué : imposer la question du « socialisme » comme élément central de la primaire démocrate.

En 2016, face à Hillary Clinton, « Bernie » défendait une « révolution politique » et des propositions iconoclastes pour l’establishment démocrate (SMIC à 15 dollars, système de santé universel, gratuité des études dans les universités publiques). Trois ans après, alors que celles-ci sont devenus le bien commun de quasiment tous les candidats en lice, il revendique ouvertement le label « socialiste » de son projet. Mais qu’entend-il par « socialisme démocratique» ? C’était tout l’enjeu de son discours au cours duquel Bernie Sanders a tenu à ancrer sa philosophie politique dans l’histoire américaine. Invoquant les figures de Franklin Delano Roosevelt et Martin Luther King, il a indiqué que sa philosophie politique s’incarnait dans des programmes fédéraux très populaires aux Etats-Unis : la « social security » (système de retraite), créée pendant le New Deal, et Medicare et Medicaid (systèmes de santé pour les plus de 65 ans et les enfants pauvres nés sous la présidence de Lyndon Johnson dans les années 60). Sa proposition centrale est de reprendre ce fil, « de finir le travail du New Deal » et de le compléter par l’adoption d’une « déclaration des droits économiques du 21e siècle » (santé, éducation, salaires, logement, environnement, retraites mais pas de référence au contrôle des moyens de productions), en référence à la « déclaration des droits » (Bill of Rights) de la Constitution du pays, formé des dix premiers amendements qui assurent les libertés fondamentales. « Les droits économiques sont des droits de l’homme », avait-il martelé dans une récente interview au magazine The Nation.

En début de semaine, un sondage confirmait que le mot « socialisme » gagnait en popularité. Quatre américains sur dix affirment préférer vivre dans une société socialiste que capitaliste. 55% des femmes de moins de 54 ans se trouvent dans cet état d’esprit. De précédentes enquêtes d’opinions ont montré que l’idée est largement majoritaire parmi les moins de 35 ans, cette génération baptisée « Millennials ». Avec son plaidoyer pour assumer un « socialisme démocratique », Sanders tente de mobiliser cette « base », au risque de se couper des électeurs progressistes qui ne se reconnaissent pas dans ce mot.

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Jeunesse américaine et socialisme : les raisons d’une rencontre

(Article publié dans l’Humanité du 2 mai 2019)

Entretien avec Cathy Schneider, professeur à l’American University de Washington D.C.

Avec l’entrée en lice de l’ancien vice-président Joe Biden, la liste des prétendants à l’investiture du parti démocrate pour l’élection présidentielle de novembre 2020 est désormais complète. Elle est longue comme un jour sans tweet de Donald Trump. Elle révèle également une diversité comme jamais dans l’histoire de l’un des deux grands partis : six femmes et cinq membres des « minorités ». Surtout, les positionnements politiques des uns et des autres annoncent une primaire très à gauche. La campagne de Bernie Sanders en 2016 a incontestablement permis de faire évoluer le centre de gravité du parti. Les Millennials – nés entre 1981 et 1996 – ont constitué la force vive de son émergence politique. Les jeunes comme le sénateur septuagénaire se retrouvent sur un mot : socialisme. Qu’en est-il exactement ?

 

Comment expliquez-vous qu’une majorité de jeunes disent, selon un sondage, préférer vivre dans pays socialiste que dans un pays capitaliste ?

Cathy Schneider. Le capitalisme s’est avéré brutal pour la jeune génération. Les années du New Deal, comme les Trente Glorieuses en France, ont donné de grands bénéfices à la classe ouvrière et à la classe moyenne entre 1933 et 1973. Je dis souvent à mes étudiants que je payais 500 dollars de frais d’inscription à l’université tandis que dans l’université dans laquelle j’enseigne ils sont de 58.000 dollars. Les étudiants portent le fardeau d’une immense dette quand ils sortent de l’université, où beaucoup d’autres jeunes ne peuvent même pas s’inscrire. Dans le même temps, les Etats ont diminué les budgets d’investissement dans l’enseignement supérieur de plusieurs milliards durant les dix dernières années. Aux Etats-Unis, les universités sont financées par les Etats et nombre d’entre eux ont été remporté par des républicains durant la dernière décennie. Même les démocrates se sont mis à devenir des « conservateurs fiscaux » particulièrement à partir des années Clinton. Les deux partis se présentaient aux élections sur un programme de promesses de baisses d’impôts, ce qui a évidemment eu des répercussions sur les investissements dans l’éducation, les infrastructures, l’emploi, la santé, la petite enfance. Nombre de jeunes ont quitté l’Université en 2008 quand l’économie s’est effondrée et ont dû rembourser des prêts très lourds alors que les emplois se raréfiaient. Nombre de leurs parents avaient perdu leurs maisons ou vu la valeur de leur maison, dans laquelle ils avaient placé toutes leurs économies, plonger. Bref, cette génération a affronté beaucoup de précarités.

Elle est née dans une époque où les syndicats représentent moins de 9% des salariés et se sont retrouvés sous les attaques des Etats et de la Cour Suprême. Enfin, il y a le changement climatique. C’est une génération qui souffrira le plus de ses ravages, et elle craint d’hériter d’un monde où les îles sont submergées et où des sécheresses sévères engendrent faim et migration.

Pour nombre de jeunes, le capitalisme est ce système qui se caractérise par une grande concentration de la richesse et une précarité galopante, par l’inégalité et l’injustice, par l’incarcération de masse et les tueries policières, par les baisses d’impôts pour les riches tandis qu’ils luttent pour payer leurs prêtes étudiants, trouver un logement à prix raisonnable (à peu près impossible dans les villes). Tous mes étudiants travaillent désormais. Certains à temps partiel. D’autres à temps plein. Aucun ne connaît ce que j’ai vécu : pouvoir se consacrer uniquement aux études.

 

Comment est-on passé de l’opposition au capitalisme à la promotion du socialisme ?

Cathy Schneider. D’abord, Occupy Wall Street a mobilisé des jeunes. Puis Obama. Mais il en a déçu tant car le redressement de l’économie a principalement profité aux plus riches. Les jeunes qui se sont mobilisés pour l’espoir et le changement ont été déçus. Puis a surgi Bernie Sanders. Il s’attaquait à tous ces problèmes et particulièrement à celui de l’influence de l’argent, des banques, des grandes entreprises. Et il se définissait comme socialiste. Les jeunes sont nés après la guerre froide. Contrairement à leurs parents, ils n’associent pas le socialisme avec l’URSS ou la Chine. Ils ne l’associent pas avec la dictature.

 

Quel type de socialisme domine dans les esprits ?

Cathy Schneider. Ils voient le socialisme comme mes parents voyaient le New Deal : comme une façon de réguler le capitalisme, de mettre les intérêts du peuple en avant, de taxer les riches et d’utiliser les impôts pour protéger l’environnement, créer des emplois dans un « New Deal Vert » (comme le propose la très populaire députée socialiste de New York, Alexandria Ocasio-Cortez), de mettre en place un système de santé universel. Pas surprenant dès lors qu’ils préfèrent le socialisme au capitalisme. Bernie affirme que la Scandinavie et le New Deal de Roosevelt constituent ses modèles. Sa définition du socialisme est plus proche de la social-démocratie bien qu’il se définisse lui-même comme un socialiste démocratique.

 

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Sanders, en tête… de la collecte de fonds

(Article publié dans l’Humanité du 17 avril 2019)
L’enthousiasme suscité par le sénateur du Vermont semble intact si on en juge par les dons effectués pour sa campagne : plus de 500.000 contributeurs ont versé 18 millions de dollars.

 

L’annonce, le 19 février, d’une nouvelle candidature de Bernie Sanders à la primaire du parti démocrate avait soulevé plusieurs questions. L’âge du capitaine n’allait-il pas s’avérer un obstacle ? La singularité de sa proposition demeurerait-elle assez forte au milieu d’un champ de concurrents beaucoup plus progressiste qu’auparavant ? En gros, le sénateur qui se revendique du socialisme démocratique n’avait-il pas fait son temps, d’autant que ses idées avaient infusé l’ensemble du corps démocrate ?

Un début de réponse a été apporté il y a quelques jours avec la publication des montants récoltés par les candidats en lice : « Bernie » figure en tête, avec un total de 18 millions de dollars. En l’absence de sondages solides, voilà la première mesure de l’enthousiasme intact suscité par la démarche politique du sénateur du Vermont. 525.000 personnes ont contribué financièrement au début de campagne avec un montant moyen par don de 20 dollars. Selon Faiz Shakir, son directeur de campagne, la majorité des donateurs a moins de 39 ans et un cinquième n’avait pas contribué à la campagne de 2016. Avec l’argent collecté avant la déclaration officielle, le compte en banque de « Bernie 2020 » est garni de 28 millions de dollars. Quelle importance revêt cette donnée ?

D’abord, par le nombre de contributeurs, elle révèle une base assez large sur laquelle construire un rassemblement majoritaire. Ensuite, aux Etats-Unis, l’argent est l’un de nerfs de la bataille électorale. Avec ce pactole, le challenger d’Hillary Clinton en 2016 est déjà assuré de pouvoir mener une campagne efficace dans les 50 Etats du pays, avec location de bureaux décentralisés et embauche d’ «organizers » encadrant efficacement les militants et bénévoles, garantie de pouvoir entrer en contact direct avec un maximum d’électeurs.

 

«Nous construisons une coalition inédite, non seulement pour vaincre Trump, mais aussi pour transformer le pays afin qu’il fonctionne pour tous», a commenté sur Twitter, le sénateur. Loin derrière lui, arrive, avec 12 millions de dollars, la sénatrice de Californie, Kamala Harris, qui accepte les « grosses » contributions et Beto O’Rourke, avec près de 10 millions, en deçà des espérances du candidat qui avait mené une campagne remarquée pour le poste de sénateur dans le fief conservateur du Texas. En revanche, la campagne de la sénatrice progressiste, Elizabeth Warren, très offensive sur le fond (suppression du collège électoral, impôt sur la fortune de 2% des patrimoines supérieurs à 50 millions de dollars) manque d’ « essence.» Les prétendants à l’investiture du parti démocrate sont presque tous connus. L’incertitude demeure quant à l’ancien vice-président Joe Biden, qui a fait parvenir des signaux assez voyants d’intention de se présenter mais qui a été accusé, par deux femmes, de conduites inappropriées. Il devrait néanmoins se lancer dans le courant du mois d’avril.

La campagne ne se joue évidemment pas qu’en termes comptables. La semaine dernière, Bernie Sanders a déposé au Sénat une loi portant création d’un système universel de santé (« Medicare for All »), une mesure soutenue par une majorité de la population. Chacun des candidats à la candidature devra se prononcer sur ce sujet. « Sanders a imposé son programme », constatait le New York Times, ajoutant cette (grande) question : « Mais peut-il l’emporter grâce à lui ? »

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Sanders en route vers la présidentielle 2020

Le sénateur socialiste a lancé sa candidature mardi 19 février. Ses atouts sont nombreux mais l’affaire des harcèlements sexuels durant la campagne 2016 pourrait peser lourd.

Bernie Sanders sera de nouveau candidat à l’investiture du parti démocrate. Il l’a annoncé hier dans un entretien accordé à une radio du Vermont.  Durant ces derniers mois, certains de ses proches faisaient passer le message, dans tous les réseaux utiles, que le sénateur du Vermont avait l’intention « d’y aller ». Depuis le début de l’année, les préparatifs s’étaient accélérés. Les déclarations de candidature de plusieurs prétendants (en l’occurrence Elizabeth Warren, Kirsten Gillibrand et Kamala Harris) à plus d’un an du premier vote – une première dans l’histoire des primaires – ont sans doute aussi convaincu le challenger d’Hillary Clinton en 2016 de passer à la vitesse supérieure. Mais, à la différence de 2016, a-t-il ajouté lors d’un entretien sur CBS, « nous allons gagner. Nous allons aussi lancer ce que je considère comme un mouvement populaire sans précédent dans l’histoire américaine. »

« Bernie » a profité du mois de janvier pour compléter son équipe de campagne. Le site Politico avait révélé l’accord trouvé avec « Means of Production » (Moyens de production). Un choix loin d’être anecdotique. Comme le laisse entendre son nom emprunté au vocabulaire marxiste, cette coopérative n’est pas un acteur « neutre ». Composé de professionnels socialistes revendiqués, cette « boîte de prod » est l’auteure du clip de lancement de campagne d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a explosé tous les compteurs avant que la militante du Bronx, socialiste elle aussi, ne batte le baron démocrate, Joe Crowley, lors des primaires et ne devienne, en novembre dernier, la plus jeune femme jamais élue au Congrès. « Cette élection porte sur le peuple contre l’argent », dit-elle dans le « clip ». « Nous avons le peuple. Ils (les démocrates centristes) l’argent. » Fondée par deux socialistes de Detroit, Naomi Burton and Nick Hayes, « Means of Production » s’occupera donc de la com’ de « Bernie », une dimension essentielle dans une campagne de longue haleine comme celle qui s’annonce.

Autre aspect tout aussi essentiel : le financement. En 2016, la campagne du sénateur socialiste avait battu des records de dons : 234 millions pour une moyenne de 27 dollars par versement. Deux des acteurs – Tim Tagaris et Robin Curran – rempilent, tandis qu’une autre paire déjà au service du sénateur – le producteur Armand Aviram et la directrice digitale Georgia Parke – basculeront sur la campagne.

Tout ceci relève plus que de la simple intendance. L’argent, la force de frappe sur les réseaux sociaux ont été de puissants leviers de l’émergence politique de Sanders en 2016. Son programme aussi. Celui-ci est déjà connu, rôdé et porté par des dizaines d’élus au Congrès : SMIC à 15 dollars, généralisation de la couverture maladie par l’extension à tous les habitants de Medicare (système fédéral protégeant les plus de 65 ans), droit opposable à l’emploi, gratuité des études dans les universités publiques, réforme du système pénal, réforme de la politique d’immigration et abolition de l’ICE (l’agence fédérale de police aux frontières). « Bernie Sanders va déterminer, sur le fond, les termes du débat pour cette primaire », prédit le politologue Ruy Teixeira. Popularité de son programme et de sa personnalité (il arrive toujours en tête des sondages), enthousiasme militant, soutien parmi les Millennials (les moins de 35 ans), staff de campagne rôdé et compétent, expérience de 2016: Sanders a tous les atouts en main, sauf…son âge (77 ans) et, surtout, l’affaire des harcèlements sexuels durant la dernière campagne présidentielle. « Il ne faut pas en douter, il sera attaqué sur ce dernier point qui a constitué un vrai problème lors de sa dernière campagne, en raison de l’indifférence de Jeff Weaver (directeur de campagne, NDLR) et d’autres hauts responsables ainsi que du sexisme « ordinaire » de nombre de jeunes militants », analyse John Mason, professeur de sciences-politiques à l’Université William-Patterson. Ces derniers mois, de nombreux témoignages de militantes, volontaires ou salariées de la campagne ont surgi, relatant des faits de harcèlement sexuel et de discriminations (responsabilités, salaires) de même nature. Le sénateur a officiellement présenté ses excuses aux victimes : « Ce qu’elles ont traversé était inacceptable et ce n’est certainement pas ce qu’une campagne progressiste, pas plus qu’une autre campagne, devrait être. » Il n’en restera pas moins « vulnérable », selon John Mason, notamment face aux candidates Warren, Harris ou Gillibrand.

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Deux Amériques face à face

(Article publié dans l’Humanité Dimanche daté du 10 janvier 2019)

Le « shutdown » et le blocage institutionnel sont le reflet d’un mouvement beaucoup plus profond dans la société: la polarisation.

Chez les P. à Denver, le repas de Thanksgiving, a duré moins longtemps qu’à l’accoutumée tandis que chez les R. à New York, il s’est éternisé. Rien à voir avec la qualité de la dinde, mais avec le sujet le plus brûlant de la vie américaine : la politique.

Et il en allé ainsi de tous les repas de familles du pays, selon une très sérieuse enquête : ils ont duré de 30 à 50 minutes moins longtemps dans les familles où les avis politiques divergent que lorsque l’unité est de mise.

Aux Etats-Unis, même à table, l’invitée surprise est toujours là : la polarisation politique, ce phénomène en accélération qui construit deux pays aux antipodes. Ce ne sont pas seulement deux blocs politiques et idéologiques qui s’éloignent. Ce sont presque deux modes de vie. Tectonique des plaques. Aucun champ de la vie de la société n’y échappe.

Où habitez-vous ? En ville : à 80% vous êtes démocrate. A la campagne : à 80%, vous êtes républicain. Seule la « surburb » demeure une fragile zone tampon.

Que conduisez-vous ? Un pickup ou le SUV « suburban » de Chevrolet et cela vous range, statistiquement, dans le camp des républicains. Une Lexus hybride ou une Volvo auront forcément la couleur subliminale bleue des démocrates. Encore plus clivant : une voiture contre les modes doux (vélo, marche).

Que buvez-vous ? Une bière – une Budweiser, de préférence – reste la boisson préférée des supporters de Trump tandis que la Résistance opte pour le vin blanc.

Que mangez-vous ? Vous l’aurez deviné, viande et barbecue, d’un côté, vegan, bio et sushis de l’autre.

Où mangez-vous ? Les évangéliques optent pour la chaîne Chick File A, depuis que son PDG se soit prononcé publiquement, en 2012, contre le mariage gay, pourtant devenue la loi du pays. Les progressistes préfèrent l’éviter voire le boycottent.

Quel est votre sport préféré ? Le football américain demeure plus ou moins consensuel sauf lorsqu’il s’agit de se positionner face aux protestations des joueurs qui mettent un genou à terre pendant l’hymne national en guise de protestation contre les violences policières. En revanche, supporter la pratique du « soccer » vous range presque immanquablement dans le camp démocrate, une frange de la droite extrême voyant même dans la montée en puissance de ce sport, fortement pratiqué par les Latinos, un signe de délitement de l’ « identité américaine. »

Caricatures ? Il existe certes des démocrates qui conduisent un pickup, arrosent leur T-bone steak d’une bière bien fraîche et n’entravent rien au « soccer ». Mais à l’instar des poissons volants, ils ne constituent pas la majorité de l’espèce.

Evidemment, lorsque la politique entre en jeu, le fossé qui sépare ces deux Amériques devient canyon… Sur toutes les grands sujets économiques, sociaux, sociétaux, deux montagnes se font face. Là encore, la grande divergence trouve une expression dans la vie courante : sur le site de rencontres Tinder, les profils avec des mentions ouvertement politiques sont désormais monnaie courante : « No Trump supporters », « No liberal pussy » (pas de chochotte progressiste).
Ce mouvement de « polarisation politique » a commencé il y a plus de 40 ans. C’est la « stratégie sudiste » du parti républicain qui en donne le top départ. Après la signature de la loi sur les droits civiques par un président démocrate (en l’occurrence Lyndon Johnson), les dirigeants du parti de Lincoln ont décidé d’exploiter les peurs et ressentiments raciaux. Année après année, les démocrates du Sud rejoignent les rangs du G.O.P. jadis honni. La coalition démocrate issue du New Deal – alliance des éléments les plus progressistes du Nord-Est industriel et de la base raciste du Sud- s’érode petit à petit. Au milieu des années 90, le Sud a viré du bleu au rouge. Concomitamment, le parti démocrate a fait des « minorités » (Noirs, Latinos, femmes) le cœur de son électorat. L’élection de Barack Obama illustre ce réalignement sociologique. Son électorat est multicolore, jeune, féminisé. Celui des républicains : blanc, vieillissant, plus masculin.

Politiquement, la réorganisation des deux grands partis s’effectue selon un clivage traditionnel gauche-droite « à l’européenne », là où le système politique avait toujours relevé d’un particularisme très « nouveau monde ».

Aujourd’hui, l’électorat démocrate est plus à gauche qu’il n’a jamais été tandis que celui des républicains ne s’est jamais autant situé à droite.

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D’une certaine façon, en 2016, Trump a compris cette « radicalisation » là où Clinton a tenté de faire campagne dans une sorte de « marais » inexistant, le centre. Elu président, le milliardaire nationaliste et xénophobe a cultivé ce clivage, l’approfondissant dans la galvanisation de sa propre base et dans celle de son opposition. L’élection de mi-mandat de 2018 a montré qu’il était capable de mobiliser son électorat comme aucun autre pour un tel scrutin intermédiaire (retrouvant 80% de son total en voici). Mais aussi de servir d’excellent sergent-recruteur pour ses adversaires puis les démocrates ont retrouvé 90% de leurs voix.

Si Bush fils et la guerre en Irak, l’élection d’Obama et la symbolique qu’il représente et enfin l’accession de Trump à la Maison Blanche ont constitué des accélérateurs de la polarisation, celle-ci plonge ses racines dans des évolutions beaucoup plus profondes des Etats-Unis. Trois politologues  – Nolan McCarty, Keith T. Poole et Howard Rosentahl – ont établi dès 2006 dans l’ouvrage « Polarized America. The Dance of Ideology and Unequal Riches » qu’elle était le produit de l’accroissement des inégalités, qui ont retrouvé leur niveau des années 20 – soit avant le New Deal. Ils ajoutent un autre élément : le taux d’étrangers dans le pays. La polarisation politique lui est également annexé. Il a presque atteint son niveau…des années 20, produit à l’époque des vagues migratoires du début du XXe siècle d’où émergera l’aile marchante du New Deal.

De ce point de vue démographique, l’Amérique entre dans une période encore plus décisive de son Histoire puisque, dans une génération, les Blancs ne constitueront plus la majorité de la population.

Si l’on voulait résumer en quelques mots cette « danse » dialectique : aucun « consensus » n’est possible face aux phénomènes radicaux d’explosion des inégalités et de bousculement des hiérarchies socio-ethniques. On accepte ou on refuse l’un et l’autre. Les avis sont « tranchés », donc polarisés.

Les inégalités continuent de se creuser, les bouleversements démographiques de produire leurs effets : jusqu’où leur enfant naturel, la polarisation, peut-elle aller ? Au-delà de la situation actuelle que le journaliste Carl Bernstein a déjà caractérisé comme une « guerre civile froide » ?

 

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Primaires du parti démocrate: c’est parti!

(Article publié dans l’Humanité du 2 janvier 2019)

La déclaration de candidature d’Elizabeth Warren, figure de l’aile progressiste, a donné le coup d’envoi à la course à l’investiture démocrate. D’autres déclarations vont suivre dans les prochaines semaines dont certainement celle de Bernie Sanders.

La course à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle qui se tiendra le mardi 3 novembre 2020 a commencé alors que 2018 n’était pas encore terminée. La sénatrice Elizabeth Warren a annoncé, lundi, le lancement d’un comité exploratoire qui ne laisse aucun doute quant à son intention de se présenter. Agée de 69 ans, sénatrice du Massachussetts depuis 2013, elle a posté une vidéo dans laquelle elle a développé ce qui sera, à n’en pas douter, l’axe central de sa campagne. « La classe moyenne américaine est la cible d’une attaque », a-t-elle lancé. Comment en sommes-nous arrivés là? Les milliardaires et les grandes sociétés ont décidé qu’ils voulaient une plus grande partie du gâteau et ont chargé la classe politique de leur en couper une plus importante ».

L’ancienne professeur de droit à Harvard a, de longue date, mené un combat contre Wall Street. En 2008, Barack Obama l’avait nommée à la tête du comité de suivi de l’immense plan de sauvetage voté après le krach, veillant à l’utilisation des fonds publics par les « big players ». En 2010, elle est devenue présidente d’une nouvelle agence de protection des consommateurs, cauchemar des milieux d’affaires et des entreprises peu scrupuleuses. Ce n’est que deux ans plus tard qu’elle se lance dans l’arène électorale et devient sénatrice. En 2016, nombre de militants et responsables progressistes et de gauche l’avaient invitée à se déclarer candidate. Face à sa fin de non-recevoir, une immense majorité avait alors rejoint Bernie Sanders. Elisabeth Warren s’est d’ailleurs fendue d’un coup de fil à son collègue sénateur afin de lui livrer, en avant-première, ses intentions. Y aura-t-il concurrence entre les deux figures dominantes de la gauche américaine ? Dès octobre, Bhaskar Sunkara, rédacteur-en-chef du magazine Jacobin, livrait son opinion dans une tribune publiée par The Guardian, sur ce « duel » : « Les deux ne sont pas les mêmes et bien que Warren est une alliée de nombre de causes progressistes, la meilleure chance que nous avons non pas seulement de construire de meilleures politiques, mais reconfigurer la politique américaine repose dans la candidature de Sanders à l’investiture démocrate puis à la présidence. »

Bernie Sanders dispose de l’expérience de sa campagne de 2016, d’une popularité toujours au diapason, et d’une force militante unique. Seul son âge (77 ans) peut l’empêcher d’envisager la primaire comme une «voie royale. » Le chemin est encore long avant le premier vote qui n’interviendra qu’en février 2020 dans le New Hampshire. D’ici là, cette campagne ultra-précoce aura permis de décanter une situation qui verra sans doute s’affronter plus d’une dizaine de candidats. Avec le tempo imposé par Warren, d’autres concurrents vont sans doute hâter leur entrée en piste. La mode de la saison des primaires semble être au sénateur. Trois d’entre eux sont donnés partants : Kamala Harris (54 ans, Californie), Kirsten Gillibrand (52 ans, New York) et Cory Booker (49 ans, New Jersey). La candidature de l’ancien vice-président Joe Biden (76 ans) pourrait s’avérer décisive dans la clarification. Il serait susceptible d’unifier l’establishment clintono-obamien qui tient le parti démocrate depuis près de 25 ans. Face à lui, l’« aile gauche » pourrait alors aussi s’unifier. Derrière Warren ou Sanders ?

 

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« Pourquoi Trump s’appuie sur les hommes blancs en colère »

 

Cet entretien avec Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques, auteure d’un ouvrage récemment paru (1) a été publié dans l’Humanité du mardi 30 janvier.

 

 

Qui sont ces « angry white men », ces hommes blancs en colère, dont vous parlez dès le début de votre ouvrage (1)? Et pourquoi font-ils confiance à Trump?

Marie-Cécile Naves.  L’expression « angry white men » est celle du sociologue américain Michael Kimmel. Ces « hommes blancs en colère », qui représentent une minorité, n’acceptent pas les changements démographiques (multiculturalisme, immigration) et les évolutions sociales comme l’égalité femmes-hommes ou les droits des LGBT. Ils pensent être victimes d’une discrimination à l’envers en matière de prestige social et d’accès aux ressources (éducation, santé, emploi, etc.). Le patriarcat, la masculinité hégémonique (et blanche), qui s’inscrivent dans des structures sociales, « raciales » et genrées des Etats-Unis, comme de l’ensemble des pays occidentaux, sont en effet fragilisés. Ces individus estiment avoir des droits immuables et ont la nostalgie d’une époque où ils n’étaient pas « concurrencés » par les femmes et les minorités.

C’est avant tout à eux que Trump s’adresse dans ses interviews, ses meetings, ses tweets et son iconographie. Restaurer une Amérique blanche idéalisée (des années 1950), fermée aux immigrés mexicains, aux musulmans et aux produits chinois, où l’emploi industriel masculin serait préservé, répond à des frustrations que l’élection d’Obama avait cristallisées et que Trump a instrumentalisées. C’est un projet identitaire. Trump incarne, par sa personne et son parcours, un patriarcat blanc.

 

Comment expliquez-vous que ces « hommes blancs en colère », en déclin démographique dans une Amérique de plus en plus diverse, aient réussi à « reprendre » la Maison Blanche après deux mandats exercés par le premier président noir de l’Histoire du pays?

Marie-Cécile Naves. Dans un sens, ils ont en effet « repris » la Maison blanche à un Noir, Obama, qu’ils considéraient comme illégitime. Pour eux, avec Trump, tout est rentré dans l’ordre. L’élection de Trump est ce que j’ai appelé un « boomerang anti-Obama ». Obama a galvanisé l’ultra-droite et les médias conservateurs. Le succès du Tea Party, dans les années 2009-2013, leur doit beaucoup. Fox News qualifiait Obama d’« Halfrican American » (« tout autant africain qu’américain »). Le doute sur la nationalité et la religion d’Obama a été longtemps entretenu, en premier lieu par Trump qui avait compris le potentiel politique de l’Amérique raciste. C’est pour cette raison que la campagne de 2016 a été l’occasion d’une revanche sur la gauche culturelle incarnée par ce président noir, Hillary Clinton et le parti démocrate.

Trump est un président clivant, mais Obama l’a beaucoup été aussi, sur fond d’imaginaire raciste et de refus des changements démographiques des Etats-Unis, qu’il incarnait d’une certaine manière. Trump a donc été élu en partie sur un projet et un discours fortement identitaires, ceux de l’Amérique fermée sur elle-même en termes économiques, culturels, religieux, sexués, « raciaux » ; une Amérique d’« avant », parfaitement mythifiée. Cependant, sa politique économique, fiscale et sociale favorise les individus les plus aisés, pas les classes moyennes et populaires dont beaucoup de ces « angry white men » sont issus.

 

Une Amérique « d’avant » où on ne souciait guère d’environnement également. Vous affirmez que la domination masculine sur les femmes relève de la même logique que la domination sur la nature.

Marie-Cécile Naves.  Dans mon livre, je rappelle le travail de la chercheuse américaine Arlie Russell Hochshild, qui a publié en 2016 « Strangers in their own Land ». Elle s’est immergée parmi la population de Louisiane victime de la pollution au mercure et aux produits chimiques de grandes usines et a montré que les convictions des électeurs républicains, pro-Tea Party et pro-Trump, n’étaient pas ébranlées. Pour eux, la pollution est un risque à prendre pour garder les emplois. On est loin d’Erin Brockovich ! Aujourd’hui, l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste est bien accueillie parce que des emplois locaux sont créés… à court terme. C’est une vision « old school » de l’économie, qui, d’une part, est considérée comme incompatible avec l’écologie – ce qui est faux sur le moyen terme -, et qui renvoie là encore à un passé idéalité. C’est celui des industries traditionnelles, exploitant la nature, dans la tradition capitaliste productiviste et consumériste. Et ce sont principalement des emplois masculins qui sont en jeu.

Les habitants des bayous de Louisiane, comme d’autres, ont une culture de l’endurance et de l’adaptation. C’est la philosophie des pionniers. La protection de l’environnement par les pouvoirs publics est vue comme une intrusion inacceptable dans leurs vies, mais aussi comme un processus injectant de la douceur, du care, qui renvoie au « féminin », à la passivité. L’acceptation de la pollution participe de cette logique de domination et de mise en danger de soi.

L’exploitation de la nature jusqu’à l’épuisement des ressources est une caractéristique de la masculinité hégémonique, de la volonté de toute puissance de l’homme sur son environnement. Et la sur-utilisation des ressources naturelles est la marque d’une Amérique combative, dominatrice, fière de la force physique de ses hommes. Ce qu’entretient le président Trump, qui dérégule la chasse et les élevages intensifs, relance les forages pétroliers en mer, et détruit les mesures environnementales d’Obama.

(1) « Trump, la revanche de l’homme blanc ». Editions Textuel, 154 pages, 15,9 euros

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Sur les pas de l’Amérique et d Ali

(Article publié dans l’Humanité du 6 juin 2016.)

De Cassius à Mohamed, de l’Amérique d’hier à celle d’aujourd’hui, voyage depuis sa ville natale, Louisville, à New York, la « grosse pomme » des boxeurs, en passant par Miami, où il devint champion du monde.

 

Ali1« Je suis allé à l’école avec Mohamed Ali ». A Louisville, tout le monde a dû aller à l’école avec Cassius Clay (c’est ainsi qu’il s’appelait encore). «Enfin, mon frère surtout ». Enfin, peu importe. Miles Wilbur est l’un des premiers noirs à avoir été embauché chez Ford dans les années 60 et c’est bien ça, le plus important. « En 1967, précisément », alors que l’enfant le plus célèbre de Louisville (prononcez Louiville ou même Louville, pour paraître du coin) purgeait une suspension pour son refus d’aller tirer sur ses « les Vietcong qui ne l’avaient jamais traité de nègre…. »

Il nous a raconté son histoire, un jour de repas des retraités de l’UAW, le syndicat de l’automobile, local 862, celui de l’usine Ford de Louisville, Kentucky, ouverte en 1955. «Je peux vous dire que ce n’était pas facile à l’époque. » A l’usine aussi ? « A l’usine aussi, opine-t-il. Mais ma priorité était de travailler, alors je me suis accroché. On était pas nombreux au département peinture : cinq noirs, pas plus.» Debout, à ses côtés pour témoigner des « sixties », Noodles MacDonald, petite dame blanche aux cheveux gris, le relance : « Les chefs t’en ont fait voir ? »

Miles : « Non, les gars sur la chaîne. » Silence pesant.

Noodles, un peu embarrassée: « Enfin, tu sais les gars quand ils ont vu rentrer les femmes dans l’usine dans les années 70, ils n’étaient pas contents non plus. »

Miles : « Mais nous, ça n’était pas que dans l’usine, tu sais. » Oui, elle sait mais elle préfère oublier.

Celui qui a, pendant trente ans, donné des couleurs aux modèles Ranger, Bronco ou Explorer, la rassure : « Ca a changé, quand même. On est toujours séparés mais ça a changé… » Miles feint une tâche urgente pour ne pas alourdir le climat et, sans doute, éviter la question : « Et dans le syndicat ? ». La réponse eut, sans doute, été : « Compliqué mais mieux que dans le reste de la société. »

En nous raccompagnant, Mary Briscoe, l’une des responsables des retraités de l’UAW, dit juste : « Ca n’était pas facile. Mais moi, je ne vivais pas cela directement. J’habitais dans le sud de l’Indiana et nous n’avions pas ce genre de problème ». L’Indiana, c’est juste de l’autre côté de la rivière Ohio, mais un autre monde déjà. Louisville est la dernière ville du Sud, le dernier nuage grondant de l’asservissement qu’ont vu des esclaves franchissant la frontière vers la liberté.

« Ca a changé, quand même. On est toujours séparés mais ça a changé… »

Bien qu’esclavagiste, le Kentucky n’a partie de la Confédération durant la guerre de Sécession, que les habitants des Etats-Unis appellent « guerre civile ». Il a même été un point d’ancrage des forces de l’Union. Dans cet Etat, célèbre pour son bourbon et sa course de chevaux (le Kentucky Derby), ce n’était pas le Sud profond mais c’était quand même le Sud. Que vous soyez ouvrier chez Ford ou champion olympique. Le jeune Cassius Clay, auréolé d’or en 1960 à Rome, en fait l’expérience au retour du pays : parade en centre-ville, beau discours du replet maire démocrate Bruce Hoblitzel puis retour à la réalité. En ville, on ne veut pas servir un noir, eut-il porté haut les couleurs de la bannière étoilée. Dans le Muhammad Ali Center, en bordure de la rivière, le visiteur lambda peut revivre la scène. Un décor des années 50, un comptoir en zinc, des tabourets en skaï, et aussitôt posé le pied, une voix, à l’accent traînant du Sud, surgit : « Et toi, que fais-tu ici ? Tu sais bien que je ne peux pas te servir. » En naîtra une légende : Clay junior jetant sa médaille au tumulte de l’Ohio. En fait, il l’a égarée.

Revenons au musée. Il a ouvert ses portes en 2005. Sa scénographie est organisée autour des six «valeurs fondamentales» d’Ali : Confiance, Don, Conviction, Respect, Dévouement et Spiritualité. On pouvait craindre un musée hagiographique, un « Saint Ali Center». Le film d’orientation, diffusé en ouverture du parcours, rassure. On y voit Ali avec Brejnev et Castro, ce qui demeure peu populaire aux Etats-Unis. On ne cache pas son penchant pour les femmes, sa misogynie, ses déclarations sur les « diables de blancs ». Un Ali de contradictions.

AliMusée2La deuxième partie de la visite est consacrée, non au personnage mais au sportif. Depuis le 5e étage, vue plongeante sur un ring où est projeté sur le sol-écran un film sur la carrière du « Greatest ». Dans une salle voisine, montez sur le ring et suivez la leçon de boxe de Laïla, la fille de… Installez-vous dans un fauteuil et revivez, à la demande, le « rumble in the jungle » Ali-Foreman ou le « thrilla in Manilla », Ali-Frazier III.

Nous quittons le Muhammad Ali Center, magnifiquement dessiné et quelques minutes plus tard nous remontons une banale rue américaine, Grand Street, succession de maisons toutes différentes, certaines cossues, d’autres modestes. Arrêt au 3302… On se surprend presque à vouloir empêcher la bicoque de s’effondrer, car c’est manifestement ce qu’elle menace de faire. Un panneau planté sur le trottoir nous confirme pourtant qu’il s’agit de la bonne adresse : c’est donc bien ici qu’a grandi Cassius Marcellus Clay Jr, fils d’Odessa et Cassius Clay Sr.

En 2012, un promoteur immobilier de Las Vegas, fan du boxeur, un certain Jared Weiss, a racheté la masure pour la modique somme de 70000 dollars. Il voulait en faire un musée. Le temps a passé et la maison se transforme en épave. L’acheteur assure qu’il continue de travailler à son projet, en lien avec la famille. Mais pourquoi le Muhammad Ali Center n’a-t ’il pas pris possession de cette maison ? Réponse au New York Times de Jeanie Kahnke, la porte-parole : « Notre centre est une organisation à but non lucratif qui se concentre essentiellement sur la préservation de l’héritage d’Ali par d’autres façons ». Quel mystère cache cette déclaration trop officielle qui ne répond pas vraiment à la question ? Le quartier est-il considéré par toutes les parties prenantes comme trop infréquentable pour faire venir les touristes ?

De ce point de vue, les choses ont changé sans tout à fait changer complètement, comme le constatait l’ouvrier de l’automobile, Miles Wilbur. La ségrégation n’est plus légale. Elle est sociale. Depuis le milieu du XXe siècle, la ville est divisée en trois. Le « West end » est « un euphémisme pour la partie africaine-américaine de la ville », avait l’habitude de dire Bill Dakan, professeur de géographie à l’Université de Louisville, décédé en 2005. Le « South end » accueille la classe ouvrière blanche et l’«East End » est réservé à la classe moyenne et supérieure.

Walnut street, l’artère centrale du West End, a été rebaptisée Muhammad Ali Boulevard. A l’angle de la 21e rue, au premier étage d’une échoppe insignifiante aux briques rouges, un panneau blanc interpelle. « Americans Slaves Inc. Reparations for slavery. Apply inside». En substance, rentrez et venez demander réparation pour l’esclavage. Rentrez et venez rencontrer le promoteur de cette initiative. Norris Shelton, une figure locale, également propriétaire du « Silks Liquor », le magasin du rez-de-chaussée. Soixante-quinze ans bien tapés, haute stature, barbe et moustache blanche, chauve comme un nouveau-né,  le rire tonitruant, la « gueule » qui va avec. Fondateur de la First church of American Slaves, il refuse de parler des « Africains-Américains ». Il préfère : « descendants d’esclaves. » En 2012, sous les couleurs du Parti des descendants d’esclaves, il a défié le sortant démocrate, également africain-américain, pour un siège au Sénat de l’Etat. Battu à plate couture. L’adresse internet USAslaves.com n’est plus atteignable. Son aventure a fait long feu.

Sa démarche n’est pas sans rappeler celle de la Nation of Islam (NOI). Son échec confirme la perte d’influence d’un discours de « séparation » d’avec l’Amérique blanche, idée maîtresse d’Elijah Muhammad, gourou de la NOI lorsque Cassius Clay devint Mohamed Ali. La nouvelle de la conversion est venue au monde, le 27 février 1964, soit deux jours après la fracassante victoire du jeune boxeur de Louisville sur Sonny Liston.

Miami, drôle d’endroit pour une telle annonce. Chicago, le siège de la NOI, aurait eu du sens. New York, la ville de Malcom X, alors très proche d’ex-Cassius-futur-Ali, encore plus. Non, Miami, son éternel soleil, ses anticastristes arrivant par cargos, ses hommes de main de la mafia venant régler un compte ou se reposer, ses « trailers » conduits par les « snowbirds » (personnes qui, tels des oiseaux migrateurs « venus de la neige » viennent passer l’hiver dans les régions chaudes du sud des Etats-Unis), ses retraités prenant l’habitude de s’y installer à demeure… Quelques années plus tard, la Nation Of Islam a fini par ouvrir un quartier général régional au 5600 NW 7th Avenue. C’est une peinture verte écaillée et une porte close qui nous accueillent. Aucun panneau. Information prise, la Mosquée Mohamed 29, siège de la NOI pour la région de Miami, les Caraïbes et l’Amérique latine a été saisie, suite à des impayés de mensualités d’emprunts. Victime des « subprimes ». Le lieu est situé en plein cœur de ce qui est devenu « Little Haïti » où, du point de vue religieux, une « Eglise de Dieu indépendante » concurrence une « Eglise baptiste haïtienne Emmanuel » et tant d’autres églises d’ailleurs. Mais plus la mosquée.

Le Miami d’Ali-Liston était noir et blanc. Celui de 2016, multicolore. A l’échelle de l’aire métropolitaine de Miami, soit près de 6 millions de personnes, la diversité démographique préfigure celle de l’Amérique d’après-demain : 41% d’Hispaniques, 35% de Blancs, 21% de Noirs dont une majorité issue des Caraïbes (à Golden Glades ou North Miami, les Haïtiens représentent près de 40% de la population). Le comté de Miami-Dade (2,5 millions d’habitants) est le premier du pays à comporter une majorité d’habitants nés à l’étranger. 60% parlent une autre langue que l’anglais à la maison. Dans son dernier roman « Bloody Miami », l’inusable Tom Wolfe décrit la relation complexe entre ces « communautés », entre distinctions sociales- culturelles et jeu politique. Comme il l’avait troussé, avec New York, à travers le « Bûcher des vanités ».

New York… Quelle autre ville, quelle autre salle que le Madison Square Garden, théâtre de son dernier combat de champion du monde avant sa suspension pour avoir refusé d’aller faire la guerre au Vietnam,  pouvaient accueillir Ali dans sa reconquête du titre ? Le 8 mars 1971, il affronte Joe Frazier, va au tapis et subit sa première défaite (aux points). Il y reviendra trois ans plus tard pour le deuxième volet de la plus dantesque trilogie de la boxe, battre « Smokin’ Joe » et se donner le droit d’aller rechercher sa ceinture à Kinshasa, face à George Foreman.

Pour les jazzmen en tournée, New York était la plus « grosse des pommes ». Pour les boxeurs aussi. La boxe, c’est (presque) une sainte trinité : New York, le Madison et le Gleason Gym. C’est dans ce dernier que Cassius Clay s’est préparé à « bouleverser le monde » à Miami en détrônant Liston. Créé en 1937, le « gym », baptisé « Gleason » pour attirer les boxeurs irlandais, pléthore à l’époque, a nomadisé du Bronx vers Manhattan puis désormais Brooklyn. Depuis trente ans, c’est Bruce Silverglade qui en est le gardien du temple. En 1976, au beau milieu d’un divorce, il a trouvé un refuge dans la boxe. Tous les chemins du désespoir mènent au noble art.

Au Gleason gym de New York, la boxe reste « le plus grand melting pot »

AliGleason1Le voilà qui arrive. Jeans noirs, t-shirt noir, bonnet noir aux bords légèrement retroussés. En slalomant entre les cinq rings et les piliers rouges, tout en passant devant les bureaux de Mike Tyson, qui vient régulièrement y faire un tour, Bruce présente le Gleason : « 133 champions du monde s’y sont entraînés, 26 films tournés (de « Raging Bull » à « Million Dollar Baby »). Aujourd’hui, c’est 84 entraîneurs, 1050 licenciés dont 350 femmes et 550 « businessmen ». La principale modification depuis quelques décennies, c’est le changement de clientèle : on a une majorité de businessmen qui viennent ici pour leur bien-être. C’est ça la boxe : un sport égal. Gamin du quartier ou mec de Wall Street. Après, je ne suis pas assez naïf pour penser qu’en sortant d’ici, les inégalités ne reprennent pas le dessus. La boxe est en déclin mais les boxeurs, ceux qui vont jusqu’aux combats, viennent toujours des « projects » (logements sociaux, NDLR). C’est toujours le sport des immigrants. Après les blacks et les hispaniques, maintenant, on voit se pointer des européens de l’est qui sont arrivés récemment. La boxe, c’est le plus grand « melting pot. »

Un mot sur Ali ? « Ali est pour moi le nom d’un mouvement. Il a changé la façon de boxer, avec sa technique les bras le long du corps. Mais surtout, durant la guerre du Vietnam, il a pris position à un moment où ça n’était pas facile. C’est un homme de conviction. Il est venu ici pour la dernière fois en 2013. En toute simplicité, comme toujours avec lui. Ce gars n’a pas oublié d’où il vient. Mais, allez parler à « Country », il vous en parlera mieux que moi. »

Jeans noirs et t-shirt noir, lui aussi, James « Country » Thornwell a une fesse posée sur une table de massage. L’œil perçant, il analyse l’entraînement de l’un de ses protégés. D’une voix posée, il se raconte bien volontiers : « Je suis né à Lancaster, en Caroline du Nord. Je me suis barré de chez moi à 15 ans pour aller à Greensboro, puis Atlantic City puis à NY en 1960, à Manhattan puis Brooklyn. Là, j’habitais à côté d’un mec qui aller faire le camp d’entraînement avec Ali à Deer Lake, en Pennsylvanie. Un jour, il m’a demandé si je voulais venir. Tu penses. C’était en 1969. J’avais jamais envisagé d’entraîner ou même de me retrouver impliqué dans le milieu de la boxe. Je n’étais qu’un fan et ça m’est tombé dessus. Ali, c’était un grand guerrier mais pendant les camps, il déconnait tout le temps. Il était vraiment marrant. Même quand il était au sommet de sa gloire, il était sympa. Il aimait les gens. Bon, les femmes aussi. La boxe est un milieu de serpents. Vous trouvez pas beaucoup de mecs comme lui. Est-ce qu’il est « The greatest », le plus grand ? Sept ou huit fois de suite, il a annoncé le round où il allait gagner. Jamais personne a fait ça. Ni avant, ni après. »

« Country » repart « coacher » quelques jeunes. Silhouette sombre à l’allure traînante. Au dos de son t-shirt est imprimée en lettres blanches une phrase de Virgile : « Maintenant, qui a le courage et un esprit fort et calme dans sa poitrine vienne enfiler les gants et lever ses mains. »

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Clinton-Trump, duel improbable mais annoncé

(Article publié dans l’Humanité du 3 mars 2016)

L’avantage pris, lors du Super Tuesday, par Hillary Clinton sur Bernie Sanders semble décisif. Côté républicains, Trump tient plus que jamais la corde.

Les citoyens des Etats-Unis auront-ils le choix, le mardi 8 novembre prochain, entre deux bulletins : Hillary Rodham Clinton et Donald John Trump ? Voilà ce qui ressort du Super Tuesday qui mettait en jeu plus d’une dizaine d’Etats : le premier est quasiment prêt à l’impression, le second attend encore son « bon à tirer » final.

Sauf retournement spectaculaire, en effet, Hillary Clinton obtiendra la nomination du parti démocrate. Dans la lignée de son écrasante victoire en Caroline du Sud (73,5% contre 26% à Sanders), l’ancienne secrétaire d’Etat a remporté tous les Etats du Sud (Alabama, Arkansas, Georgie, Tennessee, Texas et Virginie), avec des scores très élevés (de 65 à 78%), ce qui lui permet de distancer son concurrent en nombre de délégués (répartis sur une base proportionnelle). Son « pare-feu » anti-Sanders, identifié par son équipe de campagne, fonctionne à merveille (https://presidentiellesamericaines.com/2016/02/28/hillary-clinton-dans-les-pas-dobama/) : le vote des « minorités », surtout celui des africains-américains, lui a permis de gripper la dynamique du candidat qui l’avait lourdement défaite dans le New Hampshire. Tout joue en sa faveur parmi la communauté africaine-américaine, qui représente 25% de l’électorat démocrate : sa défense du bilan d’Obama, les déclarations implicites de ce dernier en sa faveur, la méconnaissance de la personnalité de Sanders, la puissance des appareils locaux du parti démocrate (élus et pasteurs).

Distancé dans le Sud, le candidat qui se définit comme « socialiste » a enregistré un certain nombre de victoires qui lui permettent de se maintenir dans la course : outre son fief du Vermont (86%), le Colorado (59%), swing state » (Etat clé) lors des élections générales à la forte proportion de Latinos, le Minnesota (62%), Etat du midwest à la forte tradition de progressisme, l’Oklahoma, Etat du Sud où vivent de nombreux Indiens, parmi lesquels Sanders est très populaire. Le sénateur échoue de peu (48,5% contre 50,3%) dans le Massachusetts, bastion démocrate et terre des Kennedy. A l’issue du Super Tuesday, il compte 349 délégués contre 544 à sa rivale. Les rendez-vous de la deuxième quinzaine de mars lui sont plus favorables et il devra remporter des victoires dans l’ancienne ceinture industrielle du midwest (Ohio, Illinois, Michigan) pour espérer renverser la vapeur et ainsi amener les superdélégués (les « grands élus » du parti) à reconsidérer leurs positions, eux qui soutiennent aujourd’hui massivement Hillary Clinton (457 à 22). Mission impossible ?

Mission également de plus en plus impossible pour les opposants à Trump. Le Super Tuesday a de nouveau marqué une soirée cauchemar pour eux. Non seulement le milliardaire raciste et démagogue a remporté sept Etats (Vermont, Massachusetts, Georgie, Virginie, Arkansas, Tennessee, Alabama) mais les résultats dans les autres Etats permettent à tous ses concurrents de rester en course et de ne pas créer un front anti-Trump. Ted Cruz a gagné dans le Texas, où il est sénateur, mais également dans l’Oklahoma et dans l’Alaska. La deuxième place de John Kasich dans le Vermont va le consolider dans sa décision de maintenir sa candidature jusqu’au vote dans l’Ohio, dont il est le gouverneur, le 15 mars. Et le nouveau « champion » de l’establishment républicain, le sénateur de Floride Marco Rubio a remporté le Minnesota mais pas la Virginie, ce qui l’aurait placé en position de force pour incarner la seule alternative à Trump. L’avance de ce dernier, en nombre de délégués, n’est pas encore irrémédiable : 274 contre 152 à Cruz, 113 à Rubio et 27 à Kasich.

Mais les compteurs vont bientôt s’affoler : à partir de la mi-mars, la distribution proportionnelle des délégués cédera la place à la règle du « winner take all » (le premier rafle la mise). C’est une innovation du cru 2016, mise en place par la direction du parti républicain après le processus sans fin de 2012, afin de favoriser celui qui mène la danse (Romney en 2012). Les stratèges de l’appareil n’avaient tout simplement pas prévu que cela profiterait à un Bush ou à un Rubio mais à un Trump. Le 15 mars, Rubio (Floride) et Kasich (Ohio) joueront leur va-tout à domicile. Faute, ensuite, d’un ralliement derrière un candidat unique, Trump pourra envoyer sur les rotatives un bulletin de vote à son nom.

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Seattle, la ville qui ouvre la voie au Smic horaire à 15 dollars

Reportage. Formulée par les salariés des fast-foods, la revendication d’un salaire minimum décent a trouvé une première concrétisation dans la ville de la côte Pacifique. À la suite d’une campagne menée par les syndicats et une conseillère municipale socialiste, il a augmenté de 61 %. (Article publié dans l’Humanité du 30 octobre 2014.)

Seattle (États-Unis), envoyé spécial. En mai 2013, alors que se préparait la première grève dans les fast-foods de Seattle, un salarié prenait la parole lors d’une réunion de préparation et estimait que le mot d’ordre d’un Smic à 15 dollars (1 dollar = 0,78 euro) de l’heure représentait une bonne base pour certainement atterrir à 12. Après tout, le salaire minimum fédéral s’établissait à 7,25 dollars et celui de l’État de Washington, le plus haut du pays, à 9,32 dollars. Quelques mois plus tard, le conseil municipal de Seattle votait, à l’unanimité, l’augmentation du Smic à… 15 dollars. À valoir pour toutes les entreprises du territoire. Comment les choses avaient-elles pu aller si rapidement et si fortement au point d’objectif  ?

Pour commencer par le commencement, il faut se poser à SeaTac, ville de 28 000 habitants qui accueille sur son territoire l’aéroport de Seattle et ses 5 000 salariés. Depuis des années, le syndicat SEIU (Service Employees International Union) tentait de négocier avec les entreprises présentes sur l’aéroport. Voie sans issue. Air Alaska qui y a installé son hub a viré, il y a une décennie, tous ses salariés syndiqués et sous-traité leurs tâches. Les loueurs de voitures, les restaurateurs et hôteliers ont emboîté le pas de l’inflexibilité à la compagnie aérienne. « Ils nous ont rendu service finalement », s’amuse aujourd’hui un syndicaliste. Pas d’autre choix que de porter l’affaire devant les habitants. Si ce n’est pas par la convention collective, ce sera donc par le vote populaire. Les conseillers municipaux démocrates de cette ville d’immigrants et de réfugiés (de Somalie, notamment) ne savent sur quel pied danser, sensibles qu’ils sont aux arguments du patronat local. L’une d’elles, Mia Su-Ling Gregerson, née à Taïwan mais arrivée quasiment bébé à SeaTac, s’investit pleinement en faveur de la proposition 1 qui, le 5 novembre 2013, est adoptée par 50,64 % des votants.

Également membre de la commission, Kshama Sawant, évoque des « étapes artificielles » : « Je ne vois pas pourquoi McDonald’s a besoin de quatre années pour payer dignement ses salariés. » Elle ne boude pourtant pas son plaisir. « C’est un point de départ, apprécie la conseillère municipale socialiste, d’obédience trotskiste. D’abord, c’est une ouverture pour une gauche réelle qui ne veut plus se laisser prendre au piège du moindre des deux maux, avec les démocrates. Ensuite, le débat sur les 15 dollars nous a permis de changer la nature du débat politique dans cette ville où les élus, tous démocrates, étaient sensibles aux arguments du monde des affaires. » Pour celle dont les sollicitations militantes et médiatiques affluent dans son bureau de « council member », « la stratégie gagnante, c’est une campagne politique qui permet de gagner un siège socialiste et un mouvement social énergique mené par des salariés sous-payés et non syndiqués ». C’est ce dernier que l’organisation Working Washington a voulu mettre en relief dans une brochure, fraîchement parue : Quinze histoires. Comment les travailleurs ont combattu la pauvreté et gagné les 15 dollars pour Seattle. Des histoires d’hommes, de femmes, de Britanny, Sam, Jason ou Julia, majoritairement africains-américains ou hispaniques, tous sous-payés et se débattant dans la pauvreté, pour la plupart sans antécédent de mobilisation et qui ont réalisé, là, leur baptême du feu de la grève, des arrestations parfois, des interviews face à la caméra pour les JT locaux, souvent.

Le même jour, à Seattle, est élue conseillère municipale Kshama Sawant. Née à Bombay, naturalisée américaine en 2006, ancienne « activiste » du mouvement Occupy, elle se présente sous l’étiquette « socialiste ». Une première depuis 1877 dans cette ville de la côte Pacifique. Elle est élue « at large », c’est-à-dire par l’ensemble de l’électorat, non par celui d’un district. Face au démocrate sortant, elle décroche 93 000 suffrages. Le cœur de sa campagne : « 15 Now », 15 dollars de l’heure tout de suite. Le nouveau maire, Ed Murray, a lui aussi pris position en faveur de cette revendication, mais il entend d’abord passer par une commission ad hoc qui réunit tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale. Celle-ci accouche d’un plan en plusieurs phases. Pour les entreprises de plus de 500 salariés qui ne procurent pas de couverture santé à leurs employés, 2017 sera la date butoir mais, chaque année, elles devront procéder à une augmentation. Les plus petites entreprises auront jusqu’en 2021, année où tous les salariés travaillant sur le territoire de Seattle toucheront ces fameux 15 dollars par heure, réactualisés en fonction de l’inflation, soit pour un salarié à temps plein 11 000 dollars par an en plus.

À terme, cette augmentation de 61 % du Smic va concerner 100 000 salariés, dont ceux des multinationales Starbucks et Amazon qui ont leur siège dans la ville. Une étude d’un think tank, Puget Sound Sage, estime que cela équivaut à un plan annuel de relance de 526 millions de dollars dans l’économie régionale. « À Seattle, nous apportons une alternative à la “théorie de l’offre” », estime, dans son bureau du centre-ville, David Rolf, responsable du local 775 du syndicat SEIU, qui rassemble principalement les personnels de santé, qui a coprésidé la commission municipale avec un représentant du patronat local. Ce fils d’une enseignante syndiquée et petit-fils de salariés syndiqués de General Motors et Procter and Gamble en est à son deuxième « gros coup ». En 1998, il avait organisé la syndicalisation de 74 000 personnes du secteur de la santé à Los Angeles, la plus massive campagne d’adhésion depuis la syndicalisation de l’usine Ford de Rivière-Rouge en 1938. Le syndicaliste de quarante-cinq ans poursuit : « Seattle matérialise plusieurs évolutions de la société américaine. D’abord, apparaissent les fissures dans le grand consensus du “trickle down”, théorie de l’offre, qui veut que plus on met d’argent par le haut, plus cela ruisselle vers le bas. C’est en ce sens que je dis que nous offrons une alternative en relançant massivement la demande par l’instauration d’un Smic à 15 dollars. Ensuite, c’est une réponse concrète au creusement des inégalités. Dernier aspect : face au blocage de la machine à Washington, notre réponse est celle-ci : nous construisons à partir des villes et des États, ce qui, au demeurant, répond à une longue tradition dans notre pays. »

À San Francisco, une mesure instaurant le Smic horaire à 15 dollars, contre 10,74 actuellement, est soumise au vote des électeurs le 4 novembre prochain, sans que l’issue favorable ne fasse aucun doute. À Los Angeles, un plan pour « booster » le Smic à 15,25 dollars en 2019 est à l’étude. À New York, Bill de Blasio, élu il y a un an avec 73 % des suffrages sur un programme de combat des inégalités, 
a signé un décret municipal engageant 
une augmentation de 10,30 à 11,50 dollars pour les salariés dont l’entreprise offre des prestations type assurance maladie et de 11,90 à 13,13 pour les autres. « Le mouvement est clairement national, analyse David Rolf. Cela fait quarante ans que, dans ce pays, 90 % de la population subit une stagnation ou une régression des salaires. Le problème aux États-Unis, ce n’est pas l’argent mais sa redistribution. Porter le Smic à 15 dollars est une façon d’y répondre. » Comme en 1999 avec la première manifestation altermondialiste, quelque chose est-il né à Seattle ?

En l’occurrence, il aurait plutôt vu le jour à SeaTac. Revenons-y, alors. Autour d’un café, Mia Gregerson, devenue depuis maire de la ville et représentante à la Chambre de l’État, dans un établissement de la chaîne Tully’s où les serveuses touchent désormais 15 dollars de l’heure. Mais de l’autre côté de la route, les 4 600 salariés perçoivent toujours leur ancien salaire. Un juge du comté de King (englobant Seattle et SeaTac, 2 millions d’habitants) a estimé que la mesure s’appliquait aux entreprises de SeaTac mais pas de l’aéroport, géré par Port of Seattle, un organisme public basé à Seattle. La Cour suprême de l’État de Washington doit statuer d’ici la fin de l’année. En attendant de mesurer les effets à Seattle, les économistes scrutent l’impact dans la ville pionnière. Questionnée, « mayor Gregerson » déclenche un petit rire franc : « Depuis un an, je ne fais que couper des rubans. Aucun petit “business” n’a dû fermer, contrairement à ce que le patronat avait prédit. Il y a deux hôtels en construction et l’un de ceux qui étaient le plus opposés à la mesure a fait passer son hôtel de cent à cent soixante chambres. » Quant aux principaux intéressés eux-mêmes, « il est encore trop tôt pour mesurer l’impact. Il va falloir du temps pour que les gens sortent de la pauvreté. 15 dollars, c’est un minimum dans la région de Seattle, cela ne permet pas de partir en vacances. En fait, il faudrait 17 dollars… » Seul point d’interrogation dessiné par l’édile : « Comme la mesure n’est pas fédérale, les seuils de déclenchement des aides sociales n’ont pas été relevés et on ne connaît pas encore les conséquences pour ceux qui, désormais, touchent 15 dollars de l’heure. »

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